Au début j’avais choisi le mot interférence. Parce que je voulais illustrer que quelque chose coince alors que ça ne devrait pas. En effet, énormément d’autistes prennent du temps à se diagnostiquer. Quand je dis “du temps”, je parle de décennies.
Rappel : quand je parle de diagnostic je parle aussi bien d’auto-diagnostic que de diagnostic clinique. Peu importe : un diagnostic est un diagnostic.
On pourrait se dire que le diagnostic est souvent tardif car il est dur à faire. En effet, l’autisme est multiforme et ça en fait un des diagnostics les plus complexes. Mais je pense que ça n’est qu’une partie du souci. Par exemple, le TDAH a beaucoup moins de formes et pourtant on a le même souci de diagnostic qui n’arrive qu’à l’âge adulte.
Mais l’argument qui a fini de me convaincre que ce n’était pas la difficulté le problème c’est cette étude :
L'autisme n'est pas toujours aussi évident visuellement que l'utilisation d'un fauteuil roulant, mais la recherche montre qu'il existe de nombreux marqueurs subtils de notre différence que les personnes neurotypiques perçoivent, même si ce n'est pas toujours conscient. Sasson et ses collègues (2017), par exemple, ont constaté que les personnes neurotypiques identifient rapidement et inconsciemment qu'un inconnu est autiste, souvent quelques millisecondes après l'avoir rencontré.
Elles ne se rendent cependant pas compte qu'elles ont identifié la personne comme étant autiste ; elles pensent simplement que la personne est un peu bizarre. Les participants à l'étude avaient moins envie d'engager la conversation avec des autistes et les appréciaient moins que les non-autistes, tout cela sur la base d'un bref instant de données sociales.
Il est également important de souligner que les autistes participant à cette étude n'ont rien fait de « mal » ; leur comportement était parfaitement approprié sur le plan social, tout comme le contenu de leur discours. Bien qu'ils aient fait tout leur possible pour se présenter comme des personnes neurotypiques, leur performance comportait quelques détails révélateurs et était légèrement « en décalage », ce qui leur a valu d'être mal perçus.1
Selon moi, ça invalide ce truc de c’est parce que c’est dur. Ici ça se passe en quelques secondes. On devrait donc au moins avoir une piste, assez vite.
Pourquoi ?
#1 | L’énormité des clichés
Je ne m’étends pas là-dessus, mais les clichés sont si énormes sur l’autisme que ça parasite totalement notre appréciation. Moi-même, encore récemment, j’imaginais une personne autiste comme Sheldon de The Big Bang Theory. Ou alors comme forcément des génies des maths.
Et en vrai oui, j’imaginais clairement des hommes.
Voilà pourquoi c’est si important d’avoir une vision réaliste des traits de l’autisme. Une fois qu’on les a, c’est quand même beaucoup plus facile.
Je ne dis pas que c’est pas dur, mais ça permet déjà de se poser les questions.
J’ai halluciné quand j’ai demandé à mon père : mais quand j’ai vu le psy avant de sauter une classe, vous avez pas du tout parlé d’autisme ?
Et il m’a répondu non et en même temps tu présentais aucun trait particulier.
J’ai rigolé en lui disant : oui à part le fait que maman arrêtait pas de dire que j’étais trop arrogant, que j’avais trop de mal à me faire des amis et que quand j’ai trouvé 200 francs par terre j’ai acheté une encyclopédie avec pour pouvoir avoir un endroit où pouvoir être à fond dans un sujet. Chose qui faisait rire les adultes car ça leur semblait étrange un enfant de 8 ans dont le premier réflexe est d’acheter une encyclopédie (pour enfants, certes).
Le problème c’est que la plupart des gens ont une vision si déformée de l’autisme, qu’ils sont incapables de le voir quand c’est devant leurs yeux.
Encore une fois, je ne dis pas que c’est forcément facile de porter un diagnostic définitif, mais au moins avoir une puce à l’oreille.
#2 | Les concepts pseudo-scientifiques
Beaucoup de personnes jettent le bébé avec l’eau du bain. En effet, elles sentent bien que HPI, Zèbre, Multipotentiel… ça n’a pas trop de sens.
Elles parlent parfois d’étiquettes.
Mais les étiquettes n’ont jamais été un vrai souci. Dans une certaine mesure tous les mots sont des étiquettes que l’on utilise pour comprendre le monde.
Le souci ce sont les concepts faux.
Intuitivement, beaucoup de gens sentent bien que ça n’a pas trop de sens de dire qu’une personne serait trop intelligente et que ça l’empêcherait de réussir. Ou même qu’un enfant aurait des soucis à l’école parce qu’il est trop intelligent.
D’ailleurs, comme beaucoup de concepts pseudo-scientifiques, il suffit de jeter un coup d’oeil à la page Wikipédia pour en voir la fragilité.
Quand tu tapes HPI dans Google, ça redirige vers la page surdoué.
Et d’entrée de jeu, tu te prends un avertissement de Wikipédia.
Autre technique que j’utilise quand je veux détecter un concept bullshit, c’est de regarder ce que dit la page anglaise. Car, soit elle est davantage complète sur les critiques soit elle n’existe pas. Et là c’est plus ou moins le cas, a minima on peut dire que le concept est beaucoup plus technique et froid dans la version anglaise.
Mais là, y’a même pas besoin d’aller jusque là, tellement la page est bardée comme un sapin de Noël :
Je me rappelle la première fois qu’on m’a expliqué qu’une personne pensait en arborescence. Je me suis dit oui bah comme tout le monde, du coup ?
Bref, je m’égare. Un jour on fera peut-être une semaine sur ces concepts qui embrouillent au lieu d’éclairer.
Car le souci c’est que, du coup, les gens vont ranger des concepts solides comme l’autisme et le TDAH dans la même case que des concepts fumeux comme HPI et multipotentiel.
Soit pour jeter le bébé avec l’eau du bain, soit pour tout mélanger.
Il y a encore beaucoup de gens qui pensent que HPI et Autisme c’est un peu la même chose. Alors que ça n’a rien à voir. Enfin si… ça peut se ressembler si on dit qu’un cheval et une licorne se ressemblent.
#3 | La plupart des psys n’y connaissent rien
J’insiste pas car on l’a déjà vu. Ce qui est intéressant c’est que l’auteur d’Unmasking Autism a lui-même un doctorat en psychologie et qu’il reconnaît qu’il n’y connaissait rien :
Lorsque mon cousin m'a raconté tout cela, j'ai eu peur. Je ne voulais pas que tout cela soit vrai, car dans mon esprit, l'autisme était une maladie honteuse qui empêchait de vivre. Cela me faisait penser à des gens comme Chris, un enfant autiste mal coordonné et « chelou » avec qui j'étais allée à l'école et que personne n'avait traité correctement.
L'autisme m'a fait penser à des personnages de télévision renfermés et acariâtres comme Sherlock de Benedict Cumberbatch et Sheldon de la série The Big Bang Theory. Cela me rappelait les enfants non verbaux qui devaient porter de gros écouteurs encombrants pour aller à l'épicerie et qui étaient considérés comme des objets plutôt que comme des personnes.
Bien que je sois psychologue, je ne connaissais de l'autisme que les stéréotypes les plus grossiers et les plus déshumanisants. Je me disais donc qu’être autiste signifierait que je suis une personne cassée.
Comment faire, quand les personnes qui sont censées nous guider, sont perdues elles-mêmes ? Ne parlons même pas du fait qu’en France la situation est encore pire à cause de l’emprise de la psychanalyse. Une immense majorité des psys en France pratiquent une version plus ou moins pure de la psychanalyse : même quand ils et elles le nient.
Ma dernière psy niait faire de la psychanalyse. Mais quand je lui ai demandé quels symptômes du trouble borderline j’avais puisque je n’en trouvais aucun dans le DSM (le manuel scientifique), elle m’a répondu : oui mais dans la psychanalyse on le définit différemment.
#4 | L’autisme est héréditaire
Comme l’autisme est héréditaire on a souvent des parents qui sont également autistes ou qui partagent plusieurs traits autistiques. Ça pourrait être une bonne nouvelle, mais en fait ça retarde encore plus le diagnostic. Car quand l’enfant a des difficultés, le parent se dit bah c’est normal, j’ai vécu ça moi aussi. Dans le cas de Devon Price, l’auteur d’Unmasking Autism, le fait d’avoir plusieurs personnes autistes dans la famille, ça fait que certains traits sont perçus comme étant neurotypiques alors que non.
Inversement, une fois qu’une personne de la famille est diagnostiquée l’hérédité accélère ensuite le diagnostic des autres, comme un effet de cascade. Certaines personnes découvrent qu’elles sont autistes parce que leur enfant est diagnostiqué, par exemple. Et qu’on leur dit que ça augmente les chances que ça soit le cas pour elles aussi.
#5 | Le camouflage
Les autistes ont tendance à camoufler l’expression de leur autisme. Pour se conformer aux attentes des autres qui, sinon, les marginalisent. Si bien que ça complique la tâche.
Le camouflage peut d’ailleurs les tromper elles-mêmes.
Source : “T’as pas l’air autiste” n’est pas un compliment
#6 | Le genre
On l’a vu, les femmes sont moins souvent diagnostiquées car certains traits sont en contradiction avec la socialisation d’une personne genrée femme. Par exemple le fait d’avoir moins de faculté à appliquer les codes sociaux, ou se retenir de dire ce qu’on pense.
Pire encore, il y avait même à un moment une théorie qui voulait que l’autisme était ce qui arrivait quand un cerveau était hypermasculin, un cerveau masculin extrême.
Il en va de même pour le stéréotype de la "garce" qui est souvent attribué aux femmes autistes avant ou même après qu'elles aient été diagnostiquées. Au lieu de se demander si notre communication "brutale", notre évitement du small talk, notre manque de contact visuel et notre incapacité à lire les signaux sociaux peuvent être dus à un handicap, on nous accuse simplement d'être de mauvaises personnes et, une fois de plus, de présenter un défaut personnel.
En ce qui me concerne, mon style de communication et mon perfectionnisme ont même été mis sur le compte du fait que j'étais "presque du signe astrologique Vierge" (je suis née en août, mais ma date d'accouchement était le 5 septembre).
Avec le recul, il est risible que l'on ait jugé plus plausible d'attribuer mes différences à quelque chose d'aussi farfelu qu'un signe astrologique (qui n'était même pas le bon !) avant même d'envisager que je puisse avoir un neurotype différent.2
Ce que je trouve fou en lisant cet extrait c’est qu’en effet je suis sûr que y’a davantage de gens qui croient reconnaître les Scorpion, les Gémeaux et les Sagittaire, que de personnes qui reconnaissent les traits autistiques de base.
#7 | La race sociale
On l’a vu aussi mais les traits de l’autisme ont été décrits par des hommes blancs qui s’intéressaient à des enfants blancs (et généralement riches, d’ailleurs).
Or, pour une personne Noire par exemple, on risque d’avoir des traits qui s’expriment différemment. Ou plutôt devrais-je dire qui sont camouflés et/ou perçus différemment.
Quand les personnes autistes racisé·es consultent des thérapeutes blancs, leurs expressions normales d’émotions, comme la colère, peuvent être mal interprétées comme étant excessives ou « menaçantes », et les erreurs de diagnostic sont très fréquentes.
Les personnes autistes noires sont souvent obligées de masquer leurs traits et tout symptôme négatif de santé mentale parce que, tout comme les filles et les minorités de genre, la société exige qu’elles soient plus obéissantes et conciliantes que les garçons blancs. 3
Le comédien Chris Rock a récemment révélé qu'il était autiste ; plus précisément, il a été diagnostiqué d’un trouble de l'apprentissage non verbal. Dans une interview avec The Hollywood Reporter, il décrit comment des signes évidents (tels que l'incapacité à capter les indices sociaux et la tendance à interpréter les déclarations de manière hyperlittérale) ont été ignorés jusqu'à la cinquantaine.
Parce qu'il était un comédien noir extraverti, l'autisme semblait impensable comme explication des défis sociaux et émotionnels auxquels il faisait face. Chris Rock dit qu’il minimisait aussi ses propres besoins en matière de santé mentale, car il avait intériorisé l'idée que seuls les Blancs allaient en thérapie.
Sauf que, comme on vit le racisme et que c’est quelque chose de plus connu, on peut avoir tendance à ne pas se rendre compte qu’une partie de la stigmatisation que l’on reçoit provient de l’autisme. On attribue ces difficultés intégralement au fait d’être noir·e alors qu’elles sont aussi dû au fait d’être autiste. Une sorte d’intersectionnalité non identifiée.
Pour toutes les raisons évoquées ci-dessus, je soutiens fermement l'autodétermination des autistes. Je préfère les termes d'autodétermination ou d'autoréalisation à celui d'autodiagnostic, car je pense qu'il est plus judicieux d'envisager l'identité autiste sous un angle social que strictement médical.
Le diagnostic est un processus de “gatekeeping”, et il fait claquer ses lourdes portes au visage de tous ceux qui sont trop pauvres, trop débordés, trop noirs, trop féminins, trop queers, et trop non-conformes au genre, parmi d'autres.
Les autistes qui n'ont pas le privilège d'avoir accès à des diagnostics cliniques ont le plus désespérément besoin de solidarité et de justice, et nous ne pouvons pas les exclure.4
Aller plus loin
Je te conseille évidemment les deux livres que j’ai utilisé pour cette semaine :
Unmasking Autism - Dr Devon Price
Unmasked - Ellie Middleton
Mais aussi, j’ai abrégé sur les parties en rapport avec le genre et la race sociale car ça faisait long. Mais pour approfondir sur le genre tu as cet article d’
:Unmasking Autism - Dr Devon Price
Unmasked - Ellie Middleton
Unmasking Autism - Dr Devon Price
Unmasking Autism - Dr Devon Price
Je me demande, qu'est-ce que ça peut changer pour la personne de mettre un mot dessus ? Quand tu as conscient que tu es en décalage, que tu adoptes de stratégies d'adaptation, que tu préfères être seul, que même peut-être tu préviens les gens en disant "je fonctionne de telle ou telle manière", le jour où tu mets le mot autisme dessus, ça change quoi pour toi?