Tu profites plus du racisme que le RN
Tu touches un salaire du blanc. L’expression est de W.E.B. Du Bois elle résume en trois mots ce qu’on a vu hier sur les bénéfices du racisme.
Que tu le veuilles ou non, en tant que personne blanche, tu touches ce salaire.
De la même manière que, quoi que je fasse, je touche le salaire de l’homme.
Et c’est là qu’on arrive à ce qui est probablement la dimension la plus dérangeante quand on se pose sur les électeurs RN : ils votent RN parce qu’ils ont, en moyenne, un moins bon salaire du blanc que toi.
Avoir accès à l’entresoi blanc
Toutes les catégories de la population blanche recherche à vivre dans des endroits majoritairement blancs.
En moyenne. Bien sûr qu’il existe des hipsters qui veulent vivre dans des banlieues pour vivre un frisson.
Je dis bien : toutes. Même chez les blancs de gauche progressiste on retrouve cette ségrégation. D’ailleurs on le sait : quand on parle de gentrification on sait que c’est le phénomène où des personnes blanches chassent progressivement des personnes racisées d’un endroit, le faisant passer de quartier populaire à quartier aisé.
Je me rappelle d’un chauffeur Uber qui m’a raconté que le 11ème arrondissement de Paris, quand il était enfant, était un quartier populaire.
En ce moment même on a le 10ème arrondissement de Paris où il y a encore beaucoup de personnes racisées mais où ça plonge à vue d’oeil. Si bien que le quartier va perdre son statut :
Une fois qu’on a dit que cette tendance concerne toute la population blanche, il y a un groupe qui est spécial : les électeurs RN.
Mais pas forcément comme tu le crois.
En effet, la particularité des électeurs RN c’est leur incapacité à accéder aux entresoi blancs.
La spécificité des électeurs RN réside dès lors avant tout dans l’impossibilité dans laquelle ils sont, faute de ressources suffisantes, de rendre pleinement effectives leurs « volontés de ségrégation ».
Le vote RN se loge dans cette immobilité résidentielle contrainte, comme recours électoral face au sentiment de n’être plus chez soi dans son lieu de vie et à l’incapacité individuelle de pouvoir le quitter.
En d’autres termes : les électeurs RN sont les dindons de la farce du système racial :
Pour ces électeurs qu’on dit si souvent « fermés » ou « repliés » sur eux-mêmes, la quête d’un entre-soi racial apparaît en réalité « ratée » à bien des égards – incomplète et démunie.
Ces électeurs sont à ce titre des « dominants dominés » des inégalités ethnoraciales qui se creusent dans le territoire : ils assistent à leur mise en œuvre et y prennent leur part, mais aussi leur risque ; ils participent à constituer certains groupes comme repoussoirs, mais sans parvenir à s’en s’éloigner suffisamment ; ils valorisent l’homogénéité blanche des « coins tranquilles », mais sans pouvoir, à terme, y appartenir ; ils se retrouvent ainsi « classés », comme dirait Bourdieu, « par leurs classements ».
Ça donne une situation de tenaille :
Ils ne résident en effet ni dans les beaux quartiers locaux (où habitent les bourgeoisies économiques ou culturelles) ni dans les zones les plus défavorisées du territoire (quartiers HLM, centres urbains appauvris, cités des banlieues pauvres, etc.)
À leurs yeux, les territoires de la région sont ainsi appropriés à la fois par les ménages les plus aisés (ce qui a pour effet d’augmenter le coût du foncier et de l’immobilier) et par les groupes subalternes, souvent associés aux « immigrés », dont la présence et le style de vie fonctionnent comme de véritables repoussoirs résidentiels.
Cette position d’entre-deux fait émerger chez ces électeurs ce que le sociologue Olivier Schwartz a nommé une « conscience sociale triangulaire ». Par cette notion, il désigne la façon dont les « catégories intermédiaires de l’espace social » (classes populaires établies et petites classes moyennes) perçoivent leur propre position sociale comme menacée, d’une part, par une « pression du haut », venant des classes supérieures, et, d’autre part, par une « pression du bas », venant des franges les plus précaires (et souvent racisées) des classes populaires.
Sur mon terrain, les électeurs du RN interrogés se sentent ainsi coincés entre des espaces d’un côté inaccessibles, de l’autre indésirables. Cette tenaille sociale et territoriale apparaît de façon constante dans les entretiens récoltés, structurant les inquiétudes résidentielles des électeurs.
Pour qu’il y ait des blancs, il faut des personnes racisées
C’est quelque chose qui n’est pas toujours compris. Ça explique d’ailleurs le mot de “racisé”. Par “racisé” on veut rappeler que les races ne sont pas des réalités biologiques objectives mais bien des constructions sociales.
Je ne suis Noir que parce qu’il existe des blancs qui me voient comme Noir. C’est tout. Aucune réalité biologique ne fait de moi un Noir : il y a des Noirs à peau blanche (albinos), il y a des personnes à peaux plus foncées que moi qui ne sont pas Noires (les indiens en Inde).
Aucune réalité linguistique ne fait de moi un Noir.
Aucune réalité culturelle ne fait de moi un Noir (la culture antillaise existe mais elle n’est pas exclusivement noire).
Je suis Noir parce que des blancs me voient ainsi. D’ailleurs… en Guadeloupe je ne savais pas que j’étais Noir.
Mais… est-ce que tu savais que les Irlandais ou les Italiens n’ont pas été perçus comme des Blancs à leur arrivée aux USA ?
Un peu comme aujourd’hui, on ne considère pas les Algériens comme Blancs (alors que beaucoup d’algériens ont la même couleur que des espagnols ou italiens du sud).
Les Irlandais étaient vus comme une race inférieure. Et… pour devenir blancs, ils se sont intégrés dans les mouvements racistes visant les Noirs.
Pourquoi je te raconte ça ? Parce que ça montre qu’on peut gagner son ticket d’accès à la blanchité, en acceptant d’être à l’avant-garde du racisme hostile.
Çæ nous apprend également que la blanchité n’est pas fixe.
Il faut donc pouvoir désigner une personne moins blanche que toi pour être blanc toi-même.
Ce n’est pas un hasard si autant d’électeurs RN ont de la famille immigrée :
Cette distinction fait d’ailleurs souvent écho à l’histoire familiale de mes interlocuteurs. Beaucoup d’électeurs RN rencontrés sont en effet eux-mêmes issus de l’immigration, et ont par conséquent des « origines » (polonaises, italiennes, espagnoles…), même si celles-ci remontent souvent à plusieurs générations.
Ce trait m’est régulièrement rappelé, le plus souvent à travers le récit idéalisé de l’intégration de ces immigrés au corps national français, en soulignant à la fois leur bonne volonté assimilationniste (leur désir de « travailler » et de vivre « à la française ») et leur conformité culturelle (leur « mode de vie ») au pays d’accueil.
Yves, retraité (ancien ouvrier puis employé) d’origine italienne, insiste sur le fait que l’installation en France de ses grands-parents s’est « très bien passée », car les immigrés italiens ont « fait du bon travail » et « ne posaient pas de problème » – selon une vision assez enchantée de l’accueil qui leur a été réservé à cette époque.
Hélène, assistante de direction, souligne de façon similaire ses origines polonaises : « La France elle accueille, faut arrêter. Moi j’ai des origines polonaises, dans ma famille aussi il y en a eu de l’immigration, attention. […] C’est pas la question de l’immigration, c’est le mode de vie, c’est comment on se comporte. Et certains se comportent mieux que d’autres. »
Chez les électeurs interrogés, cette intégration (ou celle de leurs aïeux) présentée comme réussie, dont ils tirent de la fierté, permet de légitimer des positions xénophobes vis-à-vis des migrations non blanches.
Michel, coiffeur rencontré régulièrement durant l’enquête, précise qu’il n’a « rien contre les étrangers » en mettant en avant ses propres origines arméniennes du côté de son père.
Ce dernier, une fois arrivé en France, a travaillé, s’est « marié à une française », a baptisé son fils selon un rituel catholique et non orthodoxe, et plus largement s’est adapté aux « coutumes françaises » : « Il a dit : “On est en France, on fait comme les français” », contrairement aux « autres » immigrés, « arabes » et « turcs », qui, à quelques exceptions près, ne « respectent pas le pays ».
Par opposition à ces derniers, Michel s’inclut parmi ces étrangers qui ont « fait la France »
Tu remarques au passage l’absurdité de dévoiler que Bardella a des parents italiens et un grand parent algérien. Car, en réalité, il est justement représentatif de son électorat.
On y trouve beaucoup de personnes qui ont dû devenir blanches et qui désormais en exige le salaire.
Les électeurs RN touchent un maigre salaire blanc
On l’a vu, les électeurs RN ne sont pas forcément les plus pauvres. Pour rappel, les personnes les plus pauvres votent à Gauche :
34% des personnes gagnant moins de 900€ ont voté LFI en 2022. (Contre 26% au RN).
Parce que parmi ces personnes les plus pauvres tu as beaucoup de personnes racisées justement.
Pour autant, les électeurs RN ne sont pas non plus parmi les plus riches.
L’électeur RN type est donc dans la petite classe moyenne.
Par conséquent, leur salaire de blanc est maigre. Que ça soit dans leur incapacité à accéder aux lieux d’entresoi blancs, mais également leur capacité à obtenir les meilleurs jobs, les meilleurs logements, les meilleures écoles…
Et c’est pour ça qu’ils ont peur du déclassement. Ils ont peur de tomber aussi bas que les personnes racisées. Ils réaffirment donc leur place dans la hiérarchie raciale :
Déclarer son rejet de « plus étranger que soi », le prouver par un vote RN, c’est ainsi acter sa qualité de « bon français », affirmer une respectabilité menacée et consolider son appartenance au groupe majoritaire.
(…)
Souvent présenté ou vécu comme un vote « protestataire » ou « antisystème », le choix électoral du RN apparaît en réalité, au fil des cas analysés ici, comme un vote avant tout d’intégration, de mise en conformité avec le groupe national majoritaire.
Voter RN, c’est faire preuve du rejet d’un « eux » dont le symétrique est l’intégration à des « nous » vecteurs de respectabilité. Les connotations nationalistes et racistes qui sont accolées à cette préférence électorale, si elles servent souvent à sa stigmatisation et à sa condamnation morale, peuvent aussi être utilisées en quelque sorte à profit par les électeurs, comme opération symbolique de blanchiment, de rehaussement de soi dans les hiérarchies sociales et raciales.
Pour les individus dont l’inclusion au groupe majoritaire a été parfois remise en cause, le vote RN fait partie de ces synthèses sociopolitiques dont on peut user pour dissiper toute mise en doute et, pour ainsi dire, montrer patte blanche.
Ça explique d’ailleurs pourquoi certaines personnes racisées votent RN, pour être plus royalistes que le roi.
Ils expriment un avis majoritaire
Le fait de décrire le racisme comme une tare individuelle au lieu d’en analyser les ressorts politiques en tant que système d’organisation de la société nous fait oublier que les électeurs RN expriment plus radicalement ce qu’une plus grande partie de la population pense également.
On parle de la montée du RN mais il faut parler de la montée du discours anti-immigration tout court. Dans un monde où la majorité présidentielle elle-même a voté un texte anti-immigration que Marine Le Pen a validé… on oublie que cette position n’est pas partagée uniquement au RN.
D’ailleurs, hasard du calendrier, le baromètre CNCDH du racisme de l’année 2023 est sorti ce matin :
Ainsi, 56% de Français (+3 points) estiment qu'"il y a trop d'immigrés en France" et 51% (+3 pts) qu'"aujourd'hui en France, on ne se sent plus chez soi comme avant".1
Voilà. Une majorité de français pensent qu’il y trop d’immigrés. On va bien au-delà du socle électoral du RN.
Les électeurs RN sont les garde-frontière de l’ordre racial
Et voilà donc la conclusion que l’on ne veut pas s’avouer. Les électeurs RN sont une forme de garde-frontière.
Dès lors, si les électeurs d’extrême droite semblent à ce point attachés à cet ordre racial, c’est que, sans en être les victimes, ils n’en sont paradoxalement pas non plus les principaux bénéficiaires. On l’a vu tout au long des chapitres précédents, qu’il s’agisse, par exemple, des stratégies de placement scolaire ou de la recherche d’un entre-soi blanc résidentiel, ils se retrouvent le plus souvent en situation d’impuissance dans la mise en œuvre de leurs prétentions raciales.
Du fait de leurs positions et ressources sociales, leur participation aux processus de racialisation n’est en quelque sorte pas suffisante pour en tirer tous les profits escomptés.
Leur hostilité raciale est dès lors d’autant plus explicite en discours qu’elle est souvent démunie en actes.
Si le racisme apparaît si régulièrement dans les paroles de ces électeurs, c’est aussi parce que ces derniers peuvent moins compter que d’autres sur les mécanismes silencieux et implicites par lesquels la racialisation bénéficie usuellement aux membres du groupe majoritaire.
Le vote RN peut à ce titre être lu comme un mode de politisation de la condition majoritaire. Parce que celle-ci paraît moins naturelle, moins assurée, elle devient à défendre, avec les moyens (politiques) à disposition.
Les électeurs rencontrés, situés à proximité sociale, géographique, symbolique parfois, des groupes constitués comme « inassimilables », vont dès lors prêter une attention toute particulière aux discours qui promettent de durcir encore davantage les frontières raciales structurant la société française, en leur offrant ainsi l’espoir de préserver leur position du « bon côté » des processus de minorisation et de ségrégation.
Positionnés au seuil du groupe majoritaire, en première ligne en quelque sorte, ces électeurs ordinaires sont d’autant plus incités à en défendre l’accès. Placés aux frontières de l’ordre racial, ils en deviennent les gardes-côtes.
En d’autres termes, les électeurs RN votent RN car ils voient ce qu’ils sont en train de perdre.
On a vu comment le cliché de l’électeur pauvre qui vote à cause de sa pauvreté était faux. Mais il convient de tordre le cliché inverse : les électeurs RN seraient d’abord des gens qui n’ont pas de personnes racisées dans leurs villages. Certes, mais les villageois ça représente pas la majorité des électeurs. Dans leur majorité, ils sont bien au contact de populations racisées et c’est précisément ce contact qui les poussent à voter RN, pour préserver leur position raciale.