Racisme ordinaire et Ukraine

Avant de commencer, petite précision : avant-hier j’ai partagé une vidéo du Monde qui s’appelait Que veut la Russie de Poutine comme exemple d’un contenu plus intéressant que les actualités.

On m’a fait deux remarques, la première c’est que le contenu n’était pas impartial. C’est très juste. Mais c’est bon signe. Il faut fuir les médias qui se prétendent impartiaux. Ça n’existe pas. Il y a juste les médias partiaux et ceux qui cachent (volontairement ou par aveuglement) qu’ils le sont.

La deuxième c’est que le contenu est critiquable et qu’il y a une version américaine de l’histoire. Oui, bien sûr : une histoire a toujours deux versions. Je pensais que le titre suffisait à indiquer qu’il s’agissait de la version russe.

Ceci étant dit venons au sujet du jour.

Si tu veux lire plus confortablement (ou partager) voici une version article avec davantage d’illustrations : https://medium.com/dépenser-repenser/racisme-ordinaire-et-ukraine-993af11a0d

Début de la semaine : mes amies blanches me parlent de l’Ukraine

Bien sûr, ça n’est que mon expérience limitée. Mais toutes mes amies blanches sont venues me parler de l’Ukraine. Alors que mon entourage Noir ne m’a rien dit. Sauf une amie qui m’a dit on est d’accord que c’est normal de s’en foutre, hein ?

À qui j’ai répondu : évidemment.

Je ne sais pas comment expliquer cette réaction instinctive. J’ai ressenti comme pour les attentats de Charlie Hebdo. Une sensation d’immense décalage avec la vague d’émotions.

D’autant plus que le même jour, la France annonçait qu’elle ne se retirerait pas du Mali sous la pression. L’ironie m’a sauté aux yeux.

Le déluge de solidarité

Ce n’était que le début. Un déluge de solidarité s’est abattu dans les jours suivants. Je n’ai pas pu m’empêcher de le vivre comme un crachat à la figure.

Voir la mairie de Paris débloquer un fonds de 1 millions d’euros ? Alors qu’on a déjà des migrants Noirs dont on lacère les tentes ?

Voir des gens lambdas mettre le drapeau Ukrainien dans leur bio comme on mettait Je suis Charlie en photo de profil.

Voir se déployer des dispositifs exceptionnels d’accueil des réfugiés.

Mais quel est le problème ? Suis-je grincheux ? Non. Mon problème c’est que c’est une démonstration de racisme ordinaire tellement intense qu’elle fait mal. Ça nous rappelle à quel point la vie des personnes non blanches compte moins.

Mais si ça se trouve c’est une autre raison.

Admettons. Faisons donc le tour des raisons évoquées.

Tour des raisons d’une telle solidarité avec les ukrainiens

Voilà en vrac les choses que j’ai le plus entendues pour justifier cette débauche de solidarité (et aussi de n’importe quoi, il faut le dire quand on voit que le jeu Fifa enlève l’équipe de Russie alors qu’on va organiser une coupe du monde au Qatar).

Raison #1 : c’est la guerre !

Bah ? C’est tout le temps la guerre quelque part sur la planète.

D’ailleurs c’est fou le nombre de gens qui ont été choqués quand je leur ai montré qu’il y avait actuellement la guerre au Yémen. L’Arabie Saoudite utilisant nos armes françaises pour la faire.

4 pays ont été bombardés cette semaine.

Un seul fait la une des infos. Pourquoi ?

La Russie a bombardé l'Ukraine,

Israël a bombardé Damas,

l'Arabie saoudite a bombardé le Yémen,

les Etats-Unis ont bombardé la Somalie.

On m’a même dit non mais des gens meurent, des civils.

Bah oui ? La guerre !

Je dis pas ça pour être cynique, mais ça montre que ce n’est pas la raison explicative.

Wikipédia répertorie en ce moment même 17 autres guerres qui font plus de 1000 morts par an.

Raison #2 : c’est plus proche de chez nous !

Pas vraiment. Je l’ai pourtant beaucoup entendu. Comme quoi ça se passerait plus près de chez nous.

Pourtant Paris-Kiev (2 368 km) et Paris-Alger (2 607 km) font à peu près à la même distance. La frontière Est de l’Ukraine est même à 3 200 km de Paris.

À l’inverse, quand il y a eu un attentat à New York (5 774 km), personne n’a dit non mais c’est trop loin. L’émotion était encore plus forte que maintenant.

Raison #3 : le danger est beaucoup plus grand !

C’est probablement l’argument le plus solide. La Russie est une superpuissance militaire. On n’a pas l’habitude. D’habitude c’est nous la superpuissance qui va taper d’autres pays.

Le problème de cet argument c’est qu’il explique la peur, mais pas le sentiment de solidarité.

Raison #4 : une dictature attaque une démocratie

Cet argument est très étrange parce que… l’Ukraine n’est PAS une démocratie. C’est un régime hybride. Comme le Maroc, Madagascar et la Turquie.

Alors, certes, c’est mieux que la Russie qui est classée dans les régimes autoritaires. Mais ça place l’Ukraine au 87ème rang des 168 pays analysés par l’indice de démocratie. La Russie étant 125ème.

L’Ukraine n’est donc pas une démocratie. Ou en tout cas ça se débat.

Pourtant, la solidarité n’est pas hésitante : donc ça ne peut pas être la raison.

Raison #5 : “ils ont des voitures comme nous”

Je le mets parce que j’ai halluciné de le voir. Même si on a vite arrêté de le voir, on l’a pas vu qu’une fois.

La justification du racisme par des "ILS SONT COMME NOUS ILS ONT DES CLIOS 2" ça me broie de rire tellement c'est dramatique, sans se concerter ils étaient accordés sur l'exemple de la bagnole. Peuvent même pas être solidaires sans dire de la merde.

Mais en vrai il y a une version plus sérieuse de cet argument…

Raison #6 : “ils ont la même culture que nous”

Ah bon ? Tu saurais citer un plat ukrainien ?

Mais de toute façon, l’argument de la culture ou de la civilisation est un dog-whistle connu de l’extrême-droite. Un dog-whistle c’est une expression à sens caché qui permet de faire paraître respectable une pensée d’extrême-droite. Par exemple au lieu de dire qu’on est solidaire avec les Blancs on dit qu’on est solidaire avec la civilisation chrétienne. Ou juste la culture.

Pourtant… beaucoup d’africains sont chrétiens, non ? Beaucoup d’africains parlent une langue européenne (français, anglais ou portugais), non ? Qu’est-ce qu’on entend par la culture ?

Les aveux

Mais de toutes façons, pourquoi me fatiguer à faire cette enquête quand le racisme ordinaire s’est de lui-même démasqué ?

Pas dans la bouche de militants d’extrême-droite, hein ? Mais bien des dizaines de journalistes et intervenants sur les plateaux.

"Marioupol affamée, sans électricité, c'est un drame terrible

(…)

Il y a eu Grozny, Alep, c'est vrai, et c'est terrible. Sauf que là, on est en Europe, et on ne peut pas imaginer que cet état-nation puisse périr comme ce qui s'est produit dans ces terres à majorité musulmanes."

Je ne sais même pas quoi dire ? Apparemment c’est la religion qui nous rend solidaire ? Et si on ne se sent pas chrétien·ne ?

Ou encore :

"Les français se disent : l'ukrainien, il me ressemble. Il a la même voiture que moi, je pourrais être à sa place. C'est pas du racisme, c'est la loi de la proximité."

Petit indice : quand on a besoin de dire la phrase “c’est pas du racisme” c’est qu’on est en train d’en faire.

Cadeau bonus :

Caisses de grève @caissesdegreve

50 nuances de racisme

“On est au 21ème siècle, dans une ville européenne et on a des tirs de croisière comme si on était en Irak ou en Afghanistan, vous imaginez !”

“Il y a une différence avec des Ukrainiens qui, encore une fois participent de notre espace civilisationnel avec des populations qui appartiennent à d’autres civilisations”

“Ce n’est pas un endroit comme l’Irak ou l’Afghanistan qui ont vu les conflits faire rage depuis des décennies, c’est un endroit relativement civilisé et européen”

Et bah… tous ces gens qui habituellement ne voient pas les couleurs…

Ne parlons même pas de Darmanin qui subitement se découvre une passion pour accueillir des migrants.

Même si on a compris : ce sont pas des migrants mais des réfugiés. C’est comme les expats et les immigrés. Y’a le mot pour les blancs et le mot pour les autres.

Mieux encore, on a une élue de droite qui voulait jadis interdire la distribution de repas aux migrants et qui aujourd’hui accueille des ukrainiens directement dans sa mairie.

Césaire avait tout dit

Sur le Twitter Noir, j’ai vu passer pas mal de fois cette citation de Césaire :

"Le très distingué humaniste européen porte en lui un Hitler qui s’ignore. Ce qu’il ne pardonne pas à Hitler ce n’est pas le crime en soi mais l'application aux blancs de procédés dont ne relevaient jusqu'ici que l'Arabe d’Algérie, le coolie de l’Inde, le n** d’Afrique"

Qui a été pastichée en remplaçant Hitler par Poutine :

"Le très distingué humaniste européen porte en lui un Poutine qui s’ignore. Ce qu’il ne pardonne pas à Poutine ce n’est pas le crime en soi mais l'application aux blancs de procédés dont ne relevaient jusqu'ici que l'Arabe d’Algérie, le coolie de l’Inde, le n** d’Afrique"

Le racisme est un favoritisme

On oublie que le racisme fonctionne bien plus souvent par favoritisme que par hostilité. Si bien qu’il est dur à dénoncer. On nous répond mais enfin, c’est normal après tout.

Par exemple, on m’a répondu c’est bien d’être solidaire avec des victimes de guerre. Bien sûr. Le problème c’est pas ça. Le problème c’est que ce n’est pas le cas quand les victimes ne sont pas blanches.

On m’a même assené des c’est objectif ou c’est un fait. Pour bien me faire sentir que j’étais inhumain.

Mais c’est un quiproquo : nous ne dénonçons pas la solidarité, nous dénonçons le fait qu’elle ne bénéficie qu’aux personnes blanches.

Les Ukrainien·nes ont du courage, oui. Mais les autres ?

Ce qui nous écoeure c’est pas qu’on accueille les ukrainiens, ce qui nous choque c’est qu’on accueille BIEN MIEUX (voire tout court) ET UNIQUEMENT les Ukrainiens.

Ce qui nous écoeure c’est que les raisons avancées sont hypocrites. Normal en même temps, personne ne se dit c’est mon racisme ordinaire. Alors on dit “c’est la loi du kilomètre”.

Alors que c’est ostensiblement faux. Le jour de l’attentat à Orlando (USA) on en a parlé partout alors qu’on n’a pas parlé des attentats du même moment en Irak et en Turquie. L’Irak et la Turquie sont plus proches de la France que les USA.

La vraie loi c’est pas que plus un mort est loin moins on est triste, la loi c’est que plus un mort est Noir moins on est triste.

Et c’est pour ça que c’est si dur de le dénoncer. On passe pour la personne qui casse un bon sentiment en disant mais pourquoi tu t’attristes ?

Pourtant c’est la bonne question. Pourquoi tu t’attristes ? Alors que tu ne t’attristais pas la veille des guerres qui tuent des Noirs et des Arabes ?

Tu te sens plus proche des Ukrainiens ? Alors que pourtant dans ton pays tu as plein de personnes Noires et Arabes ? Alors même que tu n’es pas capable de citer un plat Ukrainien mais que tu as une idée (même stéréotypée) des plats algériens ou sénégalais ?

Tu te sens plus proche d’un Ukrainien ? Mais pourquoi ? Alors que tu n’as aucun mot ukrainien dans ta langue mais que tu utilises tous les jours des mots empruntés de l’arabe.

Alors, oui, c’est dur à encaisser et à reconnaître. Parce que tout ça part de bonnes intentions. On croit toujours que le racisme est composé de mauvaises intentions. Alors qu’il est aussi l’absence de bonnes intentions pour les gens pas blancs.

Le racisme c’est pas toujours un comportement négatif envers une personne pas blanche. C’est aussi l’absence d’un comportement positif envers cette personne. Ce qui est plus dur à concevoir.

Ce n’est pas parce qu’une attitude vient d’un sentiment positif qu’elle n’est pas une expression du racisme. C’est d’ailleurs pour ça que le racisme ordinaire s’appelle aussi le racisme bienveillant.

La preuve par Charlie

J’ai toujours été interloqué par la différence d’émotions entre l’attentat contre Charlie Hebdo et un autre attentat.

Mais avant ça… rien que le fait qu’on s’en rappelle comme attentat de Charlie Hebdo et qu’on dise Je Suis Charliemontre le problème. Il y a eu aussi des morts deux jours après à l’Hyper Cacher. Aucune trace dans la manière de commémorer. 

L’autre attentat dont je veux te parler c’est celui perpétré par Mohamed Merah. Il s’en est pris à des enfants juifs. Comment on peut justifier l’énorme différence de réaction entre l’attaque d’un journal et des enfants ?

Si ce n’est que ces enfants sont juifs… 

On ne peut pas le prouver puisque c’est un impensé ? La “bonne” nouvelle c’est que Zemmour adore dire à haute voix les impensés :

En septembre dernier, Eric Zemmour avait fait un parallèle entre Mohammed Merah, dont la famille avait fait la demande de l’enterrer en Algérie (NDLR : une demande refusée par les autorités algériennes), et les enfants juifs qu’il a assassinés devant l’école confessionnelle à Toulouse en 2012, enterrés eux en Israël. Il juge que dans les deux cas “ils n’appartenaient pas à la France”.

Je ne me sens pas touché par la guerre en Ukraine

Pas parce que je suis cynique mais parce que je suis touché par chaque guerre. Donc, j’ai fini par m’y habituer vu que y’en a en permanence.

Ce serait également ton cas si tu t’en souciais vraiment. Parce que tu ne pourrais pas maintenir un tel niveau d’émoi tous les jours.

D’ailleurs, les irakiens nous regardent et sont interloqués :

“Ce ne sont pas des réfugiés qui essayent de fuir le Moyen-Orient en guerre". Entre racisme et normalisation des conflits dans cette région du monde, les propos de certains journalistes et politiciens pour commenter la guerre en Ukraine choquent les Irakiens

La question c’est pas pourquoi tu vibres pour l’Ukraine, la question c’est pourquoi tu ne vibres pas pour les autres ?

Ou, comme le résume bien une humoriste pourquoi tu réagis comme s’il y avait des pays où c’était ok et d’autres non :

Si vous voulez faire des attentats y’a pas de souci mais allez les faire dans les pays où s’est fait pour faire des attentats : y’a l’Inde, y’a le Pakistan, y’en a plein. Nous nos valeurs ici c’est la liberté et la fête.

=> Cet email en version illustrée : https://medium.com/dépenser-repenser/racisme-ordinaire-et-ukraine-993af11a0d