Actuellement, 20% des enfants d’ouvrier auront un bac général.
50% n’auront pas de bac tout court.
On donne le bac à tout le monde !
Non. On ne le donne pas aux enfants des plus pauvres.
Et… quand on leur donne le bac, on leur donne un sous-bac. Car, 54% des enfants n’auront PAS de bac général.
Le bac général c’est 46% des dernières classes d’âge.
On est à 46% des jeunes qui ont 18 ans aujourd'hui, en 2022, pas de ceux qui avaient 18 ans il y a 20 ans, ou il y a 10 ans. 1
Il y a bien eu une massification scolaire (avant les pauvres arrêtaient l’école à 11 ans) mais pas de démocratisation scolaire (on a inventé d’autres manières de trier).
La massification scolaire, elle est réelle. Elle constitue une véritable révolution de la société française. En 1962, on avait la moitié d'une classe d'âge, celle née en 1950, qui ne rentrait même pas au collège. Et on est 60 ans après avec 80 % d'une classe d'âge au niveau du bac.2
L’immobilité sociale
Voici les quatre grandes classes sociales de la classification INSEE :
72% des enfants d’ouvriers et employées finiront ouvriers et employés.3
Les ouvriers et les employées sont le bas de la pyramide économique. Le mot employée est trompeur. C’est la catégorisation des classes sociales de l’INSEE et non pas le sens commun. Moi, par exemple, je suis employé en CDI, mais j’appartiens au groupe des cadres.
Ce qu’on appelle les employées ce sont les femmes de ménage, les caissières, etc. Elles gagnent encore moins que les ouvriers.
70% des enfants de cadres supérieurs et moyens finiront cadres supérieurs et moyens4
Dans la catégorie INSEE on dit les cadres et les professions intermédiaires. Les professions intermédiaires étaient avant appelées cadres moyens. Ce sont les institutrices, les comptables, les infirmières…
La “méritocratie” c’est donc une chance sur trois ?
On a donc, qu’on soit en haut ou en bas, une chance sur trois de changer significativement de classe. Donc… l’origine sociale de notre père va déterminer à 70% notre classe sociale.5
Pas le talent, pas l’intelligence, pas le travail : l’origine sociale.
Ça ne veut pas dire que ces choses ne comptent pas. Mais l’origine sociale suffit à figer 70% de destins.
Là où ça devient ridicule c’est sur les grandes écoles.
HEC est composée à 25% d’élèves venant de lycées parisiens (et ce n’est pas justifié par le niveau). Pire encore :
La panne date de 35 ans
Ça n’a pas toujours été aussi catastrophique. Ne fantasmons pas le passé : il n’y a pas eu d’âge d’or. Mais il y a eu un grand mouvement de massification scolaire pendant plus d’un siècle. 6
Par exemple, contrairement à ce que tu entends, le niveau d’éducation de la population a drastiquement augmenté.
On le voit avec l’écart de niveau en anglais selon les âges. Dans ma classe d’âge tout le monde parle anglais. Même les gens qui me disent qu’ils parlent pas anglais, c’est juste qu’ils ont un accent pourri.
Mais pour avoir un chiffre et pas uniquement notre ressenti, voilà :
Les capacités de compréhension de texte étaient en 2014 excellentes pour 14 % des jeunes de 25 à 35 ans, contre seulement 3 % pour les 50-64 ans, qui ont été éduqués dans les années 607
Ce sont les mêmes (baby-boomers) qui ont connu un monde où changer de classe était accessible :
C'est bien la situation des baby-boomers qui apparaît dans toute sa singularité: première génération depuis longtemps à ne pas subir les soubresauts de l'histoire, elle bénéficie, d'un point de vue économique, d'une très longue période de prospérité et de transformations structurelles qui lui permettent de s'élever par rapport aux générations précédentes mais aussi au cours du cycle de vie.8
C’est aussi pour ça que c’est si insupportable de discuter avec eux. Car, c’est comme pour l’immobilier : ils ne se rendent pas compte que ce qu’ils ont fait n’est plus possible aujourd’hui.
Mais, oui, les lois comme celle du collège unique en 1975 ont fait que d’un coup des gens qui avaient pour destin d’arrêter l’école, ont été au collège.
Sauf que la fête a été de courte durée :
Alors qu'auparavant les enfants des milieux riches en capitaux économiques et culturels se distinguaient par des durées de scolarité plus longues (inégalités quantitatives), ils se distinguent aujourd'hui par le choix de filières d'excellence dont sont exclus les enfants des classes populaires (inégalités qualitatives)9
Puisqu’il y a désormais plein de gens qui ont fait des études alors on fait le tri sur les filières. Un bac pro ne vaut pas un bac général, un bac +5 en socio ne vaut pas un bac +5 en grande école de commerce.
Attention, ça n’est pas normal. C’est une spécificité française :
Une des particularités de la voie professionnelle en France, c'est que c'est l'une des rares au monde à ne pas apporter davantage sur le marché du travail à ceux qui sont passés par celle- là. On sait que la sélection pour aller en voie professionnelle se fait beaucoup sur le niveau scolaire.
C'est-à-dire qu'on envoie dans la voie professionnelle des élèves dont on pense qu'ils ne vont pas pouvoir suivre la voie générale. Or, c'est des voies sans issues parce que les employeurs, à l'autre bout, vont trouver des gens qui seront adaptés à leurs demandes, mais au niveau supérieur.
Ils vont prendre des gens en licence. Mais par contre, il y a des voies, de la voie professionnelle, des filières qui marchent très bien. L'hôtellerie, restauration, ça marche très bien. Le transport, je crois que ça marche très bien. Logistique. Sauf que le pro sert aussi à envoyer des masses d'élèves dont on ne sait pas quoi faire.10
Quand on rajoute à ça le faible niveau de formation continue, on comprend pourquoi la France est un des pays où le diplôme fige le plus le destin d’un individu.
L’obsession française pour le tri
Nous avons une école pensée pour le tri. Là encore c’est très français. Par exemple, le système américain fait jeu égal avec la France en termes d’inégalités. Alors qu’en France on le voit comme un des pires systèmes du monde. C’est pas faux. Sauf que nous c’est pareil.
Mais les problèmes viennent pas des mêmes endroits. Aux USA c’est le prix des études. Chez nous c’est l’obsession du tri.
À l'arrivée au bac (aux USA) , il y a moins d'écarts selon l'origine sociale. Justement parce qu'ils ont une philosophie de formation et non pas de sélection en amont du bac. Quand vous allez aux États-Unis, un enseignant, il est pas là pour sélectionner.
Si tout le monde a 4/4 (ils notent sur 4), l'objectif d'un enseignant américain, c'est de mettre 4/4 à tout le monde. C'est incroyable vu du point de vue français.11
En France, on hurlerait si les profs mettaient 20 à tout le monde. En France on veut qu’un prof ait un tiers de mauvais, un tiers de moyens et un tiers de bons. Donc on crée des questions pièges pour trier.
Cette obsession fait que les élèves français.es sont parmi les plus stressé.es.
On cherche à fabriquer des élites
J’ai dit que c’était une panne. En réalité c’est le but recherché. Notre école cherche à fabriquer des élites.
Tu as peut-être entendu parler du classement PISA où notre niveau dégringole ?
Mais ce qu’on ne dit pas c’est que le niveau des élèves les plus riches s’améliore alors que le niveau des élèves les plus pauvres se détériore.
Si on ne prend que le niveau des élèves riches alors la France se débrouille assez bien.
La situation de la France évolue à contre-courant de la plupart des autres pays. Felouzis et al. (Cnesco, 2016) s’intéressent aux évolutions des inégalités scolaires en France, concernant la compréhension de l’écrit entre 2000 et 2012. Le score moyen des élèves défavorisés baisse. De plus, quand la moyenne de l’OCDE enregistre une baisse de 13 points sur le score moyen des 20 % les plus favorisés au plan socio-économique, la France accroît son score de + 18 points pour ces mêmes élèves.12
Voilà pourquoi on fait l’inverse de ce qu’il faudrait faire.
On délaisse les maternelles et les primaires
Comme on veut faire des élites, on méprise l’enseignement en maternelle et primaire alors que c’est là que l’écart se fait.
Quand on compare notre système éducatif avec ce qui existe dans d'autres pays, on s'aperçoit que notre système éducatif est particulièrement élitiste, c'est-à-dire qu'il est davantage tourné vers la nécessité de très bien sélectionner une petite élite plutôt que de donner le maximum de compétences au plus grand nombre de jeunes.
Ça peut paraître un peu bizarre de dire ça comme ça, mais si on prend au sérieux les comparaisons européennes, on s'aperçoit par exemple qu'un certain nombre de pays font mieux en termes de capacité à doter l'ensemble des jeunes garçons et des jeunes filles des compétences de base qui vont leur permettre de se stabiliser plutôt correctement sur le marché du travail.
Or, quand on disait tout à l'heure, vous allez me dire, à quoi voit- on cet élitisme ?
On le voit dans la pratique de l'évaluation précoce en France, avec mes collègues spécialistes de sciences de l'éducation qui montrent que ces évaluations visent davantage, par exemple, à sanctionner ce que les élèves ne savent pas faire plutôt qu'à valoriser ce qu'ils savent faire.13
En France, on boude l’éducation du début de la chaîne :
Quand on compare la part des dépenses éducatives dans le PIB qu'on se compare aux autres pays de l'OCDE. On est plutôt dans la moyenne des pays de l'OCDE, mais quand on regarde ce qui est donné aux primaires, on est beaucoup moins bien que dans la moyenne de l'OCDE et on va donner plus aux lycées.
Or, on s'aperçoit que si les élèves arriveront toujours inégaux à l'école et en partie inégaux en raison de leur origine sociale. On sait bien que les élèves qui arrivent en maternelle et qui sont de milieux favorisés maîtrisent davantage de mots de vocabulaire que les autres, etc. Donc, les élèves arriveront toujours inégaux à l'école, mais les années où il est possible de réduire ces inégalités, ce sont les premières. Or, c'est un rapport de la Cour des comptes au début des années 2010 qui avait alerté sur ce fait, nous dépensons moins pour l'école primaire que les autres pays de l'OCDE.14
On arrose de moyens les prépas et les grandes écoles
Toujours dans notre logique de fabrique d’élite, on boude les maternelles et les primaires mais également l’université. Le budget alloué à un élève de prépa est jusqu’à 3 fois supérieur à celui d’un élève d’université.
Et après on dit que les prépas sont l’excellence. Bah oui… forcément.
Et on trouve encore des moyens de trier, au-delà du niveau d’études
On l’a dit, les employeurs ne vont pas voir pareil un bac général et un bac pro. Ou un master en sociologie et un master en droit. On a instauré un système de filières. À une époque c’était l’Allemand qui permettait de signaler son statut. À mon époque c’était le fait de commencer le latin en 5ème (ce que j’ai fait sous pression de mon père).
Mais ça ne s’arrête pas là : les entreprises vont également favoriser les activités extra-scolaires des classes favorisées. En entretien de recrutement, une personne qui aura fait du rugby ou de la voile sera favorisée par rapport à une personne qui aura fait du rap ou du foot.
Le bilan
Si on résume : le niveau d’éducation de la population n’a pas seulement augmenté, il a explosé. Mais… notre système s’arrange pour trier. Avant, un bac suffisait à faire de vous un ingénieur parce que seuls les enfants de riche avaient le bac. Maintenant… il faut avoir fait une grande école d’ingénieur, où la plupart des gens sont des enfants de riche.
Nous sommes victimes de notre naïveté : on nous fait croire que si on augmente notre niveau d’éducation, on aura de meilleures opportunités. Mais c’est une escroquerie. C’est un peu comme si on était tous et toutes à un concerts et que y’avait une rangée debout qui voyait mieux. Alors on a tous commencé à se lever. Mais maintenant que tout le monde est débout bah, la rangée de devant, elle est sur une marche maintenant.
Les sources
Pour faire simple, dans les notes de bas de page, j’ai utilisé le nom du diffuseur des trois sources principales : Politeia, France Inter, Stupid Economics. Donc quand tu vois un de ces trois codes tu sais que c’est une de ces trois sources :
Politeia
France Inter
Stupid Economics
Signalons également que Camille Peugny se retrouve dans 2 de ces sources et dans 3 sources au total puisque j’ai également cité son livre : le destin au berceau.
France Inter
Idem
Politeia
Idem
Idem
Idem
Stupid Economics
Le destin au berceau : Inégalités et reproduction sociale
Idem
Stupid Economics
France Inter
France Inter
Idem