Une des choses que l’Académie française (et sa vision) aura réussi à faire c’est créer ce qu’on appelle l’insécurité linguistique chez les personnes parlant français.
L'anxiété vient du fait que le locuteur pense que son discours n'est pas conforme à la norme perçue et/ou au style de langage attendu par son (ses) interlocuteur(s). L'insécurité linguistique est induite par la situation et se fonde souvent sur un sentiment d'inadéquation des performances personnelles dans certains contextes1
En d’autres termes : les gens ont peur de mal parler le français. Parce qu’on a une vision prescriptive du français. Ce truc qu’on a vu toute la semaine d’une Académie qui veut imposer ce qui se dit.
D’ailleurs ils ont carrément une rubrique de leur site qui s’appelle se dit, ne se dit pas.
C’est absurde !
J’espère qu’à ce stade tu as intégré qu’il n’existe rien qui ne se dise pas. Un mot est un mot à partir du moment où il est dit. Point.
Si je dis je suis terrorifié. Bah c’est un mot. N’en déplaise à ma prof de CE2 qui détestait quand j’écrivais ça.
Après est-ce que c’est un mot pratique et utilisable ? Disons que si personne ne m’a repris c’est probablement qu’il n’est pas utile et n’apporte pas grand chose à terrorisé et horrifié. Ou alors que j’ai pas essayé assez. Mais au final peu importe.
Y’a des mots très utilisés et des mots peu utilisés.
À cause de notre obsession pour la correction de la langue on a fini par susciter ce sentiment d’anxiété linguistique qui peut d’ailleurs conduire à l’illettrisme.
Rappel : l’illettrisme n’est pas l’analphabétisme. Une personne illettrée savait lire, elle a juste arrêté de le faire à un moment et a oublié.
D’ailleurs, un de mes pires bad buzz ce n’était pas un post sur la religion, c’était un post sur l’orthographe. Je disais que l’orthographe n’était pas une valeur morale. Que n’avais-je pas dit ?
En France on adore punir les gens qui dévient de ce qu’on imagine être la norme du français. Ça nous permet aussi de différencier les classes sociales.
C’est d’ailleurs une des rares discrimination qui est spontanément reconnue par les gens autour de moi. Personne n’admet être raciste ou sexiste. En revanche la discrimination sur l’orthographe est pleinement assumée, surtout sur les applications de rencontre.
L’Académie a également contribué à éradiquer les langues régionales qu’elle a présenté comme une menace à l’unité de la nation. Ça renforce alors l’idée qu’il y a une langue unique à parler et de laquelle il ne faut pas dévier.
Alors qu’en Guadeloupe par exemple il y a un français guadeloupéen. Je ne te parle pas du créole mais bien du français parlé là-bas. En Guadeloupe on dira une timbale au lieu d’un gobelet, un morne au lieu d’une colline, babiller au lieu de rouspéter. Y’a même une expression très proche de l’arabe inch’allah : si Dieu veut. Beaucoup de gens disent ça sans être croyants.
Même Corneille…
Cette insécurité linguistique date de très longtemps. Et on y trouve l’Académie quasiment à sa naissance.
L’Académie française a été créé en 1635. Deux ans plus tard seulement, va se produire ce qu’on appelle la querelle du Cid :
En 1637, Corneille fait jouer Le Cid. La pièce remporte un énorme succès : on en donne trois représentations à la cour, deux à l'hôtel Richelieu et une traduction anglaise paraît à Londres avant la fin de l'année 1637. Richelieu protège Corneille, et le fait anoblir par le roi en 1637.
Cependant, Jean Mairet et Georges de Scudéry, deux dramaturges, vont attaquer Corneille, en l’accusant de ne pas respecter les règles du théâtre classique, entre autres celle des trois unités, préconisée en 1630 à la demande de Richelieu.
Ils l’accusent également de poignarder dans le dos la France engagée dans la guerre franco-espagnole, en produisant une pièce dont le sujet, le titre, les personnages et les décors sont espagnols.
En juin 1637, Scudéry fait appel à l’arbitrage de la toute jeune Académie française créée en 1635. Corneille, qui sait Richelieu favorable à cette médiation, accepte. Le cardinal voit en effet l'occasion pour l'Académie, qu'il avait fondée deux ans plus tôt, de paraître comme le tribunal suprême des lettres, de se faire connaître du public et d’obtenir ainsi l’enregistrement de son acte de fondation par le parlement de Paris.2
La suite tu t’en doutes… il se fait défoncer par les académiciens.
Au point que l’un d’entre eux va même proposer une autre fin pour l’humilier et lui montrer comment il aurait du terminer la pièce pour qu’elle soit correcte.
Corneille en ressort meurtri. Il avait même déclaré avant la querelle, en attendant le verdict de l’Académie :
je ne puis travailler qu'avec défiance, et n'ose employer un mot en sûreté
C’était probablement ironique mais ça décrit bien l’insécurité linguistique.
Ce qui est vraiment ironique en tout cas c’est que, de nous jours, Corneille est précisément le genre d’auteur que l’Académie vénère et défend bec et ongles contre les nouveaux auteurs impurs.
Une histoire sans fin.
Et pour finir, voici un sketch où on voit que les gens des autres pays nous trouvent horribles avec ça. Je le savais déjà car on me l’avait déjà dit en Erasmus mais là c’est vraiment limpide :
Fuck le français (…) vous aimez trop micro-manager. Vous dites qu’on devrait apprendre le français mais quand on l’apprend vous nous faites non mais tu prononces pas bien.
Le français est si dur que vous-mêmes vous oubliez. Quand vous parlez vous faites ce bruit bizarre en vous arrêtant : euuuuuuuuuh
Bah oui ! C’est si dur que vous avez oublié comment on le parlait.
Euuuuuuuh
J’ai choisi espagnol à l’université, laissez-moi vous dire pourquoi.
Parce que les espagnols te célèbrent quand tu parles. Tu apprends un seul mot, un seul putain de mot et c’est bon. Tu peux être dans un hôtel dans un pays hispanophone et voilà comment ça se passe :
- How are you doing ?
- Cabeza !
- Cabezaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa ! Heeeeey ! How do you know that ? Muy bieeeeeen !
Et bah t’as envie d’apprendre un autre mot !
https://fr.wikipedia.org/wiki/Insécurité_linguistique
https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Cid_(Corneille)
Il manque la moitié du problème.
Cette insécurité linguistique ne se répercute pas que par des complexes à parler leur propres langues, mais aussi par ceux encore plus terribles à apprendre des langues étrangères.
En tant que polyglotte je ne compte plus le nombre de francais qui m'ont dit spontanément "ah mais moi je suis nulle en langues" ou la variante collectiviste "nous en France on est nuls en langues".
C'est complètement faux. Les anglais oui ils sont nuls en langues, ils s'en foutent parce que leur langue est partout et ils sont nuls en grammaire du coup quand on leur parle de CDD ils font les gros yeux.
Les francais par contre c'est différents, ils sont pas nuls, ils sont insécurisés, ils sont complexés, ils ont peur d'etre ridicules, le traumatisme du collège où on barrait leurs copies à grands coup de style rouge.
Quand ils arrivent à dépasser ce cap ils se débrouillent largement aussi bien que la moyenne.