Comment se noyer volontairement
Tu connais peut-être le concept de l’escalade de l’engagement ? Par exemple, c’est dur pour un pays d’arrêter une guerre qui s’enlise. Il a fallu 9 ans pour l’Irak.
L’escalade de l’engagement est un concept qui résume à quel point, non seulement nous avons tendance à ne pas savoir arrêter quand on perd, mais qu’en plus on a tendance à doubler ou tripler la mise.
Au point que c’est stupéfiant d’avoir autant d’histoires qui nous apprennent les vertus de la persévérance et si peu qui nous apprennent les vertus de l’abandon. Car… ce qui est le plus dangereux (et courant) c’est de ne pas savoir abandonner.
Mais quand l’enjeu est faible ?
Les psychologues Jeffrey Rubin et Joel Brockner se sont demandés si nous avions cette tendance à persévérer trop longtemps, même quand les enjeux sont faibles.
“Les chercheurs avaient proposé à des étudiants d’être payés jusqu’à 8 dollars (45 dollars actuels) s’ils réussissaient à compléter une grille de mots croisés lors d’un test de vitesse.
Pour obtenir la somme totale, ils devaient terminer la grille en moins de trois minutes, la somme gagnée diminuant à chaque minute additionnelle. Les étudiants pouvaient abandonner à tout moment, même s’ils n’avaient trouvé aucun mot et recevoir alors 2,40 dollars pour leur participation, mais ils devaient le faire avant que les trois minutes soient écoulées.
Plusieurs définitions étant très difficiles, ils avaient également le droit de demander un dictionnaire de mots croisés (l’étude se déroulait à une époque où le public n’avait pas accès à Internet), mais un seul était disponible et on leur disait que d’autres participants travaillaient également à compléter cette grille dans d’autres salles. Ils devraient donc interrompre leur tâche en attendant que le dictionnaire soit enfin disponible, mais l’horloge continuerait de tourner.
Ce que ne savaient pas les participants à l’étude, c’est qu’il n’y avait pas de dictionnaire, donc que l’attente serait infinie.
Un peu plus de la moitié des sujets attendirent le dictionnaire qui n’existait pas au-delà du moment où la récompense attribuée pour l’achèvement de la grille devenait inférieure à 2,40 dollars.
Pour reprendre les mots des auteurs, ils attendirent « au-delà de ce “point de non-retour”, enlisés dans un conflit auquel il n’y avait plus d’échappatoire satisfaisante ».
L’escalade d’engagement est coûteuse. Si les participants avaient déclaré forfait plus tôt, ils auraient gagné davantage. Cela donne l’impression que l’idée même de l’abandon nous ralentit, mais Rubin et Brockner ont montré que la faute est souvent imputable à la persévérance.
Les coûts irrécupérables
Une des raisons pour lesquelles on a tant de mal à abandonner quand on perd, pour économiser les frais, c’est que notre cerveau ne comprend pas intuitivement le concept d’un coût irrécupérable.
Il se dit vu ce que j’ai déjà investi, je ne peux pas lâcher. Sauf que ce qui est dépensé est dépensé, la question c’est toujours qu’est-ce que je peux gagner en continuant.
Livrons-nous, par exemple, à une petite expérience de pensée : un groupe de musique que vous adorez donne un concert en plein air dans votre ville. Le jour venu, il fait horriblement froid, il pleut à verse, et la météo prévoit le même temps pour toute la soirée. Un ami vous annonce qu’il a un billet en trop et qu’il serait ravi de vous inviter au concert.
Vous le remerciez, mais déclinez l’invitation parce que, quand bien même vous adorez ce groupe, vous n’avez aucune envie de rester sous la pluie au milieu de la foule pendant des heures, à risquer l’hypothermie.
Maintenant, imaginez que vous avez acheté un billet dès le jour de la mise en vente, au prix de 95 euros. Le jour dit, il fait horriblement froid, il pleut à verse, et la météo prévoit le même temps pour toute la soirée.
Allez-vous au concert ?
On suppose évidemment qu’il n’y a aucune possibilité de se faire rembourser.
Intuitivement, tu comprends que ça n’est pas émotionnellement la même chose. Alors que c’est rationnellement pareil. Dans les deux cas voici le choix qu’on te propose :
Est-ce que tu préfères passer ton temps au sec ou à ce concert sous la pluie ?
Que tu aies payé ou non ne change rien. L’argent est déjà dépensé. Que tu ailles ou non au concert tu as 95€ de moins sur ton compte en banque. La question c’est : qu’est-ce qui t’apporte le plus de plaisir ?
C’est même pire que ça…
Dans le cas où on t’offre un billet gratuit et que tu dis non ça veut dire que tu considères que se taper la pluie c’est une valeur négative. En gros… il faudrait te payer pour que tu acceptes d’aller accompagner ton ami au concert.
Donc si même pour 0€ tu ne vas pas à ce concert sous la pluie, tu devrais encore moins y aller pour 95€.
Que tu aies déjà dépensé l’argent ne change rien.
Mais nous sommes tiraillé·es par les coûts irrécupérables. Comme je disais, en vrai il faudrait te payer pour y aller. C’est une proposition négative.
Mais, si tu es comme moi, ton cerveau se comporte comme si justement, le fait d’aller à ce concert pour lequel j’avais affecté 95€ de mon budget ça me permet de ne pas les gaspiller, donc de ne pas les perdre et donc limite de les gagner. J’ai l’impression, intuitivement, que si je n’y vais pas j’ai perdu 95€.
Et donc je me comporte comme si dans le premier cas on me proposait d’y aller pour 0€ et donc je dis non et dans le deuxième cas on me propose d’y aller pour gagner 95€ (ne pas les perdre). Donc ça devient logique.
Sauf que non… c’est mon cerveau qui me joue un tour. Je n’ai rien à gagner ou ne pas perdre : c’est déjà fait.
L’alpiniste qui en est mort
Jeffrey R était un alpiniste expérimenté qui voulait escalader les 100 plus haut sommets de la Nouvelle-Angleterre.
C’est un projet très complexes, même dans les standards des alpinistes doués car beaucoup de ces sommets sont sans voie balisée. Il faut parfois se créer un chemin avec tous les dangers que ça implique.
Jeffrey avait escaladé 99 montagnes sur les 100.
Il se lance donc dans la dernière : Fort Mountain dans l’état du Maine.
Lorsque le temps se dégrada et que le brouillard tomba, son partenaire décida de faire demi-tour. Jeffrey n’était pas d’accord et poursuivit seul. Son corps fut retrouvé plusieurs jours après. Il avait apparemment fait une chute mortelle.
Tragique.
Mais le pire ? C’est que :
Le Jeffrey R. dont il est question est Jeffrey Rubin, le même qui, avec Joel Brockner, a étudié le comportement des individus attendant en vain un dictionnaire de mots croisés, et en a tiré un corpus imposant et influent sur l’escalade d’engagement, jusqu’à sa mort en 1995.
Si quelqu’un pouvait comprendre comment on en vient à se laisser piéger dans le feu de l’action, par incapacité à minimiser ses pertes alors que tout indique qu’on devrait abandonner, c’était bien lui. Pourtant, ce jour-là, il s’est laissé prendre au piège. Ce devrait être un avertissement pour nous tous.
Ne pensez pas que, parce que vous avez lu ce livre jusqu’ici ou avez compris ce qu’est le biais des coûts irrécupérables, ces connaissances suffiront à le surmonter. Si Rubin a été incapable de renoncer, cela devrait nous ouvrir les yeux sur la difficulté que nous autres avons à déclarer forfait.
Savoir n’est pas la même chose qu’agir en conséquence.
Mais alors on est condamné·es ?
Non… il existe des méthodes pour contrer ce bug chez nous qui nous fait persévérer jusqu’à notre mort. Mais on en parle demain.
La source
Comme toute cette semaine, je résume le livre d’Annie Duke : Quit. Toutes les citations de cet email sont issues du chapitre 4 et 5.