Si je te demande quelles sont théoriquement les élections les plus importantes de notre système politique, tu réponds quoi ?
Les municipales ? Les présidentielles ? Les législatives ?
Si tu as suivi l’actualité tu n’as pu passer à côté de la réponse : il s’agit des législatives.
Mais genre DE LOIN.
Car, techniquement, la présidentielle ne sert pas à grand chose.
Si on élit un·e président·e de droite et une assemblée de gauche, le pays sera gouverné par la gauche
C’est pas genre équilibré hein ? En cas de résultats différents entre la présidentielle et les législatives, c’est les législatives qui l’emportent.
On appelle ça la cohabitation. Mais en vrai le président devient un squatteur.
Il gère encore tout ce qui est lié à la politique extérieure, mais c’est tout. Et encore…
Le président étant le chef des armées et le représentant de la France à l'étranger, les ministres de la Défense et des Affaires étrangères sont généralement choisis par consensus entre le président et le Premier ministre
Tout le reste, relève de la compétence du Premier Ministre. Et le Premier Ministre est
Pourquoi une telle bizarrerie ?
Parce que tout n’est pas écrit dans la Constitution de la cinquième République. Beaucoup de choses sont des règles tacites. De la bienséance. Parce qu’elle est de l’initiative de De Gaulle et qu’il croyait beaucoup aux symboles, à la classe, à la prestance.
Mais il se passe quoi si une personne veut pas être fair-play ?
Par exemple, De Gaulle considérait que si le président perdait les législatives, il devait démissionner.
Mais voilà comment s’est passé la première défaite d’un président aux législatives (reconstitution fictive) :
- Monsieur le président Mitterrand, je suis au regret de vous annoncer que la droite a remporté les élections législatives
- Oui, merci, moi aussi j’ai la télévision
- …
- Disposez ?
- Monsieur, j’attends
- Vous attendez quoi ?
- Vous n’allez pas démissionner ?
- MDR ? Pourquoi ?
- Parce que c’est l’esprit de la Constitution.
- Y’a une annexe qui s’appelle l’esprit de la constitution ?
- Non… c’est tacite, c’est le savoir-vivre
- EXPLR. J’ai été élu y’a 5 ans, y’a une autre présidentielle dans 2 ans et je vais la gagner donc pourquoi je démissionnerai ?
- Parce que vous avez été désavoué par cette élection et que vous avez peu de chances de gagner la présidentielle suivante.
- C’est écrit quelque part que je dois démissionner ?
- Non.
- Alors watch me ne pas démissionner et tu vas faire quoi ? Tu vas rien faire.
- Très bien, monsieur le président.
Et Mitterand nomma Chirac premier ministre.
Mais… ça aussi c’est une règle tacite. En réalité, rien n’oblige le président à nommer un premier ministre venant du parti qui a gagné les législatives.
Enfin… je veux dire que ce n’est pas écrit quelque part.
Mais bon… s’il ne le fait pas il se retrouve avec un gouvernement qui ne peut passer aucune loi puisque les députés refuseraient tout.
Ça serait absurde mais un président vraiment obstiné pourrait le faire : d’accord bah si c’est comme ça, je reste président et on passe aucune loi pendant 5 ans. Et personne pourrait l’en empêcher.
Le bonapartisme
La fonction de président de la République a été créé par Napoléon 3. Puis rétablie par De Gaulle. C’est une bizarrerie mondiale. Très peu de pays ont un président. D’ailleurs, il est très difficile de différencier un président de la République et un roi élu. Les gens de l’époque l’ont plusieurs fois fait remarquer d’ailleurs. Qu’un président de la République c’était encore pire qu’un roi élu car les rois élus l’étaient par un petit nombre de personnes et que, là, les millions de voix dont donner une puissance symbolique dévastatrice.
Et c’est là qu’on touche au coeur du problème. Le bonapartisme repose sur les symboles. Il s’agit de faire passer des politiques d’extrême-droite en se prétendant au dessus du clivage gauche-droite. On fait une politique de droite avec des symboles de gauche. Voilà comment le Bonaparte original a réussi à devenir concrètement un empereur (donc un monarque absolu) tout en gardant des symboles révolutionnaires.
Et donc la cinquième République est un régime présidentiel dans les faits, mais semi-parlementaire dans le symbole. C’est le maintien de ce symbole qui a fait courir le risque de la cohabitation.
Il suffit de gagner les législatives pour prendre le pouvoir
Mais le problème c’est que les symboles ont une puissance. Quand une personne est élue présidente de la République, elle obtient subitement une puissance symbolique monstrueuse. C’est pour ça qu’on s’incline traditionnellement ensuite aux législatives.
Les cohabitations ont eu lieu quand les législatives étaient éloignées dans le temps par rapport aux présidentielles. Mais, depuis la réforme du quinquennat, le président règne pendant 5 ans, comme l’assemblée, donc les deux élections se passent en même temps.
Et, à chaque fois, on s’est inclinés.
Mais, techniquement, rien ne nous obligeait.
D’ailleurs, les gens qui aujourd’hui protestent parce que la Gauche essaie de gagner cette élection disent en substance mais c’est pas sport, c’est pas fair play.
Une élection encore plus verrouillée que la présidentielle
On arrive au point qui fait mal. Les législatives sont un système encore plus verrouillé que la présidentielle. Pourquoi ? Parce qu’il ne s’agit pas d’une élection proportionnelle. C’est une élection sur le même modèles que les élections présidentielles américaines.
En effet, on peut techniquement gagner le “vote populaire” mais perdre l’élection.
Par exemple si le parti “La droite dans l’ordre” gagne 289 circonscriptions à 50,01% mais que le parti “la gauche dans la justice” gagne les 288 autres à 100%… techniquement le parti de gauche aura fait un score global d’environ 75%.
Pour simplifier, j’ai imaginé qu’il n’y a que deux partis.
Comment c’est possible ? C’est parce que ce genre d’élection n’est pas proportionnel. En effet, les voix au-dessus de 50% comptent pour 0. Gagner une circonscription à 50% et une voix ou gagner à 100% ça revient au même : on obtient un député.
Du coup, selon le découpage des circonscriptions, les mêmes votes peuvent donner lieu à des résultats totalement différents.
Et… qui ça désavantage ?
La Gauche.
Ou en tout cas, les partis qui font de gros scores dans les villes.
En effet, un parti qui fait environ 25% dans toutes les communes (comme celui de Macron) ou un parti qui fait environ 25% mais de manière hétérogène : plutôt des 60% dans des villes et des 10% dans des campagnes (comme celui de Mélenchon)… n’ont pas la même puissance pour ces élections.
Le parti qui fait 25% partout va écraser celui qui fait 25% mais de manière hétérogène.
Verrouillée ne veut pas dire impossible
C’est en partie ce qui explique que malgré des sondages qui donnent l’union de la gauche en tête du premier tour, les mêmes sondages lui donnent rarement une majorité à l’issue des élections.
Ça et l’effet second tour bien sûr, mais on l’a déjà vu pour les présidentielles : un système à deux tours avantage les partis centristes.
Tout se joue se dimanche
Mais pour revenir au sujet, ce que je trouve fou c’est que le bonapartisme marche toujours. On a toujours cet effet des symboles. On a toujours cette tendance à s’incliner devant le résultat de la présidentielle parce qu’il est symboliquement fort. Même si ce sont les législatives qui décident vraiment.
C’est fascinant sur ce que ça dit de nous.
Alors bien sûr il y a des forces qui nous y poussent : les médias par exemple ne couvrent pas les législatives avec la même intensité que la présidentielle.
On a aussi l’effet démobilisateur de la défaite aux présidentielles qui fait que les électeurs des partis qui ont perdu se déplacent moins.
Mais ça reste fascinant…
Parce que… rien n’est écrit.
J'ai écouté à peu près en même temps des journalistes anglais parler du partygate de Boris Johnson, sur un ton de férocité réjouissante et inconnue ici, et des journalistes français sur France Info discuter de la déclaration de Macron que c'est lui qui choisit le premier ministre et une réplique "si tu vas le nommer Bonhomme" de Manuel Bompard.
Je m'attendais à ce qu'ils rappelent le vieux précédent que le roi anglais avait tenté de forcer son premier ministre mais que le parlement lui a refusé le vote de confiance autant de fois qu'il a fallu pour avoir **son** candidat désigné.
Pas du tout, ils sont parti sur un ton offusqué et aparemment sincère qu'il était lamentable de rabaisser ainsi la fonction présidentielle etc..
Tout d'abord je me suis dit : "mais c'est dingue la différence entre la façon dont les journalistes anglais traitent Boris Johnson et la façon dont les journalistes français traitent Macron".
Suivi de la réalisation: "non mais en fait cette révérence envers la fonction présidentielle c'est très semblable à la façon dont les journalistes anglais traitent **Her Majesty the Queen**!