Charlie : la liberté de se taire
Lors des attentats un ami m’a dit tu verras comment dans l’histoire on passe vite de la défense de la liberté d’expression à la défense de l’inverse, au nom de cette même liberté d’expression.
Je l’avais regardé bizarrement. Et… même pas 24 heures après j’ai compris.
Déjà quelqu’un avait dit très justement : mais dans cette grande manifestation pour la liberté d’expression, si quelqu’un était arrivé avec un panneau Je ne suis pas Charlie, on est sûr que cette personne serait repartie saine et sauve ?
Mais… si ce n’était que ça…
Ils ont commencé par les enfants
Un enfant de 8 ans a été convoqué par la police.
Je sais pas ? Faut que j’explique le problème ? Où vous étiez les blancs de gauche à ce moment ?
Nul besoin de préciser que l’enfant s’appelle Ahmed.
Au total, 40 enfants seront signalés à la police, par leurs profs.
J’ai la haine encore en l’écrivant.
Vous étiez où ?
La plus grande marche franchie du Rassemblement National c’était ce moment. Quand on a convoqué des enfants racisés à la police parce qu’ils n’étaient pas Charlie.
Où vous étiez quand Nathalie Saint-Criq disait ça :
- On parle beaucoup, depuis quelques jours, Nathalie, d'unité nationale. Mais attention, toute la France n'était pas dans la rue, hier.- Non, Élise, il ne faut pas faire preuve d'angélisme. C'est justement ceux qui ne sont pas Charlie qu'il faut repérer, ceux qui, dans certains établissements scolaires, ont refusé la minute de silence, ceux qui balancent sur les réseaux sociaux et ceux qui ne voient pas en quoi ce combat est leur. Et bien ce sont eux que nous devons repérer, traiter, intégrer ou réintégrer dans la communauté nationale. Et là, l'école et les politiques ont une lourde responsabilité...
Vous réalisez la violence ? Donc moi, je n’étais pas dans la communauté nationale ? Ce propos c’est quoi si ce n’est une traque intellectuelle ?
Qui s’est indigné ?
Où était la gauche ?
À votre décharge, les personnes racisées anti-Charlie étaient si terrorisées de le dire en public que vous n’entendiez pas cette parole. Comme les hommes avec le harcèlement de rue
Bien sûr que y’a des personnes racisées qui n’avaient pas le bagage culturel pour dire finement pourquoi elles n’étaient pas Charlie. Mais qui les a écouté ? Qui a essayé de prendre du recul pour se dire : non mais en fait on exprime surtout de l’islamophobie, ici.
«L'éducation nationale ne laissera prospérer aucun comportement contraire aux valeurs de la République», martèle le ministère.
On parle d’enfants ! Et c’est un ministère de “gauche” qui déclare ça ?
Taisez-vous, les arabes
Si l’islamophobie en France n’est pas un phénomène nouveau, dans les semaines qui ont suivi l’attaque terroriste sur l’hebdomadaire Charlie Hebdo, il est devenu encore plus difficile pour les musulman·e·s de se faire entendre.
L’expérience d’une apparence physique considérée comme « autre », commune à toutes les personnes racisées en France, est devenue plus courante encore dans leur vie quotidienne.
À la suite de l’attentat, l’espace déjà réduit que pouvait occuper l’activisme des musulman·e·s s’est considérablement rétréci.1
Après les attentats perpétrés contre Charlie Hebdo en janvier 2015, le slogan « Je suis Charlie » s’est répandu comme une traînée de poudre à travers les réseaux sociaux et sur les affiches des manifestations nationales qui ont suivi, et auxquelles 400 000 personnes ont participé (Houllier-Guibert, 2016).
L’islamophobie, ou des sentiments antimusulmans généralisés, se sont donnés à voir ouvertement pendant cette période (Beaman, 2021) et un fossé a semblé se creuser entre, d’un côté, la France républicaine (« nous ») et, de l’autre côté, les musulman·e·s (« elles et eux ») et les quartiers défavorisés auxquels on les associe (Niang, 2019).
« Charlie » est devenu synonyme de « liberté », « égalité », « démocratie » et de « laïcité », renvoyant les « autres » à l’obscurantisme, à la barbarie et à la violence.2
Le plus grand des paradoxes c’est le nombre de gens qui nous ont expliqué que la France c’est Charlie parce que la France c’est rigoler, provoquer, se moquer.
Et en même temps on a fait taire violemment tout propos qui contestait l’unanimité sur Charlie.
Il est paradoxal qu’au nom d’une question largement présentée comme relevant de la liberté d’expression, tout un pan de la population se soit senti réduit au silence. La citation ci-dessous témoigne également du fait que les musulman·e·s ne pouvaient pas s’exprimer dans la période qui a suivi le massacre à Charlie Hebdo :
« On ne pouvait pas donner son opinion. On ne pouvait pas le donner. On ne nous entendait pas [...]. On ne nous comprenait pas donc il valait mieux raser les murs et se faire le plus discret que possible, c’était ça. » (Tina, entretien, 09/05/2017)3
Une étude sur les anti-Charlie
Je ne savais pas mais il y a eu une étude sur les anti-Charlie. Qui démonte le cliché selon lequel ce serait des gens complotistes ou indulgent avec les terroristes.
Car c’est ce qu’on entendait à la télévision !
Oui… ces gens ont existé. Il y a bien eu des complotistes qui expliquaient que c’est étrange qu’on ait retrouvé la carte d’identité du terroriste, etc. Il y a même eu des gens qui disaient ouais c’est bien fait.
Mais c’était une minorité.
Si l’étude note que les premiers cas précédemment mentionnés (complotisme et apologie du terrorisme) sont minoritaires, le phénomène du «Je ne suis pas Charlie» est «davantage significatif»:
«Les “Je ne suis pas Charlie” condamnent unanimement les attentats et ne remettent pas en cause la manière dont ceux-ci se sont déroulés. Ils refusent cependant d’afficher leur soutien à la rédaction de l’hebdomadaire, et cherchent à expliciter les raisons pour lesquelles ils ne se reconnaissent pas dans le slogan devenu symbole d’une “unité nationale”.»
Ces «Je ne suis pas Charlie» ont été très peu entendus au départ. Entre temps, ils se sont donc tournés vers le web et les réseaux sociaux pour «faire exister dans l’espace public une parole invisible dans la presse, la radio ou la télévision».
«En situation de controverse, le web agit ainsi comme un négatif, au sens photographique du terme, du débat public tel qu’il est organisé dans les autres médias: les populations exclues de l’espace médiatique peuvent y prendre la parole pour faire valoir leurs positions; elles produisent des contre-cadrages et proposent des grilles de lecture alternatives des événements; elles construisent des opinions collectives à partir de critères et de méthodes de débat bien différentes de celles en vigueur dans les autres médias», conclut l’étude.4
Dans l’étude, ils parlent d’une page Facebook que je n’ai pas connue à l’époque mais qui résume bien ma pensée du moment :
«Je ne suis pas Charlie dont je désapprouve les publications racistes, sexistes, islamophobes décomplexées depuis ces dernières années. Mais je suis horrifié par la tuerie qui a eu lieu et je suis horrifié par la stigmatisation qui va s’abattre un peu plus sur la communauté musulmane ».
Ou encore :
« Un an après, je ne suis toujours pas Charlie. Charlie se permet de dire ce qu’il veut, car il est dans une position dominante. Nous ne sommes pas égaux face à ça. On entend toujours les mêmes et il y en a qu’on n’entendra jamais alors qu’ils ont des choses importantes à dire. » (participante1, notes de terrain, 12/01/2016)
Comment se plaindre ensuite de la dépolitisation ?
Pendant les élections législatives j’ai vu plein de gens de gauche déplorer que les quartiers populaires s’abstiennent autant. Mais là encore je n’ai pas vu de prise de recul. Le lien avec Charlie.
Charlie d’ailleurs n’étant qu’une énième humiliation des banlieues. Y’en a eu plein d’autres avant qui ont mené à cette dépolitisation. Mais en ce qui concerne Charlie voilà ce qu’en dit une des études déjà citées plus haut :
Ces formes de mise sous silence mènent à une dépolitisation, dans la mesure où des acteur·rice·s dominant·e·s limitent l’exercice d’une influence politique par les marginalisé·e·s et freinent leur politisation, conduisant à leur retrait de l’espace public et au repli dans l’espace privé. Par dépolitisation, on entend ici que le groupe marginalisé se voit refuser la traduction de sa colère en revendications politiques.
(…)
Faire taire certaines voix suppose l’exercice d’un pouvoir, puisque c’est à travers ce dernier que l’on « détermine ce qui est audible et visible, quels énoncés sont à prendre en compte par la communauté et lesquels peuvent être écartés comme autant de bruits parasites » (Selmeczi, 2012, p. 499). L’effet aliénant des expériences incarnées de la différence participe également de l’évitement de la politisation.
(…)
Le propos s’organise de la façon suivante : dans un premier temps, je décris les difficultés rencontrées par les musulman·e·s, qui ont eu le sentiment de ne pas pouvoir s’exprimer dans la période consécutive aux attaques sur Charlie Hebdo ; dans un second temps, j’analyse la dimension spatiale de leur altérisation, la façon dont on leur a fait sentir qu’iels n’étaient pas à leur place, notamment par les réactions que leur apparence physique suscite dans l’espace public5
Cette séquence a coupé les jambes des personnes concernées. Ça a été une déflagration de découragement, même au sein de milieux militants :
« On [musulman·e·s] nous a tellement cassé·e·s ces dernières années, je trouve que militer était très dur, il y avait beaucoup de gens qui, moi la première, avaient besoin de faire le point. Personnellement, je reviens un peu [dans l’activisme]. [Cette loi] c’était tombé à un moment où ils nous avaient tellement massacré·e·s, mis la pression, matraqué·e·s... Tu ouvres la télé, tu vois des voiles partout, des musulmans partout.
[Les attaques sur] Charlie Hebdo, ça a été un cataclysme chez nous ! C’était trop dur et cette loi est passée à ce moment-là. Et personne ne l’a vue. Nous en tout cas, on n’était pas dehors. Pourtant, on était dehors pour la loi sur les nounous et tout [circulaire Chatel]. Mais là, tu dis : “allez, les musulman·e·s, mobilisez-vous”, bah personne ne pouvait se mobiliser. Tout le monde a des jambes coupées, des bras coupés. Il faut recommencer, il faut ressortir. [...]
En fait, la confiance en nous, déjà pour sortir de chez nous, on ne l’a même plus, ils nous ont laminé·e·s. Et même dans nos associations, aussi petites qu’elles soient, il faut qu’on reconstruise la confiance en nous. On a de la force hein, parce qu’on a beaucoup de colère, juste qu’il faut un certain moment donné, il faut qu’on la remette à sa place et qu’elle ressorte et qu’il faut qu’on la canalise et qu’il faut qu’on y aille parce que franchement c’est trop dur. » (notes de terrain, 24/01/2018)
Pour Jouda, c’est l’image négative des musulman·e·s dans un contexte de violence terroriste, exposée sur les écrans de tous les médias, qui est responsable de cette paralysie. L’articulation discursive des musulman·e·s comme menace à l’ordre républicain a affecté leur confiance en elles et eux-mêmes et a limité leur capacité à investir l’espace public
L’explosion du racisme vient de Je suis Charlie
La plupart des personnes racisées que je fréquente (ça ne vaut pas étude) ont le même discours : c’est ce moment qui a été le point de bascule.
Ce n’est pas pour rien si Dosseh le rappeur chantera quelques années plus tard :
Crois pas que les français sont racistes depuis les attentats,
Y’en a pas mal qui l’étaient bien avant ça
Tout est dit. Je suis Charlie a libéré une parole raciste.
D’ailleurs… cette année, les actes racistes ont explosé. Dans l’indifférence générale.
Mais on en reparle.
Quand j’y repense, c’est fou à quel point vous avez essayé de nous rendre honteux et honteuse, de nous faire taire. Alors que jamais je n’ai entendu des discours si violents contre les partisans du RN à la télé. C’est toujours non mais faut les comprendre. Toujours de l’empathie. Nous… nous n’en avons eu aucune.
Les personnes qui ne se reconnaissaient pas en Charlie étaient considérées comme favorables à la violence et se voyaient exclues de la communauté politique. Hayeth, par exemple, s’est sentie dépossédée de son identité de citoyenne française : « La France nous attaque dans notre chair, je n’ai pas de pays maintenant » (notes de terrain, 13/01/2015).
Elle avait le sentiment de ne plus être reconnue en tant que citoyenne française, du fait des images des musulman·e·s véhiculées dans les médias et des propos des politiques. Zeynab rendait compte comme suite de son ressenti après les attaques :
« Je suis née et j’ai grandi ici, mais si on est contre Charlie, [c’est comme si] on est contre la République. Après les attentats, je me sentais surveillée. Je n’ai pas de tranquillité intérieure, qu’est-ce que cette personne va penser de moi ? Dans les infos [on entend que les] personnes [sont] surveillées pour ce qu’ils disent. » (Zeynab, Université populaire, 11/03/2016)
Cette remarque soulève un point important, qui est que les musulman·e·s subissent des attaques de nature physique et intime du fait de l’islamophobie. Parce que Charlie était présent partout et ne pouvait être contredit, on peut dire qu’il était hégémonique : s’il est impossible de faire part d’un désaccord, c’est bien d’hégémonie qu’il s’agit.
Idem
Idem