Comme souvent en période de campagne présidentielle, le débat sur le votes utile est de retour. Je n’ai jamais compris pourquoi ça suscitait autant de débat tellement ça me semble simple à résoudre.
À partir de maintenant, je vais supposer que tu veux voter à cette élection. Je vais partir du principe que l’abstention ou le vote blanc ne sont PAS une option pour toi. On verra à la fin ce cas particulier.
Le vote utile ne DEVRAIT pas exister
Bien sûr que ça serait plus honnête si tout le monde votait selon sa conviction. Ça permettrait d’avoir une idée bien plus fidèle des nos désirs politiques.
On devrait pouvoir voter par conviction seule afin d’exprimer sa proximité avec tel ou tel parti.
Mais le vote utile est INCONTOURNABLE
Malheureusement, il y a un cocktail en France qui rend le vote utile incontournable.
Ingrédient #1 : les sondages sont fiables
Contrairement à ce que veulent te faire croire certains candidats, par intérêt, les sondages de présidentielles sont très fiables. En tout cas à la veille du scrutin. Parce que ce qui affaiblit la fiabilité des sondages ne se joue pas à la présidentielle. Ou rarement. Par exemple l’abstention. Mais la présidentielle est une élection avec énormément de participation.
Du coup, les électeurs vont s’adapter en fonction des sondages et reporter leur vote de manière stratégique. C’est cette existence du vote stratégique qui vient fausser tout le jeu de départ.
Ingrédient #2 : le scrutin uninominal à deux tours et deux finalistes
En France, nous votons en deux tours pour une personne pour la présidentielle. Avec deux finaliste au second tour. Le système te paraît évident mais c’est loin d’être le cas.
D’ailleurs pour les municipales ou les législatives, on ne vote pas comme ça. Aux législatives on peut avoir trois personnes au second tour (triangulaire) et aux municipales, on vote pour une liste (en plus de pouvoir avoir une triangulaire).
Aux USA, il n’y a qu’un seul tour pour l’élection présidentielle.
Or, le nombre de tours et le nombre de finalistes peut tout changer.
Prenons la primaire des Républicains.
Valérie Pécresse et Eric Ciotti sont arrivés en finale. Mais de très peu. En effet, les résultats étaient les suivants :
Eric Ciotti : 25,59 %
Valérie Pécresse : 24,99%
Michel Barnier : 23,93 %
Xavier Bertrand : 22,36 %
Philippe Juvin : 3,13 %
Et, à la fin, comme tu le sais, Pécresse a gagné.
Sauf que…
Les voix de Juvin avaient de très fortes chances de se rabattre sur Xavier Bertrand. Ce qui veut dire que si on avait autant de tours que de candidats (pour éliminer le dernier à chaque fois), peut-être que Bertrand aurait gagné.
On aurait eu au second tour (par exemple) :
Eric Ciotti : 25,59 %
Xavier Bertrand : 25,36 %
Valérie Pécresse : 24,99%
Michel Barnier : 24,06 %
Barnier est éliminé.
Puis au troisième tour un truc du genre :
Xavier Bertrand : 40,36 %
Valérie Pécresse : 33,05%
Eric Ciotti : 25,59 %
Ciotti est éliminé
Et enfin… Bertrand gagne.
Bien évidemment tout ceci est fictif, mais j’ai fait des reports de voix crédibles de ce qu’on sait des électeurs.
Ça veut dire que la présence de Juvin a empêché Bertrand de gagner. Un peu comme si on acceptait que pendant une course, un sprinter qui n’a aucune chance ait le droit de faire un petit croche-patte à un des favoris.
C’est une autre des raisons qui poussent les gens à voter stratégique. Parce qu’un candidat qui pourrait gagner au second tour peut être éliminé au premier.
Ingrédient #3 : le paradoxe de Condorcet
Je passe rapidement parce que c’est un peu complexe mais il est possible de faire perdre ton candidat en votant pour lui au premier tour !
Par exemple en 2007, on avait Bayrou, Sarkozy et Royal. Bayrou gagnait facilement au second tour contre les deux autres. Mais il n’a pas réussi à passer le premier.
On revient au problème d’avant.
Mais, maintenant imagine les résultats du premier tour suivant :
Sarkozy : 30%
Bayrou : 26%
Royal : 25%
Royal est éliminé et Bayrou gagne contre Sarkozy au second tour.
Mais ça veut dire que si 2% des électeurs de Sarkozy avaient décidé stratégiquement de voter Royal au premier on aurait eu :
Sarkozy : 28%
Royal : 27%
Bayrou : 26%
Bayrou est éliminé et Sarkozy gagne contre Royal au second tour.
On a donc bien 2% des électeurs de Sarkozy qui on fait perdre Sarkozy au second tour en votant pour lui au premier !
Absurde.
On appelle ça le paradoxe de Condorcet.
Heureusement c’est plutôt rare que ça ait une si grande conséquence, mais ça existe quand même.
Ingrédient #4 : l’absence de proportionnelle
La personne qui gagne la présidentielle prend la présidence et tout le gouvernement (sauf accident aux législatives).
Car, justement, nous avons un régime présidentiel. Ça nous paraît normal mais ça ne l’est pas du tout. C’est l’héritage de la fascination de De Gaulle pour Bonaparte. Il a donc créé le système bonapartiste par excellence. Un mélange entre démocratie et monarchie.
Sauf que c’est une exception européenne ! Les seuls autres pays dans ce cas sont : le Portugal, la Roumanie, l’Ukraine, la Lituanie et la Russie. Sur la cinquantaine de pays.
Les autres pays européens sont dirigés par des premiers ministres. Le roi ou le président n’ont qu’une fonction de représentation (ou n’existe pas).
Par conséquent, les élections structurantes de ces pays sont l’équivalent de nos élections législatives. C’est le parlement qui va déterminer le gouvernement.
Souvent de manière proportionnelle. Ce qui a pour conséquence d’imposer des coalitions.
Par exemple, en Allemagne c’est une élection en un seul tour et proportionnelle. Donc un parti ne gagne quasiment jamais la majorité absolue. Il doit alors s’allier avec un ou plusieurs autres partis. Le gouvernement qui se constitue représentera alors cette diversité.
Par conséquent, en Allemagne, la notion de vote utile n’a aucun sens.
Pour illustrer ça, je vais te montrer ce que ça donnerait si on transformait notre élection présidentielle de 2017 en élection à l’allemande.
Pour rappel le premier tour de 2017 a donné ces résultats :
Emmanuel Macron : 24%
Marine Le Pen : 21,5%
François Fillon : 20%
Jean-Luc Mélenchon : 19,5%
Benoît Hamon : 6,5%
Nicolas Dupont-Aignan : 4,5%
Et il y a eu une forme de rancoeur à gauche sur le thème : si seulement Benoît Hamon s’était retiré.
Et bah dans un système à l’Allemande ça ne changerait rien. On ne ferait pas de second tour. On dirait “le premier qui arrive à faire une coalition majoritaire devient premier ministre”.
Et on aurait probablement eu, à l’époque une coalition Macron - Mélenchon - Hamon (il faut se rappeler qu’en 2017 Macron est vu comme de centre gauche).
Mais que Mélenchon fasse 20% et Hamon 6% ne change pas grand chose versus Mélenchon à 15% et Hamon à 11%. Il n’y a plus la pression de l’accession au second tour, ce qui compte c’est le total.
Je simplifie. En vérité bien sûr qu’un parti qui arrive à 20% versus 6% pour son partenaire a une dynamique dans les négociations.
Le vote doit être stratégique
On voit donc que le vote stratégique existe à cause de notre régime et de notre mode de désignation. C’est comme ça, on ne peut rien y faire. Il suffit qu’une petite partie des électeurs commencent à voter par stratégie pour que ça soit crucial pour tout le monde.
Nous n’avons donc pas le choix : si on veut avoir un vote qui serve, il doit être stratégique.
Bien sûr que les candidats pénalisés vont essayer de te faire croire que c’est du chantage électoral ou je ne sais quoi. Mais c’est n’importe quoi : c’est juste jouer au jeu pour gagner.
Le jeu est nul, certes. Mais tant qu’on aura pas changé les règles c’est le jeu.
Les gens qui se scandalisent de l’appel au vote utile me font penser aux gens qui ne veulent pas qu’une équipe se mette à perdre du temps volontairement au foot car elle a de l’avance. Mais c’est le jeu ! Le but c’est de gagner. Le but c’est pas d’être beau joueur.
Les gens qui se scandalisent de l’appel au vote utile me font penser aux belges qui hurlaient que la France avait moins bien joué en 2018 car c’était pas un jeu agréable à voir. Mais le but du foot c’est pas de faire des mouvements esthétiques (ça, ça s’appelle le patinage artistique et ça se juge avec des notes). Le but du foot c’est de mettre des buts.
Là c’est pareil, si tu veux tu peux te gargariser parce que tu fais un beau vote, mais ça reste un vote qui perd.
Les élections présidentielles françaises ne sont pas les élections allemandes. Malheureusement.
Mon protocole
Voilà comment je recommande de procéder pour analyser ses options.
Étape #1 : définis tes ennemis
Avant toutes choses, je liste les personnes qui sont tes ennemis politiques. Les personnes pour qui je ne voterais sous aucun prétexte. Peu importe le second tour.
Voici les miens pour cette élection, par ordre d’inimité :
1) Eric Zemmour
2) Nicolas Dupont-Aignan
3) Marine Le Pen
4) Valérie Pécresse
5) Emmanuel Macron
J’ai mis un ordre mais l’ordre de change pas grand chose puisque ce sont les candidats pour qui tu ne voteras jamais.
Étape #2 : définis tes neutres
J’aurais pu aussi les appeler les mitigé·es. Ce sont les personnes pour qui je ne voterais que si un ennemi était face à elles au second tour. Mais ce serait vraiment pour faire barrage et non pas par soutien.
Les voici :
Anne Hidalgo, Fabien Roussel
Avant je les classais dans les ennemis. Mais si je suis vraiment réaliste, bien sûr que si c’est Le Pen contre Roussel j’irais voter pour Roussel si j’ai voté au premier tour.
Il n’y a pas Jean Lassalle. Le silence n’est pas un oubli. Mais flemme d’expliquer.
Étape #3 : définis tes ami·es
Le nom est explicite. Chez moi, par ordre de préférence il s’agit de :
1) Philippe Poutou
2) Jean-Luc Mélenchon
3) Nathalie Arthaud
4) Yannick Jadot (parce qu’il y a le parti EELV et donc une moitié qui a voté Sandrine Rousseau derrière lui sinon je le mettais en neutre).
Étape #4 : regarde le sondage la veille du scrutin
Les sondages juste avant l’élection sont fiables (à condition d’intégrer la marge d’erreur). Par exemple, imaginons que l’élection soit demain. Voici les sondages au moment où j’écris :
Malheureusement, il manque une info cruciale : la marge d’erreur.
Voici ce que donne le dernier que j’ai vu et qui la comprenait :
Je regarde donc qui peut accéder au second tour, marge d’erreur incluse. Facile, il n’y a que trois candidats dans ce cas (et en vrai le troisième est plutôt improbable même si pas impossible).
Dans ces trois candidats, j’ai deux de mes ennemis et un ami. Le choix est donc simple : je vais voter Jean-Luc Mélenchon en espérant que ça passe sur le fil.
En d’autres termes, je vote pour le mieux placé de mes amis.
Attention, il est crucial d’attendre la veille du scrutin (ou les jours avant) pour prendre cette décision. Sinon le jeu politique serait figé.
C’est cette nuance que tout le monde ne comprend pas. Dire non mais les sondages ça veut pas dire que c’est plié c’est totalement légitime pendant la campagne. Au début on avait des sondages avec Zemmour au second tour. Ce qui compte c’est l’arrivée. En revanche, une fois qu’on est sur le point de voter, c’est à ce moment que compte le vote stratégique.
Ce n’est pas 3 jours avant que je vais inciter tout le monde autour de moi à voter Jadot ou Poutou (dans mon cas) par exemple. C’est trop tard.
Le bonus complexification
Il y a une donnée qu’on ne peut pas négliger et qui compte : le seuil des 5%. Si mon candidat ami préféré est en position de frôler les 5%, alors je peux réfléchir à voter pour lui. Pour le protéger du remboursement de sa campagne puisque l’état rembourse les candidats qui arrivent à au moins 5%. C’est un autre jeu dans le jeu.
L’absurdité du vote blanc
Le vote blanc n’est jamais annoncé. On annonce l’abstention et les résultats sans le vote blanc. Ça sert à quoi du coup ?
“Oui, il faudrait le comptabiliser.” => Peut être mais pour l’instant ça ne compte pas.
Le vote blanc tient sur un lavage de cerveau qu’on subit à l’école. On nous dit que le vote est un droit et un devoir. Mais c’est stupide. Rien ne peut être un droit et un devoir. Ce sont deux notions qui s’opposent. Si j’ai le devoir de me marier avec un autre homme, ce n’est plus un droit.
L’abstention est un droit. Donc le vote n’est pas un devoir.
Pour nous enfumer on rajoute citoyen ou civique. Le vote serait un droit juridique et un devoir civique… enfumage total.
Vive l’abstention
Tout ce que je viens de développer n’est valable que si tu veux participer au jeu. Si ce n’est pas le cas ça change tout. Je suis un grand partisan de l’abstention et loin de moi l’idée de mettre la pression pour voter.
Le concept même de cette élection est monarchique.
Ça commence à faire long donc je ne développe pas, mais si tu veux j’ai déjà développé ici :
Pourquoi la France n’est pas (et n’a jamais été) une démocratie ?
Moi mon ennemi c'est l'élection présidentielle elle même avec sa prépondérance sur le reste, ce calendrier qui dénigre les législatives et ce mode de scrutin absurde.
Je ne suis donc pas pour voter stratégique, mais même si c'était le cas je ne serais pas convaincu. Cette élection à la con a un second tour. Et elle n'accorde pas de médaille de bronze et de médaille d'argent. Il s'agit de gagner. Pour être sur une trajectoire pour gagner, il suffit de regarder 1981 : il faut un Mitterand à 25% et un Marchais à 15%. Aujourd'hui on a Mélenchon à 15% et Jadot à 5%.
Pourquoi l'ensemble de la gauche est si bas ? Il y a plusieurs raisons, mais un facteur évident est que la primaire populaire puis le vote utile Mélenchon ont empêché pendant des mois et des mois Jadot/Poutou/Roussel/Arthaud de faire campagne dans de bonnes conditions. Du coup aucune réserve pour le second tour. En tentant de gagner une bataille (le 1er tour) on perd à coup sûr la guerre (du second tour). Stratégie perdante.
Importante, la ponctuation dans le titre.
Comme dans la phrase "Allons manger, mamie".