Je crois que je fais un burnout racial. Je ne sais pas comment mieux le formuler. Je suis fatigué d’être un Noir qui vit dans le pays qui a inventé le racisme.
Allez, la phrase est un poil hyperbolique : le racisme a été inventé au 18ème siècle conjointement par la France et le Royaume-Uni. Pour justifier la traite négrière.
Cet épuisement m’est déjà arrivé une fois. Quand la candidature Zemmour a émergé et que j’ai vu la passivité autour de moi. Quand j’ai vu des gens s’amuser du site vitemonprenom :
Quelque temps plus tard, j’ai totalement craqué quand j’ai vu un tag raciste en allant chez une amie. Dans une rue de Paris :
Négresses ! Voilées ! Sans papiers ! Au four ! Avec vos bébés de merde ! Au four !
J’ai été énormément ébranlé de voir un tag comme ça à Paris, dans un arrondissement de gauche.
Le soir, je me suis mis à hurler sur ma partenaire. Dans la rue. Alors qu’elle n’avait rien fait. Je lui ai hurlé que les blancs alliés étaient pas assez concentrés selon moi. Que Zemmour monte et que personne ne s’alarme vraiment.
On est en novembre 2021.
Impuissance et épuisement
J’avais envie de démissionner de mon pays.
Mais surtout… le moindre petit truc suffisait à me mettre dans un état d’agacement, d’impatience ou de colère.
Du coup je n’ai même pas abordé le sujet ici.
Je viens de relire mes emails de l’époque et je parle de sujets sans rapport. Sauf un weekend, un email premium qui s’appelait le poisson pourrit par la tête et qui expliquait que Zemmour était l’extrême-droite venant de la bourgeoisie. Alors qu’on imagine toujours l’extrême-droite comme venant des classes populaires.
Rebelote…
Et bah… me voici de nouveau en burnout.
De nouveau j’ai crié dans la rue (sur la même personne). Sauf que cette fois j’ai crié c’est vraiment impossible pour vous d’admettre qu’une personne noire ressente des émotions.
Le syndrome méditerranéen
Encore peu documenté, ce syndrome désigne le « fantasme selon lequel les personnes originaires du pourtour méditerranéen seraient moins résistantes à la douleur » et exagéreraient leurs plaintes, résume le sociologue et anthropologue David Le Breton (…) Cela concerne principalement les personnes originaires du Maghreb et d’Afrique noire
J’ai une amie qui a failli en mourir.
Elle venait d’accoucher. Elle a dit à une infirmière je ne vois plus rien.
L’infirmière a minimisé.
Elle a répété mais vraiment je ne vois plus rien.
L’infirmière a continué de minimiser.
Et… quelques heures plus tard je reçois un appel de son mari (qui est aussi mon ami). Il est en larmes. Il me demande si je peux venir tout de suite, parce qu’elle est en train de faire une hémorragie interne.
J’ai halluciné.
Comment un corps médical peut minimiser une info comme je ne vois plus rien ? C’est probablement un des symptômes les plus alarmants possibles ?
Et en fait, je sais… c’est parce que mon amie ne criera jamais. Même au bord de la mort.
C’est pareil pour moi… une fois j’ai dit j’ai envie de me suicider dans une réunion. C’était vrai. Mais on ne m’a pas vraiment pris au sérieux. Parce que je l’ai dit sans pleurer.
Est-ce seulement une question d’expression de l’émotion ?
On pourrait se dire : c’est vraiment fâcheux mais il faudrait que tu exprimes ton émotion plus fortement.
Bon déjà c’est questionnable. Pourquoi ce serait à moi de m’exprimer plus fortement et pas aux personnes blanches d’écouter plus attentivement ?
Parce que ce problème ne m’arrive jamais avec les personnes qui ne sont pas blanches.
Mais… et on arrive à ce qui déclenche de nouveau le burn-out… je constate que ça ne change rien de s’exprimer plus fortement.
S’il est vrai que j’ai une manière assez pudique d’exprimer mes émotions négatives dans la plupart des contextes, c’est totalement faux dans le contexte amoureux.
Il m’est déjà arrivé de me mettre à genoux, de ne plus pouvoir tenir debout tellement je pleurais…
Et pour autant… l’émotion n’est pas tellement plus prise en compte.
Un petit peu plus, oui.
Mais pas tant que ça.
Je peux pleurer à chaudes larmes à l’instant t, sur le coup ça va être pris en compte… mais quelques heures après : non mais t’es pas vraiment triste.
Du coup, je ressens comme une forme d’arnaque : on dit aux personnes racisées qu’elles expriment moins fortement leurs émotions négatives et que c’est pour ça qu’on les prend moins en compte.
Mais force est de constater que ça n’est pas beaucoup mieux quand on exprime fortement. Car le syndrome méditerranéen s’enclenche : c’est forcément une exagération.
Est-ce que ce serait mieux en Guadeloupe ?
Oui et non.
Et c’est ça qui finit de me désespérer.
En Guadeloupe je n’ai jamais eu ce souci : les gens reconnaissent que j’ai des émotions aussi pleines que les leurs.
En revanche… il y a une forme d’omerta. Cette idée qu’on ne doit jamais pleurer, toujours être fort. Parce que justement on est pas des blancs fragiles…
Même face à des décès… ne pas se plaindre… faire preuve de philosophie…
Quelle est l’issue ?
J’imagine que comme la dernière fois je vais me remettre du burnout en me reposant, en arrêtant de regarder les actualités militantes, en prenant un peu du recul sur le sujet du racisme…
Plus facile à dire qu’à faire.
J'ai traversé le même sentiment il y a peu version féminisme. J'étais épuisée d'en revenir parfois à ce qui me semblait être les fondamentaux, d'entendre des trucs comme "ouais mais les agissements sexistes c'est sujet à interprétation" venant de collègues que j'apprécie, persuadés qu'ils sont de n'avoir rien à se reprocher, de ne pas être concernés, etc. Je ne supportais en fait plus personne, j'en voulais même aux meufs de ne pas être assez féministes, de relativiser. J'en voulais à mon mec de dire que les féminicides c'est juste des tarés cas sociaux qui se disputent avec leur femme.
Notre conscience de plus en plus fine du sexisme et du racisme sociétaux fait que nous devenons de plus en plus exigeants et intransigeants je suppose.
J'ai fini par admettre que les choses évoluaient plutôt positivement mais sur un temps qui est celui d'une période d'histoire, de siècles, de générations, pas celui de ma vie, je ne vois pas les choses évoluer entre il y a 10 ans et maintenant. Et ça c'est hyper frustrant quand toi tu as fait un bond féministe de 2 siècles en te sensibilisant : Je ne lis plus que des femmes, j'écoute essentiellement de la musique de femmes, je ne choisis que de médecins femmes, je ne critique plus les femmes, ... je compense cette éducation/culture patriarcale; mais autour de moi je ne comprends pas qu'on n'avance pas plus vite que ça.
Je ne sais pas trop comment j'en suis sortie mais ça va mieux. J'essaie de prendre du recul. Mais je peux replonger très facilement.
J'espère que tu ne m'en veux pas de faire le parallèle, qui a ses limites car malheureusement côté racisme je n'ai pas l'impression que ça évolue positivement... Ce n'est pas un sujet à la mode, tout le monde s'en fout, personne ne se sent concerné. Grâce à toi, j'associe de plus en plus un propos antiraciste à mes revendications féministes, mais je vois que c'est encore pire en termes de perception. Y'a pas l'équivalent des "jouets roses filles / jouets bleus garçons" côté racisme, ce genre de symbole facile à dénoncer, à voir, à comprendre, à admettre.
J'espère que tu trouveras une issue, je ne pense pas que mon propos t'apporte le soutien que j'aimerais, j'ai quand même envie de te dire : JE TE CROIS. Comme on dit aux victimes de violences conjugales. JE TE CROIS. Je te crois qu'on est racistes, toutes et tous. Je te crois que tu subis des discriminations parce que tu es noir.