Ma solitude face aux Charlie
Je ne comprends pas ce qui m’arrive. Dès la première seconde je me prends le slogan Je suis Charlie comme une claque raciale. Ce n’est pas pour rien si ma photo de profil Twitter c’est ça :
C’est pas uniquement pour dire que le monde irait mieux si chaque personne s’occupait de diminuer son propre racisme. C’est aussi pour dire : ce slogan était un slogan raciste. Et il a été clamé par toutes les personnes blanches de mon entourage.
Je me sentais si seul.
Et le fait que la policière décédée soit martiniquaise m’a renforcé dans l’effet : They don’t Care about us.
L’email de mon patron de l’époque
Le lendemain de l’attentat, je reçois cet email, envoyé à toute l’équipe :
Hello,
Pour réagir face à la barbarie, je vous propose d'utiliser tous le fameux visuel "Je suis Charlie" sur vos profils Twitter.
Et nous pourrions tous les 5 envoyer un Tweet à 11h55 pour rappeler la minute de silence à midi :
1 minute de silence à 12h sur Twitter. Toute l'équipe #rmsnews rend hommage à #CharlieHebdo ! #Liberté #JeSuisCharlie
Et nous allons mettre aujourd'hui une bannière en header sur #rmsnews > Je suis Charlie.
C'est OK pour tout le monde ?
Pour le message du Tweet, si vous avez mieux, je suis preneur.
Si vous avez d'autres idées, n'hésitez pas à les partager.
Je suis tellement fier de moi de n’avoir pas flanché. J’ai été dans les archives pour t’écrire cet email et j’étais persuadé que je n’avais pas eu le courage. Que la puissance des Charlie avait été trop forte et que donc j’avais ghosté le message, sans m’exécuter pour autant. Mais je découvre avec tendresse, émotion et fierté le Nicolas de l’époque qui ouvre sa bouche :
Pour ma part c'est catégoriquement non pour mon profil Twitter. Mais vraiment. Sorry. J'ecrirais pas je suis Charlie autrement que pour dire que je l'écrirai pas. Pour d'innombrables raisons.
Pour le reste, vous faites bien sûr comme votre sensibilité personnelle et votre cœur vous guide. Je comprends évidemment.
La minute de silence dans le métro
Toujours le lendemain, je suis dans le métro quand on annonce la tenue d’une minute de silence. Les gens se lèvent.
Je suis rempli presque de haine, tellement je perçois ça comme une démonstration de force de la suprématie blanche (même si à ce moment je ne connais pas ce mot).
Je reste assis et continue à scroller sur mon téléphone. Je ne parle pas. Par respect pour les morts. Mais je ne me lèverai pas. Je sens les regards se poser sur moi.
L’hostilité est si forte que je me demande si quelqu’un va venir me frapper. Pour la première et seule fois de ma vie à Paris, j’ai eu peur pour mon intégrité physique.
J’ai connu les foules quand j’étais au collège. Je sais qu’elles sont diaboliques quand elles ont un slogan qu’elles peuvent abattre sur une brebis galeuse.
C’est gens qui se revendiquaient de la liberté d’expression, auraient-ils étaient prêts à m’agresser si j’avais dit à haute voix je ne suis pas Charlie ?
D’ailleurs… j’ai cherché si y’avait des images de ce moment et comme par hasard :
Deux blancs qui prient et une personne racisée, les bras croisées, la mine renfermée. Je devais probablement avoir la tête de cette dame.
Mais ce que je trouve fou c’est que personne ne s’en soient rendu compte.
Je ne suis pas étonné de la droite. Mais la gauche ? Personne ne s’est dit attendez c’est bizarre ce truc où on est quand même quasiment que entre personnes blanches qui clamons l’universalité.
“Il y aurait enfin matière à questionner la réalité de l’« union nationale » qu’on célèbre en tous sens. Tout porte à croire que le cortège parisien, si immense qu’il ait été, s’est montré d’une remarquable homogénéité sociologique : blanc, urbain, éduqué.” - Frédéric Lordon1
La résistance
Heureusement, j’ai aussi des amis antillais·e.
J’ai donc rapidement trouvé un refuge. Je me rappelle de cet appel où mon meilleur ami me dit :
- Dis-moi que toi aussi… stp… Nicolas
- Si je pense à la même chose… j’espère aussi… toi non plus t’es pas Charlie ?
- NOOOOOON. OUUUUF !!!!
On était si soulagés. J’oublierai jamais cet effet de passer de un à deux. Un c’est la solitude. Deux c’est un groupe.
Puis ensuite ça a été le cas pour toutes les personnes racisées que je connais. Unanimité de je suis pas Charlie.
En fouillant dans les sms qu’on s’échangeait je trouve ça fou à quel point ça a duré longtemps. Genre des mois après on dit encore les Charlie.
Ma réaction dans le métro
Je me rappelais que j’étais sur mon téléphone pendant la minute de silence du métro, mais je ne me rappelais pas que c’était parce que j’écrivais en direct à une amie :
Moun jou ka lévé = Les gens vont jusqu’à se lever ! (en créole).
Quand on met les mots sur la blanchité de Charlie
Je réalise que dans mon entourage le clivage est net :
Liberté d’expression ? Nous ne sommes pas dupes
Morray = Mon gars
Plusieurs mois après, ça ne passe toujours pas
Et je t’épargne les moments où on insulte copieusement les Charlie. On se défoule car c’est notre seul endroit pour.
Mais souvent je me dis : la plupart des personnes blanches ignorent tout de ces discussions qui ont eu lieu. C’est fou. On a pas vécu le même événement.
Vous nous avez oublié, vous nous avez fait taire
Je suis Charlie c’est l’inverse de #Metoo : d’un coup on disait aux personnes racisées de bien fermer leur bouche.
Les actes racistes ont explosé (on en reparlera). Et y’avait carrément des propos comme ça :
Nul besoin de convoquer une logique aristotélicienne pour comprendre ce qui est de l’ordre du civisme, de la décence, de la démocratie et enfin de l’humanité ; Nul besoin de sortir de Saint-Cyr pour capter le sens réel de « Je suis Charlie ».
(…)
Car celui qui n’est ni Charlie, ni policier, ni juif, celui qui n’a aucune empathie pour des victimes lâchement criblées de balles ne peut qu’avoir sinon de la sympathie pour des tueurs de l’indulgence et de la compréhension à l’égard des meurtres et des meurtriers.
Carrément. D’ailleurs on remarque le tour de force d’avoir transformé le slogan. Si le slogan avait été Je suis Charlie, Policier et Juif on l’aurait vécu différemment. Mais ce n’était pas ça. Et donc apparemment on était hors du civisme, de la démocratie et même de l’humanité. On était les complices des meurtriers si on était pas Charlie. Et pourtant je le redis :
“Ai-je une gueule à m’appeler Charlie ? Réponds-moi franchement.”