Pendant plus de 50 ans, les psychiatres n’ont même pas réalisé que les autistes souffrent de problématiques sensorielles - alors que c’est une des parties fondamentales de la douleur à être autiste dans le monde - jusqu’à ce qu’une scientifique autiste, Temple Grandin, prenne la parole en public et commence à écrire sur son expérience interne.1
Voilà pourquoi les allistes (et ça comprend les médecins et les psys) ont autant de mal à décrire l’autisme : parce qu’ils essaient de décrire de l’extérieur ce qui est majoritairement une expérience interne.
Tu me diras qu’il suffirait de nous écouter. Oui, il suffirait. Comme il faudrait plutôt demander à des personnes autistes de jouer des autistes au cinéma, plutôt que de prendre des acteurs allistes.
⚠️ Je remets l’avertissement d’hier : je vais décrire un pilier du cerveau autiste, de la culture autistique… par conséquent une personne autiste ne va pas avoir tous les traits, pas plus qu’un français bien français n’a tous les traits de la francité.
Les 5 sens déréglés : très fort ou très faible
Beaucoup d’autistes vont avoir une sensorialité différente au niveau des 5 sens d’Aristote (ceux que tu as appris à l’école).
Le premier point c’est un curseur très haut ou très bas. Une hypersensorialité ou au contraire une hyposensorialité.
Par exemple, avant de vieillir, j’avais une vue incroyable. En revanche j’ai un odorat presque inexistant. Au point que je pensais que les gens faisaient exprès de jouer le dégoût face à des mauvaises odeurs.
Je crois aussi que j’ai un toucher beaucoup plus sensible mais… c’est si dur à dire… en fait j’en sais rien… comment me comparer avec les autres ?
À l’inverse, certain·es autistes sentent très peu le froid et vont étonner leur entourage en sortant très peu habillé·es au regard de la température.
5 sens différents : un manque de filtre
L’autre caractéristique partagée par certain·es autistes c’est une incapacité à filtrer des éléments sensoriels.
Là encore, c’est dur de s’en rendre compte sans demander aux autres. Moi-même j’ai dit à un ami autiste qui est venu avec des AirPods au restaurant pour réduire le bruit :
Tu sais que y’a des gens qui peuvent filtrer le son du restaurant pour se concentrer sur la conversation ? Tous les allistes. Et certains autistes. Moi par exemple j’y arrive.
Je rigole tout seul de me relire alors que c’était y’a un mois.
Parce que, depuis, j’ai fait le test… et moi non plus, je ne possède pas ce filtre.
En fait je croyais que le filtre consistait à être capable de virtuellement faire monter le volume de la conversation et descendre un peu celui du restaurant.
Mais en fait non, ça consiste à faire ça au point de ne plus ressentir de torture.
Un restaurant bruyant est une véritable torture pour moi, j’ai les oreilles qui chauffent, la sensation de douleur est vraiment physique. Un jour au restaurant j’ai demandé à deux amis allistes :
Mais là ça va vous avez pas genre mal aux oreilles ?
Ils m’ont répondu ah non… je te dis pas que c’est pas agréable mais je suis pas en souffrance.
Et en même temps c’est normal : si les allistes souffraient autant du bruit d’un restaurant, les restaurants feraient faillite parce que tout le monde les fuirait.
Ce manque de filtre explique également pourquoi certain·es autistes vont ressentir une énorme crispation face à certains bruits. Ça peut être n’importe quoi mais le bruit de la mastication d’une autre personne revient souvent.
Moi c’est les feutres sur le papier… ça me fait comme les craies qui crissent sur un tableau.
Si ce n’est pas ton cas ça ne veut pas dire que tu n’es pas autiste, hein ? Tu te rappelles ? Il faut lire cet élément culturel dans son ensemble et non pas trait par trait. Par exemple pour certain·es autistes ça va être une sensibilité énorme à la lumière. Pour d’autres ça sera rien de spécial à ce niveau.
Des “phobies” qui sont en réalité du dégoût
Pendant longtemps j’ai dit que j’avais la phobie :
des petits trous
des bijoux (en réalité plutôt des chaînes)
des corps nus
Alors que ça n’a pas de sens : rien de tout ça ne me fait peur.
En réalité ça me dégoûte… mais c’est tellement absurde que ça me dégoûte que je me suis rattaché au seul truc que je connaissais : les phobies.
C’est d’ailleurs pour ça que c’est si important qu’on représente l’expérience autistique dans les médias, parce que ça nous permettrait de reconnaître les choses qui nous arrivent.
En réalité ce n’est pas une phobie, c’est que ces choses déclenchent le même “trigger” sensoriel (visuel) en moi.
Tu te rappelles quand je te disais que l’autisme n’est pas une liste de traits ? Bah ce truc là… je crois que je ne l’ai jamais vu chez une personne non-autiste. Du coup si une personne me dit je sais pas si je suis autiste parce que j’ai pas tous les traits mais… [me décrit ensuite une phobie qui est en réalité un dégoût sensoriel qui a l’air absurde]… je sais que cette personne est autiste.
De mon expérience, tous les autistes n’ont pas ça, mais tous les gens qui ont ça sont autistes.
Ce propos n’est pas issu de mes lectures donc n’est pas scientifique, c’est vraiment de mon expérience.
L’autre version de ça ce sont les triggers sensoriels gustatifs. Souvent, la personne autiste comprend qu’il s’agit bien de dégoût (car on est littéralement sur le goût) mais elle ne comprend pas que les allistes ne sont jamais à ce point dégoûté·es par des choses banales. Par exemple moi c’est tout ce qui est en texture de grumeaux (pulpe, morceau dans les yaourts), je peux en vomir.
Les autres sens (Artistote en a oublié)
De la même manière qu’aujourd’hui on sait que y’a pas juste les humains mâles et les humains femelles, on sait que y’a pas juste les 5 sens. On en a plusieurs autres. Y’a des débats sur comment les subdiviser mais y’a consensus global sur ce qu’ils sont. On va ici les diviser en deux : la proprioception et l’oreille interne.
Rebelote mais sur la proprioception
Là encore, on va avoir des soucis d’hyposensorialité ou au contraire d’hypersensorialité.
Par exemple moi je ressens très peu la soif. Quand j’étais petit je disais j’suis un chameau c’est trop pratique !
Bon… il s’avère que pas du tout… ça doit pas aider dans les problèmes de santé que j’ai.
D’ailleurs y’a une blague qui dit que le niveau 50 de l’autisme c’est quand tu découvres que si tu fais caca bizarrement c’est aussi l’autisme. En réalité ça concerne justement les autistes qui ne boivent pas assez et ne mangent pas assez de fruits/légumes car c’est un aliment au goût imprévisible (deux pommes auront jamais le même goût).
Je pense aussi que je ressens moins fort la faim mais je n’en suis pas sûr : en tout cas c’est comme pour l’odorat, chaque fois que je vois quelqu’un se plaindre de la faim je me dis que cette personne exagère.
Ouais en fait je sais pas pourquoi j’hésite du coup, c’est sûr que je ressens moins la faim.
Bien sûr tu auras des autistes où ça sera l’inverse : une sensation permanente de faim et/ou soif.
C’est aussi la proprioception qui permet de se repérer dans l’espace : chose que je ne sais absolument pas faire. Avant l’invention de Google Maps c’était un cauchemar, je me perdais en permanence.
Enfin, y’a des autistes qui vont souffrir d’une forme de dyspraxie : l’incapacité à coordonner correctement son corps. Moi, sans aller jusque là, oui j’ai toujours eu du mal à faire des trucs avec mes mains.
L’oreille interne
On appelle ça le système vestibulaire. Ça désigne ce sens qui nous permet d’avoir de l’équilibre et de percevoir les vitesses. Chez moi ça va quand je suis sobre, mais c’est le premier truc qui saute quand je bois de l’alcool.
Le “sens” interne
Mon oeil mental est très myope. En d’autres termes, quand je ferme les yeux je vois des images fugaces. Si j’imagine une pomme, je la vois plutôt comme en 4, si je me fais un noeud au cerveau je peux me rapprocher du 3 :
On appelle ça l’aphantasie. Certaines personnes ont la même chose avec leur audition mentale : elles ne peuvent pas se créer des sons dans leur tête.
Or, il y a plus de personnes aphantasiques chez les autistes.
Ma théorie personnelle (on sort ici totalement du domaine scientifique) c’est qu’en fait c’est aussi une forme de sensorialité. Donc là aussi y’a hyposensorialité.
D’ailleurs, y’a des autistes qui sont connu·es pour leur hypersensorialité à ce niveau. Par exemple Temple Grandin, une des premières militante autiste a beaucoup insisté sur le fait qu’elle avait un cerveau supervisuel :
Je pense en images. Je ne pense pas avec des mots.
La capacité à reconnaître un visage
Forcément… l’absence d’images précises dans ma tête fait que j’ai beaucoup de mal à distinguer des visages.
J’ai découvert récemment que ça touchait davantage les personnes autistes.
Il m’arrive régulièrement d’être incapable de reconnaître une personne que je n’ai vue qu’une ou deux fois, ce qui amène souvent des situations rocambolesques.
Et si tu me lances sur Ryan Reynolds est la même personne que Ryan Gosling on peut durer des heures.
Là encore c’est un truc personnel qui touche au final peu d’autistes.
L’occasion de rappeler que si un truc touche 2% des allistes et 25% des autistes on pourra dire que ce truc est un trait autistique MAIS ça veut quand même dire que 75% des autistes ne l’ont pas !
L’impasse de l’hypersensibilité
Beaucoup d’autistes non identifié·es se croient hypersensibles à cause justement de ces hypersensorialités. Et ça a tendance à retarder la découverte de leur autisme. Un peu comme HPI.
Tu peux ne pas te rendre compte de l’ampleur de ta différence sensorielle
Premièrement pour une raison évidente : c’est très dur de se comparer en termes d’odorat par exemple.
Mais j’ai vécu un truc encore plus troublant et que beaucoup d’autistes qui s’identifient à l’âge adulte racontent : une fois qu’on sait qu’on est autiste notre seuil de tolérance diminue ÉNORMÉMENT.
J’ai toujours eu beaucoup de mal par exemple avec certains bruits mais je n’en tenais pas compte.
Tu sais un peu comme une illusion d’optique qui, tant que tu ne l’as pas vue, continue à faire effet.
C’est perturbant parce qu’on se dit mais c’était bien quand j’arrivais à tolérer ça.
Mais en même temps… non… c’est aussi ça qui mène à ce qu’on appelle le burnout autistique qui prenait la forme chez moi d’une dépression tous les 6 mois.
Je touche du bois, ma dernière dépression c’était y’a 8 mois. Et je crois que c’est justement aussi parce que maintenant je me protège… mais si ça se trouve c’est une coïncidence, je te dirais dans 3 ans.
Vraiment, le rappel qui est chiant mais c’est trop important
Là encore, tout ce que je viens d’écrire est une tentative de décrire le plus génériquement possible la culture autistique. Mais c’est impossible de l’écrire de manière totalement universelle. Je l’écris forcément depuis mon point de vue, malgré tous les efforts que je fais.
Par conséquent si tu te demandes si tu es autiste mais que tu ne t’es pas reconnu·e, ça veut peut-être juste dire que je n’ai pas réussi à généraliser assez pour toucher le bon point.
Moi aussi, la première fois qu’on m’a parlé de sensorialité autistique c’était dans une vidéo d’une heure et demie et à la fin je me suis dit bof… ouais peut être un peu… je sais pas.
Aujourd’hui maintenant que j’ai compris ce qu’est la sensorialité autistique ça me paraît fou d’avoir douté.
Tu sais c’est un peu comme si on essayait de m’expliquer ce qu’est le rap… et on me faisait écouter que du rap old school…. puis un jour je réalise que Jul aussi c’est du rap ! Et qu’en fait je n’écoute que du rap en effet, juste pas le rap old school.
Et ce serait dur de définir le rap avec une liste de traits. À un moment ce qu’est le rap ça se ressent. C’est un truc dur à saisir qui fait que même face à des morceaux très très différents on ressent c’est ce truc que je connais : le rap.
Devon Price - Unmasking for life
Merci Nicolas, j'apprends énormément cette semaine. Récemment, je me suis demandée si je suis autiste. Mes amis m'ont répondu que je ne suis pas autiste, juste bizarre. Mais quand je lis tes textes, je n'arrête pas à hocher la tête. Je pense souvent que tu parles de moi. Oui, je suis incapable de passer une soirée dans un restaurant bruyant. J'ai une "phobie" de boucles d'oreilles. Je ne peux pas manger des oeufs brouillés et des oeufs au plat à cause de leur texture. La texture me dérange souvent quand je mange...
Je me sens moins seule grâce à tes textes. Tu me donnes un cadeau énorme.