Le mythe de l'indépendance
Notre monde — en particulier le monde occidental, où l’hyper-individualisme est omniprésent — promeut l’idéal de « l’individu indépendant » qui n’a besoin de personne et peut vivre sa vie avec succès et bonheur sans l’apport ni le soutien d’autrui.
Mia Mingus affirme que c’est une illusion : nous dépendons tous des autres d’une multitude de façons auxquelles nous ne pensons même pas.
Qui a fabriqué tes vêtements ?
Qui a récolté tes légumes ?
Qui a construit ta maison ?
Voici l’idée qui m’a le plus marqué dans le livre Autism is not a disease de Jodie Hare. Ça m’a vraiment fait un eurêka. En effet, quand tu parles aux gens de handicap on glisse rapidement sur non mais tu comprends, ils ne sont pas AUTONOMES.
Oui, c’est vrai… mais personne n’est autonome. L’autonomie n’est pas une valeur intrinsèque. Les humains sont des animaux sociaux qui meurent quand on les laisse en solitude sans aucune aide extérieure.
Je dis bien aucune. Même Robinson Crusoé a eu énormément d’aide. Enfin… le vrai en tout cas : Alexander Selkirk a vécu 4 ans et 4 mois tout seul, sauf que :
Tout ce qu’il possédait sur l’île était un mousquet, de la poudre à canon, des outils de charpentier, un couteau, quelques vêtements et de la corde.
(…)
Une fois installé dans les terres, sa vie prit un tour plus agréable. Il disposait de plus de nourriture : des chèvres sauvages (introduites par de précédents marins) lui donnaient viande et lait1
Il avait un fusil, un couteau, des vêtements créés par d’autres ! Il avait même des chèvres laissées par d’autres.
L’autonomie n’existe pas chez les humains.
Tu as une sensation d’autonomie parce que tu es une personne valide dont les besoins sont standards et sont donc couverts par des industries. Et une industrie c’est quoi ? Plein d’humains qui se mettent ensemble pour produire des trucs.
En 2004, EDF avait sorti ce spot de sensibilisation sur le handicap :
Bon… les cabines téléphoniques ça a clairement mal vieilli, mais tu comprends l’idée : si tout le monde était en fauteuil alors la hauteur standard serait beaucoup plus petite.
D’ailleurs ça me fait penser à une amie qui ne peut pas faire de vélo car elle a les jambes “trop” courtes en plus de faire 1m55. Elle n’a rien de spécial, hein ? Juste elle est en dehors de ce standard. Du coup… elle est purement privée de ce moyen de transport en ville.
La sensation d’autonomie n’existe que grâce à la standardisation. Dès que tu as des besoins qui sortent du standard ça devient compliqué. C’est pour ça qu’on parle de besoins spécifiques.
Mais, le pire, c’est que ça n’est pas qu’une question de spécificité, c’est aussi une question d’intensité. Parfois, un besoin est négligé car il n’est pas assez fort tout en restant très chiant et handicapant.
Il n’est donc pas spécifique, il est bien universel mais pas dans la même ampleur pour tout le monde.
Par exemple, à Paris il y a peu d’ascenseurs et d’escalators dans le métro. Ça n’est pas un souci uniquement pour les personnes en fauteuil, ça l’est aussi pour les personnes qui ont une poussette ou qui transportent des encombrants.
Tout le monde bénéficierait de la mise en place d’ascenseurs dans le métro parisien.
Le fait de le présenter uniquement comme une mesure pour les personnes en fauteuils fait partie du problème. C’est ce qui permet, quand Valérie Pécresse propose d’investir 20 milliards pour ce projet, d’avoir des gens qui hurlent qu’on va pas mettre autant d’argent juste pour quelques personnes en fauteuil et qu’il vaut mieux dépenser moins d’argent dans des systèmes de bus spécifiques.
En faisant croire que y’aurait les autonomes et les autres, on arrive à faire oublier à cette partie de la population qu’elle aussi aura un jour besoin d’un ascenseur.
On arrive à faire oublier le curb-cut effect. Le curb-cut c’est le nom du système d’abaissement de trottoir localisé (j’apprends à l’instant que les curb-cut s’appelle des “bateaux” de trottoir en français).
Mais tu comprendras mieux avec un visuel :
Quand on construit en pensant aux handicaps on rend les choses meilleures pour tout le monde
De même, quand on met en place une heure pour les autistes dans les supermarchés, les gens se disent que ça ne les concerne pas. Carrefour a lancé ce projet en 2021 et annonce aujourd’hui avoir plus de 75% de ses magasins qui ont un créneau avec moins de bruits et de lumières.
Une maman témoigne :
Quelle belle initiative de la part de Carrefour d’avoir mis en place l’heure silencieuse pour les familles d’enfants comme le mien, c’est-à-dire avec un trouble du spectre autistique. Nous avons testé et cela m’a permis de voir mon fils moins énervé, moins stressé. Nous avons eu, l’espace d’une heure, la sensation d’être une famille ordinaire qui fait ses courses comme tout le monde ! Merci à Carrefour d’avoir pris en considération nos enfant2
Alors, comme d’habitude y’a ce problème de faire de l’autisme un problème d’enfant. Sur toute la page de promotion de l’opération on insiste sur le fait que ça aide les mamans. L’occasion de rappeler à nouveau qu’un enfant autiste devient toujours un adulte autiste. C’est juste que le même enfant autiste qui souffre bruyamment devient un adulte autiste qui souffre en silence.
Mais ce qui est fou c’est que, j’ai un magasin près de chez moi qui a mis ça en place y’a plusieurs années. Ma première réaction a été ok bah cool pour les autistes mais ça me concerne pas.
C’est une réaction typique du mythe de l’indépendance. Bien sûr que ça me concerne ! Non pas parce que je suis autiste (ça je ne le savais pas à l’époque) mais tout simplement parce que tout le monde y gagne. Ça sert à quoi d’avoir des lumières d’hôpital dans une grande surface ? J’imagine que ça stimule la consommation, mais en termes de bien-être, ça ne fait plaisir à personne.
Y’a d’ailleurs une phrase sur le site de Carrefour qui illustre parfaitement le curb-cut effect :
S’adressant en premier lieu aux personnes atteintes de trouble de l’autisme, l’heure silencieuse a très rapidement su séduire tous les clients désireux de profiter d’une expérience de courses alternative, plus calme et sereine
J’ai tiré contre mon camp
Avec le recul, je trouve ma réaction de l’époque folle. En vrai, même les ascenseurs dans le métro quand j’étais plus jeune je me demandais pourquoi c’était si important. Depuis j’ai eu des problèmes de santé (type béquille) et des galères (type obligation de transporter un truc lourd dans le métro)…. j’ai compris que c’était pour moi aussi.
Abolir ce mythe, cette ligne franche entre les autonomes et les autres profiteraient à tout le monde.
Mais… forcément, dans une culture où des gens t’expliquent qu’ils se sont faits tous seuls, le mythe de l’indépendance est dur à déconstruire :
Ce mythe de l’indépendance porte également une dimension validiste implicite. En parlant du travail de Mingus dans ce domaine, Mariame Kaba note :
C’est ce que Mia répète sans cesse : l’idée selon laquelle nous ne serions pas interdépendant·es les uns des autres ne peut exister que dans un monde validiste.
Parce que si tu as une forme de handicap, tu as désespérément besoin d’une relation avec d’autres personnes — tu ne peux pas être seul·e, sinon tu meurs. Il faut reconnaître l’interdépendance, ou la construire. Tu n’as pas le choix.La notion d’interdépendance chez Mingus décrit la conviction que nous avons effectivement besoin les uns des autres, chacun·e de nous, et que nous gagnerions à admettre cela et à l’intégrer dans nos cultures et nos systèmes. Nous dépendons les uns des autres, et nous devons à la fois œuvrer à retirer la honte que peut provoquer ce besoin de lien et d’aide, et cesser de présenter l’indépendance comme une source d’accomplissement. Le succès de personne n’est uniquement le sien.
Il est ancré dans la culture capitaliste elle-même.
Nous devons arrêter de croire que nous sommes rares
Alors, plutôt que d’essayer de faire des bribes d’accès comme on donnerait des miettes, il faut plutôt conscientiser que ces problèmes d’accessibilité viennent en premier lieu du refus de prendre en compte tout le monde.
Bien sûr que c’est plus cher de bâtir un monde où on prend les besoins de tout le monde et pas juste des 70% de la population qui sont dans le standard.
Mais c’est une décision, il n’y a pas de fatalité.
Plutôt que de donner des miettes d’accessibilité, il faut repenser un monde où dès le début on prendrait un compte un maximum de besoins. Bien sûr que certains besoins spécifiques sont rares, mais la plupart le ne sont pas.
Et cette propagande fonctionne parce que précisément on fait croire que peu de personnes sont concernées.
Si tu arrives à faire croire aux autistes qu’iels sont que 0,1% au lieu de 4%…. d’un coup tu leur retires leur puissance de revendication. Au lieu d’adapter le monde pour 4% de la population, on prend les 0,1% qui n’arrivent pas du tout à s’adapter, on les met dans des structures spécialisées, et on laisse les 3,9% restant serrer les dents et se démerder.
Jusqu’à leur faire croire carrément que elleux n’ont pas besoin d’aménagements.
C’est terrible : nous sommes complices de notre propre oppression.
Sa page Wikipédia
https://www.carrefour.com/fr/news/heuressilencieusesanniversaire


