Malika Yezid a huit ans. Une enfant comme les autres.
Nous sommes un dimanche. Le 24 juin 1973. Elle habite une cité de transit.
Qu’est-ce que c’est ? Tu ne t’es jamais demandé pourquoi on appelait souvent les banlieues des cités ?
C’est bizarre, non ? Normalement une cité, c’est une ville en Grèce antique, pas en France moderne.
Et bah ça vient de là : des cités de transit.
Dans le contexte de profonde crise du logement des années 1950, les cités de transit furent adoptées comme solution au relogement des familles algériennes des bidonvilles.
(…)
C’est au début des années 1970, alors que le dispositif connaissait sa phase de diffusion la plus forte, que l’administration l’a défini comme « ensembles d’habitations affectées au logement provisoire des familles, occupantes à titre précaire, dont l’accès en habitat définitif ne peut être envisagé sans une action socio-éducative destinée à favoriser leur insertion sociale et leur promotion »1
En d’autres termes, on leur crée des endroits de transition avant de pouvoir les mettre dans la vraie société. En d’autres termes… on peut pas se mélanger à ces gens.
Mais revenons à Malika, dans sa cité de transit, donc.
Elle croise deux gendarmes. Elle a très peur des gendarmes : la même année ils ont retourné sa maison. Parce que son frère de 14 ans avait volé un vélomoteur. Frère qui finira envoyé non pas en prison mais en hôpital psychiatrique.
Elle court alors prévenir son frère.
« Sauve- toi, les gendarmes sont en bas. »
Le temps qu’il s’en aille, il tombe sur les gendarmes. L’un d’eux sort son revolver. Mais le frère réussit à se glisser, à s’échapper en les bousculant au passage .
Le gendarme au revolver est fou de rage.
Il ouvre les chambres, il met une gifle à Malika. La maman hurle qu’il n’a pas le droit. Il lui répond ta gueule. Il tire Malika par la main et dit qu’il va l’interroger comme à l’époque de l’Algérie.
L’autre gendarme empêche le père d’intervenir.
On entend des bruits, des cris. Malika appelle sa maman en suppliant, plusieurs fois.
Puis, le gendarme rouvre la porte de la chambre.
Malika le suit.
Elle tombe à plat ventre. Inanimée. Elle s’est faite pipi dessus. De peur.
Elle ne se relèvera plus jamais.
Mais ça, les parents ne le savent pas encore. Il faut une heure et demie pour qu’un médecin arrive. L’état est si grave qu’il ne fait rien d’autre que d’appeler une ambulance.
À l’hôpital on lui fait une radio et la question tombe : elle a reçu un coup sur la tête ? Qui lui a fait ça ?
Ils appellent la gendarmerie. Le gendarme ment. Il explique que c’est le père qui a giflé Malika. Parce qu’elle aurait dit sale flic.
Ce mensonge n’est pas seulement un mensonge : c’est aussi une humiliation. Ce serait donc le père le coupable et Malika déjà une rebelle antiflic. Je trouve ça cruel et pervers.
Malika meurt à l’hôpital, quelques jours plus tard.
Je trouve ça fou de découvrir cette histoire
Je viens de te résumer l’article du Nouvel Observateur de l’époque. Cette histoire je ne la connaissais pas.
Cette histoire trop peu de gens la connaissent.
Je l’ai trouvée par hasard dans un livre qui raconte l’histoire de la domination policière dans les quartiers.
Le nom de Malika était mal orthographié. Le passage exact était le suivant :
Le 24 juin 1973, des gendarmes de Fresnes cherchent un garçon algérien de 14 ans. Ils ne trouvent que sa sœur, Malika Yazid, 8 ans, qui joue dans la cité de transit des Groux où elle habite. Un gendarme s’enferme avec elle pour mener un « interrogatoire » afin d’obtenir des « renseignements » sur son frère. Elle en ressort dans le coma puis meurt.
J’ai tweeté ce passage. Par un hasard total, une personne que je connais a immédiatement réagi en disant que la nièce de Malika était son amie d’enfance. Elle l’a identifiée.
C’est ainsi que j’ai découvert que Jennifer Yezid avait écrit un livre cette année pour raconter cette histoire. Elle a rassemblé et donné sens à une centaine de documents, d’archives, pendant plus de 12 ans pour réussir à accoucher de ce livre.
Pourtant… je n’en ai pas entendu parler.
Alors que je sais que 4 policiers ont tiré 41 balles sur Amadou Diallo un innocent qu’on prenait pour un autre, dans les rues de New-York, en 1999.
Bien sûr, ce n’est pas l’école qui m’a appris ça : c’est le rap.
Quoi ? J'ai de la peine quand j'té-ma ce siècle
Où les rafales de bastos réchauffent le climat
Tu vois, c'est l'son des you-vois, timal
Aujourd'hui j'suis àl, hier j'suis mort de 41 balles
Booba - Indépendants
Que ça soit ignoré par nos gouvernements, nos médias, nos écoles ne m’étonne pas. Ce qui m’étonne c’est que même dans nos espaces alternatifs, elle est ignorée.
Alors quand je la tweete et que des gens (d’extrême-droite) me disent pourquoi tu racontes cette histoire maintenant ? Tu veux mettre de l’huile sur le feu ! C’était en 1973 ! C’est du passé !
Et bien je réponds tout simplement que je la raconte maintenant parce que je la découvre maintenant.
Dans le livre de Jennifer on découvre comment dans les années 2010, on lui faisait croire que sa grand-mère (la mère de Malika) était folle. Qu’elle avait inventé cette histoire. Ça c’était pas en 1973, c’était y’a moins de dix ans.
Je suis sidérée.
Tout ce que ma grand-mère m’a confié est vrai. Je n’en doutais pas, mais les insinuations des assistantes sociales avaient fait du chemin dans mon esprit. Elle ment, elle est âgée tu sais, elle perd la tête. Tu n’as jamais remarqué de comportement bizarre chez elle ?
Hamdoullah, mamie avait toute sa tête.
Les conversations avec Nacer, les valises… tout concorde, tout crie l’injustice et la calomnie. Je me dis que je dois faire quelque chose de tout ça, lorsque je serai plus forte.
Car, cette histoire, tout a été fait pour l’étouffer. On a profité du fait que la mère de Malika soit analphabète.
On a fait tant de magouilles, décrites dans le livre, pour y arriver.
Et ça a presque marché.
Ce livre, il existe presque par hasard. Sur un coup du sort.
Si tu veux le découvrir, il s’appelle Malika: Généalogie d'un crime policier et tu peux le trouver ici : https://www.amazon.fr/Malika-Généalogie-dun-crime-policier/dp/2382570989
pas réussi à lire jusqu'au bout, trop dur ;-(
Cela fait longtemps que je veux m'abonner mais là je me suis lancée. J'apprécie ta façon d'expliciter les choses. Il n'y a pas de colère juste des faits. Et ça fait du bien en ce moment car on entend beaucoup de propos contre les émeutes. Il est bon de replacer les choses dans leur contexte et d'essayer de comprendre. Merci pour tout ton travail et tes analyses toujours pertinentes et parfois dérangeantes.