La théorie du cerveau hypermasculin [Best of]
Toujours malade, je croise vraiment les doigts pour être en état pour la conférence de jeudi. Déjà, grosse avancée, j’ai pu marcher 10 000 pas pour la première fois depuis jeudi dernier. Donc ça va un peu mieux même si je suis encore dans les vapes.
Comme hier je te renvoie un email best of :
Dans le livre Inferior, qui raconte comment le sexisme dans la science a biaisé nos connaissances, l’autrice parle souvent de Simon Baron-Cohen comme étant le leader des scientifiques qui affirment que y’a un cerveau féminin et un cerveau masculin.
Sous-entendu une différence innée, bien sûr.
Deux ans après la sortie du livre Inferior et un an après le livre Gendered Brain:The new neuroscience that shatters the myth of the female brain, il a reconnu à demi-mot son erreur :
En effet, dans un podcast en novembre 2020, Baron-Cohen a retiré ses affirmations antérieures au sujet des cerveaux masculins (et féminins), déclarant qu’il était temps de « rétracter publiquement une partie de ce langage autour des cerveaux masculins et féminins » et que nous « n’avons plus besoin de faire référence au genre ».1
Vaut mieux tard que jamais.
Mais en attendant Baron-Cohen a fait des dégâts immenses. En alimentant idéologiquement les masculinistes bien sûr, mais également sur l'autisme.
L’autisme comme version hyper masculine du cerveau
En effet Baron-Cohen ne s’arrêtait pas à la théorie du cerveau masculin et féminin. Il rajoutait que l’autisme était la version extrême du cerveau masculin.
Une hypothèse controversée, appelée la « théorie du cerveau masculin extrême », a été proposée à l’origine en 2002 par le psychologue bien connu Simon Baron-Cohen, directeur de l’Autism Research Centre à Cambridge.
Cette théorie a eu un impact durable sur la compréhension de l’autisme. En effet, par un autre mécanisme d’autoréalisation, puisqu’elle naît de l’idée que l’autisme est avant tout un problème masculin, elle a largement contribué à entretenir la croyance que l’autisme est principalement masculin.
La théorie du cerveau masculin extrême repose sur tout un ensemble de postulats « centrés sur le masculin », ainsi que sur un certain ajustement a posteriori d’explications potentielles du phénomène.
Ces postulats incluent notamment : dans la population à développement typique, il existerait un cerveau masculin biologiquement déterminé, en moyenne, nettement distinguable d’un cerveau féminin ; ces cerveaux masculins pourraient alors être reliés de manière causale à des aspects spécifiques du comportement masculin qui, à leur tour, pourraient être distingués de façon fiable d’aspects spécifiques du comportement féminin.
En creusant un peu, on trouve que, s’agissant des cerveaux, leur « masculinité » pourrait être reliée de manière causale à des niveaux plus élevés de testostérone prénatale. S’agissant du comportement, les hommes seraient, en moyenne, supposément meilleurs que les femmes pour comprendre des systèmes abstraits fondés sur des règles. Par conséquent, la « masculinité » d’un cerveau serait liée à son bain hormonal prénatal, ce qui rendrait son propriétaire plus enclin à la « systématisation ».
Comme on le sait, il existe un postulat selon lequel l’autisme est principalement une condition masculine. Donc, en suivant le fil tracé pour les populations typiques, la plupart des personnes autistes auraient des cerveaux masculins ; elles seraient donc majoritairement des « systématiseurs ».
On pourrait bien sûr remonter cette chaîne d’arguments : la plupart des personnes autistes manifestent une forme de comportement de systématisation ; cela pourrait donc être relié à un cerveau masculin. À un niveau plus fin, puisque le comportement autistique se situerait à l’extrême de la systématisation, les individus autistes devraient avoir des cerveaux masculins extrêmes. La possession d’un tel cerveau pourrait, à son tour, être liée à des niveaux extrêmes de testostérone prénatale.
Au cœur de ce réseau quelque peu embrouillé se trouve donc l’affirmation selon laquelle l’autisme se comprendrait au mieux à travers une lentille masculine, comme une expression atypique d’un comportement extrêmement masculin (de type « systématisation ») lié à un cerveau (masculin) extrême.
Cette lentille a été calibrée par un ensemble plus large de présupposés sur les différences alléguées entre les cerveaux des femmes et ceux des hommes (et sur l’ampleur de ces différences), sur leur origine possible et sur ce que ces différences pourraient impliquer pour les comportements des détenteurs de ces cerveaux.
Un type particulier de cerveau te rend-il, par exemple, davantage tourné vers la systématisation que vers l’empathie, ou plus finement accordé aux exigences des situations sociales ?2
Et ça ne s’arrête pas là… puisque Baron-Cohen était convaincu que les autistes avaient un cerveau masculin extrême, il a essayé de démontrer que les autistes n’ont pas d’empathie.
La théorie du manque d’empathie
En définissant extrêmement mal l’empathie Baron-Cohen s’est engouffré dans cette tâche extrêmement dangereuse de prouver que les autistes manquent d’empathie.
Je dis que c’est dangereux car c’est le début de la déshumanisation. Dans le passage qui va suivre, écrit par Julie Dachez, on a une description du problème. Théorie de l’esprit est ici à comprendre comme empathie (je vulgarise).
Le chercheur autiste Remi Yergeau, dans son article "Clinically Significant Disturbance" explique que cette hypothèse rejette les autistes en dehors des frontières de l'humanité, les réduisant à des êtres incapables d'empathie ou de compréhension sociale. Qui plus est, ces discours légitiment la violence structurelle contre les autistes.
Heney souligne que la déshumanisation des personnes autistes n'est pas seulement le résultat de stéréotypes et de préjugés individuels, mais qu'elle est aussi profondément ancrée dans les structures et les institutions sociales, y compris les pratiques de recherche et les systèmes de santé mentale.
La vision déficitaire de la théorie de l'esprit (et plus largement, de l'autisme) contribue à perpétuer ces dynamiques en déshumanisant les personnes autistes au niveau le plus fondamental : celui de leur capacité à être considérées comme des êtres pensants et sentants, comme des sujets de droit, méritant d'être traités de façon égalitaire et respectueuse.3
L’idée que les autistes manqueraient d’empathie a été si loin qu’il existe un test de screening de l’autisme qui s’appelle le quotient de l’empathie. Et, en gros, plus tu fais un petit chiffre et plus tu as des chances d’être autiste.
Il se trouve qu’effectivement je fais un petit score dessus. Mais je n’ai à aucun moment eu l’impression qu’on mesurait mon empathie, j’ai eu l’impression qu’on mesurait ma compatibilité avec la communication alliste. Et en effet c’est vrai qu’elle est petite.
Heureusement, il existe un test plus fiable de l’empathie : le Toronto Empathy Questionnaire. Comme par miracle, je score quasiment au maximum.
Il faut se rappeler que l’empathie comporte plus d’un aspect. Il y a la composante affective, qui renvoie à la capacité de reconnaître et de partager les émotions d’autrui, et la composante cognitive, qui implique d’évaluer les émotions que tu observes chez quelqu’un et de décider de la manière d’y répondre. On peut décrire cette distinction comme une « compréhension de l’intérieur » par opposition à une « compréhension de l’extérieur ».4
Alors là encore, après avoir été réfuté, Simon Baron-Cohen a changé son fusil d’épaule (ce qui est une bonne chose) et il est désormais dans la théorie suivante :
Simon Baron-Cohen et son équipe ont récemment réexaminé les questions d’empathie et de systématisation dans l’autisme, en élaborant une nouvelle mesure : le « déséquilibre empathique ».
Le déséquilibre empathique renvoie à un écart entre l’empathie émotionnelle et l’empathie cognitive. En étudiant un très large échantillon de personnes autistes et non autistes, ils ont constaté qu’une tendance à avoir une empathie émotionnelle plus élevée que l’empathie cognitive était liée à la fois à un diagnostic d’autisme et à des niveaux plus élevés de traits autistiques dans les populations dites « typiques ».
Ce déséquilibre empathique était beaucoup plus marqué chez les femmes autistes. Ainsi, une mesure plus nuancée de l’empathie correspond bien aux récits que racontent les femmes autistes et indique l’intérêt d’aller voir sous la surface.
Ça me paraît déjà plus proche de la réalité. Je ressens effectivement ce déséquilibre. Au point que ça m’a choqué de lire ça. Bon… moi c’est dans le sens inverse de celui qui est décrit donc ça a retiré un peu le côté impressionnant, mais quand même. Ça fait très longtemps (bien avant de savoir que je suis autiste) que je dis que je ressens un déséquilibre parce que j’ai une énorme empathie cognitive et une petite empathie émotive (ce que j’appelais la sympathie).
Mais bon ça n’efface pas que globalement Baron-Cohen… soupir. Malheureusement il faudra des années pour désintoxiquer ses théories, même s’il s’est rétracté.
Rippon, Gina. The Lost Girls of Autism: How Science Failed Autistic Women - and the New Research that's Changing the Story
Idem
Dachez, Julie. L'autisme, autrement: Rompre avec la vision médicale, embrasser la neurodiversité
Rippon, Gina. The Lost Girls of Autism: How Science Failed Autistic Women - and the New Research that's Changing the Story
