Une foule est-elle forcément stupide ?
Tu as dû l’entendre des milliers de fois : quand les humains sont en foule, ils deviennent stupide.
Quand j’étais petit, les profs aimaient dire que le QI d’une foule était égal au QI de la personne la moins intelligente… divisé par le nombre de personnes de la foule !
Bien sûr, c’était à moitié une blague. Mais c’était aussi à moitié ce qu’ils pensaient.
Et puis… quand on voit ce que provoquent les réseaux sociaux, c’est sûr qu’une foule est stupide, non ?
Pas sûr…
L’histoire de Francis Galton
On est en 1906 et Francis Galton est convaincu qu’une foule est particulièrement stupide. Et que, de manière générale les gens étaient trop peu éclairés pour voter.
Que la société se porterait mieux si les personnes les plus expertes prenaient les décisions.
Pour le prouver, il profite d’une sorte de salon de l’agriculture de l’époque pour faire une expérience. Il va organiser un concours où les gens vont devoir deviner le prix d’un boeuf. Avec un prix pour la personne la plus proche.
Plus de 800 personnes ont participé. Or, parmi ces personnes il y a des fermiers, des éleveurs (donc des experts de la question) mais surtout beaucoup de visiteurs.
Francis Galton déclare :
"Le participant moyen était probablement aussi apte à faire une estimation juste du poids du bœuf que l'électeur moyen l'est à juger du bien-fondé de la plupart des questions politiques sur lesquelles il vote".
Il est donc convaincu que la foule aura, en moyenne tort. Mais genre vraiment tort. Après tout… on a pris quelques gens experts et plein de gens ignorants. Ça ne peut donner qu’une réponse ignorante.
Alors, il vérifie. Il prend toutes les réponses et fait la moyenne.
Verdict : 1197 pounds (543 kilos) selon la moyenne des 800 réponses.
Vrai poids ? 1198 pounds (543,5 kilos) !
Francis s’était trompé : la foule a été d’une précision diablement efficace.
Ça nous emmène à un constat contre-intuitif :
Dans de bonnes conditions, les groupes sont remarquablement intelligents et sont souvent plus intelligents que les personnes les plus intelligentes qui les composent. Les groupes n'ont pas besoin d'être dominés par des personnes exceptionnellement intelligentes pour être intelligents. Même si la plupart des membres d'un groupe ne sont pas particulièrement bien informés ou rationnels, le groupe peut tout de même prendre une décision collectivement judicieuse.
Peut-on appliquer ça sur des sujets plus sérieux ?
Bon… ok c’est marrant d’estimer le poids d’un boeuf. Mais c’est pas très utile. On peut avoir l’information en pesant l’animal.
Alors explorons un cas où personne n’avait la réponse et où on ne pouvait pas l’obtenir. L’histoire du sous-marin Scorpion :
En mai 1968, le sous-marin américain Scorpion a disparu alors qu'il rentrait à Newport News après une mission dans l'Atlantique Nord. Bien que la marine connaissait la dernière position signalée du sous-marin, elle n'avait aucune idée de ce qui était arrivé au Scorpion et n'avait qu'une vague idée de la distance qu'il avait pu parcourir après son dernier contact radio.
En conséquence, la zone où la marine a commencé à rechercher le Scorpion était un cercle de 30 km de large et de plusieurs milliers de mètres de profondeur. On ne peut imaginer tâche plus désespérée.
La seule solution possible, aurait-on pu penser, était de trouver trois ou quatre grands experts des sous-marins et des courants océaniques, de leur demander où ils pensaient que se trouvait le Scorpion, et de chercher là.
Mais, comme le racontent Sherry Sontag et Christopher Drew dans leur livre Blind Man's Bluff, un officier de marine nommé John Craven avait un tout autre plan. Tout d'abord, Craven a concocté une série de scénarios - des explications alternatives sur ce qui aurait pu arriver au Scorpion.
Il a ensuite réuni une équipe d'hommes aux connaissances très variées, comprenant des mathématiciens, des spécialistes des sous-marins et des sauveteurs. Au lieu de leur demander de se concerter pour trouver une réponse, il a demandé à chacun d'entre eux de donner sa meilleure estimation de la probabilité de chacun des scénarios. Pour que les choses restent intéressantes, les suppositions ont pris la forme de paris, avec des bouteilles de Chivas Regal en guise de prix.
Les hommes de Craven ont donc parié sur les raisons des problèmes du sous-marin, sur sa vitesse lorsqu'il se dirigeait vers le fond de l'océan, sur l'inclinaison de sa descente, etc. Inutile de préciser qu'aucune de ces informations n'a permis à Craven de savoir où se trouvait le Scorpion. Mais Craven pensait qu'en rassemblant toutes les réponses, en construisant une image composite de la façon dont le Scorpion a coulé, il finirait par avoir une bonne idée de l'endroit où il se trouvait. Et c'est exactement ce qu'il a fait.
Il a pris toutes les estimations et a utilisé une formule appelée le théorème de Bayes pour estimer l'emplacement final du scorpion. (Le théorème de Bayes est un moyen de calculer comment de nouvelles informations sur un événement modifient vos attentes préexistantes quant à la probabilité de cet événement).
Lorsqu'il a terminé, Craven a obtenu ce qui était, grosso modo, l'estimation collective du groupe quant à l'emplacement du sous-marin. L'emplacement proposé par Craven n'avait pas été choisi par l'un des membres du groupe. En d'autres termes, aucun des membres du groupe n'avait en tête une image correspondant à celle que Craven avait construite à partir des informations recueillies auprès de tous.
L'estimation finale était un jugement véritablement collectif que le groupe dans son ensemble avait porté, et non le jugement individuel des personnes les plus intelligentes qui le composaient.
Il s'agissait également d'un jugement véritablement brillant. Cinq mois après la disparition du Scorpion, un navire de la marine l'a retrouvé.
Il se trouvait à 200 mètres de l'endroit où le groupe de Craven avait dit qu'il se trouverait. Ce qui est étonnant dans cette histoire, c'est que les indices sur lesquels le groupe s'appuyait dans cette affaire ne représentaient presque rien. Il ne s'agissait en fait que de minuscules bribes de données.
Personne ne savait pourquoi le sous-marin avait coulé, personne n'avait la moindre idée de la vitesse à laquelle il se déplaçait ou de la pente à laquelle il tombait au fond de l'océan. Et pourtant, même si personne dans le groupe ne connaissait l'une ou l'autre de ces choses, le groupe dans son ensemble les connaissait toutes.
Mais comment c’est possible cette sorcellerie ?
Je t’expliquerai plus tard : l’explication est en réalité assez simple.
Mais avant ça il faut mettre un bémol instantané : ça ne marche pas dans tous les cas de figure.
Par exemple, dans le cas d’une bulle spéculative on voit bien une foule qui fait n’importe quoi.
C’est parce que, pour que l’intelligence collective soit efficace, il faut réunir 4 conditions.
Les 4 conditions
Une foule est “intelligente” si elle réunit :
La diversité (c’est pour ça que dans l’histoire du sous-marin on a mélangé des mathématiciens, des sauveteurs, etc)
L’indépendance (personne n’influence personne pendant sa décision)
Une forme de décentralisation (il n’y a pas une personne qui peut imposer son pouvoir)
Un canal d’agrégation. Par exemple : une moyenne.
On va fouiller ce que ça veut dire, demain, en débriefant vos estimations du nombre de pièces dans mon bol.
Mais… si tu comprends déjà… tu dois te rendre compte que j’ai fait une grossière erreur dans mon expérience ! Parce que je suis habituée à la faire avec des personnes qui sont dans la même salle, et non à distance.
On en parle demain.
D’où ça vient ?
J’ai découvert cette expérience du poids du boeuf en école de commerce et ça m’a tellement fasciné que j’ai fini par acheter le livre :
La Sagesse des foules de James Surowiecki
Et donc toutes les citations que tu vas voir cette semaine viennent directement de ce livre.