Automatisation : on devrait DÉJA travailler 15 heures par semaine
Mais à la place on fait des jobs fictifs
Dans les années 30, Keynes avait prédit que nous travaillerions 15 heures par semaine, grâce à l’automatisation.
Comme tu le constates, il s’est trompé. Mais pourquoi ?
Avait-il tort de penser que deux tiers des tâches seraient automatisées ?
Non.
75% des gens de l’époque travaillaient dans l’industrie, l’agriculture ou les services domestiques.
Maintenant ils ne sont plus que 25%. Cette prédiction a donc bien été accomplie.
Sauf que…
…on a inventé plein de métiers inutiles pour occuper les 50% restants.
Voilà ce qui a eu lieu :
Si bien que…
Plus un métier est inutile et plus il aura tendance à être bien payé.
On l’a vu pendant le covid. Les métiers les plus indispensables, les plus vitaux, ceux qui ont dû continuer à aller au travail (éboueurs, transporteurs, grande distribution, infirmières) sont également les jobs les moins bien payés.
Si les éboueurs arrêtaient totalement de travailler ce serait une catastrophe sanitaire et écologique.
Et pourtant c’est un métier moins bien rémunéré que des métiers où on met un costard pour faire semblant de travailler.
Les Bullshit Jobs.
Ce n’est pas moi qui porte ce jugement mais les gens eux-mêmes
Je ne cite volontairement pas de Bullshit Job. Car, ce qui est intéressant dans ce concept forgé par David Graeber c’est que ce sont les gens eux-mêmes qui affirment que leur métier ne sert à rien.
Combien de gens sont concernés ?
40% !
On retrouve à peu près le 50% précédent.
Fait incroyable, à la question : « Votre emploi apporte-t-il quoi que ce soit d’important au monde ? », plus d’un tiers des personnes interrogées (37 %) ont dit être convaincues que ce n’était pas le cas (50 % ont répondu par l’affirmative et 13 % se sont déclarées indécises).
C’était près du double de ce que j’avais anticipé – en effet, j’imaginais que la proportion de jobs à la con avoisinait les 20 %. Un peu plus tard, un autre sondage conduit aux Pays-Bas a donné des résultats presque identiques – en fait, légèrement plus élevés, puisque 40 % des travailleurs néerlandais ont déclaré que leur job n’avait aucune raison valable d’exister.1
Un Bullshit Jobs c’est donc un travail jugé inutile ou nocif par la personne qui l’exerce mais qui doit faire semblant d’être utile.
En ce sens un métier comme tueur à gage n’est pas un bullshit job car les tueurs à gage n’essaient pas de faire croire à leur utilité.
Pourquoi avons-nous refusé de moins travailler ?
Revenons à la prédiction de Keynes.
Au cours du dernier siècle, le nombre de travailleurs employés comme domestiques, ainsi que dans l’industrie et l’agriculture, a chuté de manière spectaculaire.
Parallèlement, la proportion de « professions intellectuelles, managers, employés de bureau, vendeurs et employés du secteur des services » a triplé, passant « d’un quart à trois quarts de la population active totale ». En d’autres termes, comme cela avait été prédit, les métiers productifs ont été largement automatisés.
(Même en comptabilisant la totalité des salariés de l’industrie, y compris les gigantesques masses laborieuses d’Inde et de Chine, ces travailleurs ne représentent plus un aussi gros effectif qu’avant.)
Toutefois, au lieu d’une réduction massive du nombre d’heures travaillées qui aurait libéré la population mondiale en lui laissant le temps de poursuivre ses propres projets, plaisirs, visions et idées, on a assisté au gonflement non pas du secteur des « services », mais du secteur administratif.
Cela s’est traduit tout autant par l’émergence d’industries totalement nouvelles, comme les services financiers ou le télémarketing, que par le développement sans précédent de domaines tels que le droit des affaires, l’administration des universités et de la santé, les ressources humaines et les relations publiques.
Et encore ces données ne prennent-elles pas en compte les emplois qui consistent à assurer le support administratif, technique ou la sécurité pour ces industries, ni même l’ensemble des industries auxiliaires (des toiletteurs pour chiens aux livreurs de pizzas 24/24), lesquelles n’existent que parce que tous les autres passent la majeure partie de leur temps à travailler pour les précédentes.
Voilà ce que je propose d’appeler des Bullshit Jobs. C’est comme si quelqu’un s’amusait à inventer des emplois inutiles dans le seul but de nous garder tous occupés.2
Pourquoi ? Parce que nous voyons le travail comme une fonction sociale et un sacrifice. Le travail doit être dur. Parfois les gens disent j’aime tellement mon travail que je ne comprends pas pourquoi on me paie pour le faire.
C’est le miroir de cette pensée : on a intériorisé que ça devrait être dur et long.
D’ailleurs dès qu’un métier apporte de la satisfaction on baisse son salaire : c’est le cas des métiers dans les ONG par exemple.
Dans un sens c’est logique : personne n’accepterait de faire un bullshit job si c’était pas bien payé. J’ai plein d’anciens camarades d’école de commerce qui me disaient mon travail consiste à mettre un costard et à faire des powerpoint qui serviront à personne.
Ils avaient un point commun : on les avait soudoyé avec un énorme salaire.
Où est la méritocratie dans tout ça ?
On l’a déjà vu dans le premier email de la série :
Ce que le capitalisme appelle mérite, c’est uniquement ce sur quoi il peut capitaliser.
Ce n’est pas : y’a des personnes méritantes donc il faut les récompenser.
C’est : y’a des choses que je veux récompenser donc je vais appeler “méritantes” les personnes sachant faire ces choses.
On appelle talent uniquement les choses qui peuvent rapporter au capitalisme. Et c’est tout le problème. On crée un marché malsain puisqu’on rémunère les emplois les moins utiles à la société.
Comment est-ce possible que les chercheurs, les chercheuses, les profs, les agriculteurs, les agricultrices gagnent moins que [insère le métier que tu veux et qui est généralement occupé par des gens qui ont fait une école de commerce comme moi] ?
On incite les personnes les plus “talentueuses” à occuper les jobs les moins bénéfiques pour la société alors qu’on aurait intérêt à faire l’inverse.
A-t-on intérêt à rémunérer le talent ?
Et encore… je dis qu’on devrait faire l’inverse. Mais est-ce vrai ?
Disons que le talent c’est un don, comme par exemple une plus grande intelligence. Au sens de la rapidité à comprendre les choses.
Faut-il rémunérer davantage les personnes les plus intelligentes ? Pourquoi ?
Au contraire, puisqu’elles ont un avantage inné, on devrait plutôt éviter de les avantager encore plus, non ?
On a vu que la méritocratie troque souvent la notion de talent contre celle de travail. Mais c’est la même chose. Il y a des gens qui ont des plus grandes capacités de travail que d’autres. Mais ça aussi, si ça se trouve c’est juste un don. Et donc pourquoi on devrait encore plus les récompenser ?
Sans pousser le raisonnement aussi fort on pourrait dire qu’il faut limiter les différences de revenus. Et on revient à la question du salaire à vie qu’on a déjà vu ensemble. Avec un système où on peut gagner au maximum 6 fois plus que le salaire minimum.
Comment faire fonctionner la méritocratie ?
Tu as peut-être eu envie de t’insurger malgré toutes les précautions que j’ai prises pour ne jamais nommer un bullshit job. Mais justement c’est le souci. En effet, nous ne savons pas déterminer précisément l’utilité d’un job.
On a donc trois problèmes. Les deux premiers :
Si je veux imaginer une méritocratie juste, c’est-à-dire une méritocratie qui tient ses promesses, il y a deux critères.
Le premier critère c'est que ceux qui réussissent, ils ne trichent pas, ils le font en bonne application des règles.
Et le deuxième critère qui est essentiel, c'est que nous ayons dans la société des capacités de mesurer le mérite. Ça veut dire des capacités objectives qui ne sont pas arbitraires et qui permettent de dire telle personne, elle a telle performance.3
Or, on l’a vu, l’héritage est une triche qui fait que les familles qui avaient le plus grand statut social en 1170 sont les mêmes que celles de 2012. En 800 ans, ça ne bouge pas, car le jeu est pipé.
Mais ça ne s’arrête pas là. Même sans l’héritage on observe des avantages injustes. Par exemple, le fait que les enfants favorisés aient une meilleure alimentation les aide à mieux réussir à l’école. Ou encore l’effet Pygmalion : si mon environnement me suggère que je mérite de réussir ça m’aide à réussir. Inversement, si mon environnement me suggère que je suis voué à l’échec ça va me décourager d’essayer.
C’est en ce sens que les comptes de développement personnel ont un peu raison, il existe bien un effet auto-réalisateur. Mais l’erreur de ces comptes c’est de croire qu’il n’y a que ça, que si on arrive à se débarrasser de nos croyances limitantes alors c’est bon.
D’autant plus que les comptes de dev perso oublie qu’ici on parle d’abord de l’effet du regard des autres et notamment nos parents et enseignants :
la façon avec laquelle je regarde la performance de quelqu'un finit par se réaliser. Donc si je regarde les enfants comme étant capables, ils finissent par le devenir, par cette par cette croyance qui les libère de la question d'être validé ou pas.
Mais si je les regarde comme étant incapable et donc en fait comme étant pas câblé pour une performance donnée, ce qui a été observé pendant longtemps sur les capacités des communautés afro américaines aux États-Unis de faire des maths ou sur les femmes de faire du sport.4
Autre avantage injuste : les milieux favorisés ont développé des stratégies de reconnaissance. Par exemple le fait de pratiquer un sport comme la voile plutôt que le foot.
Le deuxième problème est pernicieux car les tests de performance sont construits pour favoriser la classe sociale supérieure. Par exemple, pour rentrer dans les grandes écoles de commerce il y a une épreuve de “culture générale”. Mais ce n’est pas la culture générale. C’est la culture de la bourgeoisie.
Par exemple, pendant ces épreuves, mon énorme culture rap m’a été inutile. Alors que si j’avais eu la même culture en musique classique… bingo.
Idem pour les livres, ma culture manga a été inutile. Alors que si j’avais eu la même culture en Zola, Hugo et compagnie… bingo.
Y’a des gens qui arrivent à ces concours et qui, dès leur enfance, baignent dans cette culture. Ils arrivent au concours et c’est limite naturel pour eux. Ils n’ont pas eu besoin d’apprendre.
Enfin, je rajoute un troisième critère : pour que la méritocratie fonctionne il faudrait qu’on accepte qu’un job peut être un bullshit job et donc le supprimer. Afin qu’il ne reste que des jobs qui ont un sens pour les personnes qui l’exercent.
Car, sans vouloir faire pleurer dans les chaumières, ce système rend également malheureuses les classes supérieures. En tout cas les cadres. Je ne fréquente pas de personne qui a hérité au point de ne pas avoir besoin d’un emploi. Mais je fréquente énormément de cadres qui gagnent plein d’argent et sont malheureux. Parce que leur job les aliène et que c’est très dur d’occuper son temps à faire quelque chose qu’on pense inutile. Voici deux témoignages d’une lucidité glaçante :
“J’occupe un bullshit job dans le management intermédiaire. J’ai dix personnes qui travaillent pour moi, mais pour autant que je puisse en juger, toutes sont capables de faire le boulot sans qu’on les surveille.
Mon seul rôle, c’est de leur distribuer les tâches – notez que ceux qui conçoivent ces tâches pourraient parfaitement les leur confier directement. (J’ajouterai que, bien souvent, les tâches en question sont produites par des managers qui ont eux-mêmes des jobs à la con ; du coup, j’ai un job à la con à double titre.)
J’ai été promu à ce poste tout récemment, et depuis je passe beaucoup de temps à regarder autour de moi en me demandant ce que je suis censé faire. Si je comprends bien, je suis supposé motiver les salariés. Je doute fort de gagner mon salaire grâce à ça, même si je me donne vraiment du mal !”
Ben a calculé qu’au moins 75 % de son temps est consacré à répartir le travail, puis à vérifier que les subalternes s’en acquittent. Pourtant, répète-t-il, il n’a aucune raison de penser que ces derniers se comporteraient différemment s’il n’était pas là. Il dit aussi essayer constamment, en douce, d’abattre un peu de boulot concret, mais ses supérieurs y mettent le holà quand ils s’en aperçoivent.5
Soit dit en passant, ce sont exactement ce type de personnes qui ont obligé les autres à arrêter le télétravail après le covid. Parce que ça montrait beaucoup trop le vide de leur travail.
Le deuxième témoignage :
Mon boulot consiste à encadrer et coordonner une équipe de cinq traducteurs. Le problème, c’est qu’ils sont parfaitement capables de se débrouiller tout seuls : ils sont formés à tous les outils dont ils ont besoin et savent très bien gérer leur temps et leurs missions. Du coup, je joue un rôle de « portail des tâches ».
Les demandes me parviennent via Jira (un outil de gestion des tâches en ligne), et je les transmets à la personne ou aux personnes appropriées. À part ça, je suis tenu d’envoyer des rapports périodiques à mon manager, qui les intègre à son tour dans des rapports « plus importants » destinés au PDG.6
Les sources
Deux sources principales. Le livre de David Graeber : Bullshit Jobs qu’il résume ici :
Et Samah Karaki dont je n’ai pas utilisé directement le livre (Le talent n’existe pas) puisque je n’ai écouté que le résumé :
David Graeber - Bullshit Jobs
Idem
Samah Karaki dans Blast
Idem
David Graeber - Bullshit Jobs
Idem
Je n'étais déjà pas motivé ce matin, mais là, je vais l'être encore moins.
Je n'en suis sûrement pas au niveau de Ben et ses 75% de répartition et contrôle, mais c'est peut-être aussi parce que je viens de commencer et que je prends encore beaucoup de temps à apprendre.
Ça n'empêche que j'avais déjà le sentiment au bout de deux semaines qu'il y a déjà trop de managers (3 sur 13 personnes, et avec des doublons dans les tâches), pour un service dont je peine déjà à voir l'utilité.
Une phrase célèbre de John Maynard Keynes.
« Le gouvernement devrait payer les gens à creuser des trous dans le sol pour ensuite les remplir. »
S'il savait que sa blague avait été prise autant au sérieux par le capitalisme mondialisé !