Il y a forcément des gens qui se posent la question. Je sais même qu’il y a des parents qui ont déjà cédé à la violence physique sous le coup de la fatigue. Ce qui est, disons-le, déjà très différent d’avoir un système de punition corporelle. Une pratique récurrente.
Ici on va donc plutôt parler de ce dernier cas. Je m’adresse avant tout aux personnes qui valident cette forme d’éducation.
#1 | La haine ou le désamour de soi
Frapper un enfant ne lui laisse que deux voies : le désamour de vous ou le désamour de lui.
Dans mon cas ça a été le désamour des parents. Voire la haine. Parce que j’avais suffisamment d’ego pour ne pas que ça ébranle mon estime de moi. Je me voyais comme un résistant qui attendait de pouvoir s’échapper.
Quand je dis le désamour, ça n’est pas forcément quelque chose qui va annuler tout l’amour par ailleurs. Simplement, ça coupe immédiatement un lien. Toutes choses égales par ailleurs, votre enfant vous aime moins.
Pourquoi susciter ça volontairement ?
#2 | La mémoire déborde
Sommes-nous l’être qui vit le présent ou l’être qui se rappelle du passé ?
Voici un extrait d’un livre qui s’appelle Stumbling on happiness et que j’aime tellement que j’en ai fait une des sources principales de mon livre à moi.
Comme nous l'avons vu, la mémoire ne stocke pas un long métrage de notre expérience, mais stocke plutôt un synopsis idiosyncrasique, et parmi les idiosyncrasies de la mémoire se trouve son obsession pour les scènes finales. (...), lorsque nous regardons rétrospectivement l'ensemble de la série, notre impression est fortement influencée par ses éléments finaux.
Cette tendance est particulièrement aiguë lorsque nous revenons sur les expériences de plaisir et de douleur. Par exemple, les volontaires d'une étude ont été invités à plonger leurs mains dans de l'eau glacée (une tâche de laboratoire courante qui est assez douloureuse mais qui ne cause aucun dommage) tout en utilisant une échelle d'évaluation électronique pour signaler leur inconfort à chaque instant.
Chaque volontaire effectue à la fois un essai court et un essai long. Lors du court essai, les volontaires ont immergé leur main pendant soixante secondes dans un bain-marie maintenu à une température froide de cinquante-sept degrés Fahrenheit. Lors du long essai, les volontaires ont immergé leur main pendant quatre-vingt-dix secondes dans l'eau du bain qui a été maintenue à une température froide de cinquante-sept degrés Fahrenheit pendant les soixante premières secondes, puis subrepticement réchauffée à une température pas tout à fait aussi froide de cinquante-neuf degrés au cours des trente secondes restantes.
Ainsi, le court essai consistait en soixante secondes froides, et le long essai consistait en les mêmes soixante secondes froides avec trente secondes froides supplémentaires.
Quel essai a été le plus douloureux ? Eh bien, cela dépend de ce que nous entendons par douloureux. Le long essai comprenait clairement un plus grand nombre de moments douloureux, et en effet, les reportings instantanés des volontaires ont révélé qu'ils ressentaient un inconfort égal pendant les soixante premières secondes des deux essais, mais beaucoup plus d'inconfort dans les trente secondes suivantes s'ils ont gardé leur main dans l'eau (comme ils l'ont fait lors de l'essai long) que s'ils l'ont retirée (comme ils l'ont fait lors de l'essai court).
En revanche, lorsqu'on a ensuite demandé aux volontaires de se souvenir de leur expérience et de dire quelle épreuve avait été la plus douloureuse, ils avaient tendance à dire que l'épreuve courte avait été plus douloureuse que la longue. Bien que le long essai ait obligé les volontaires à endurer 50% de secondes supplémentaires d'immersion dans l'eau glacée, il a eu une finition légèrement plus chaude et est donc resté dans les mémoires comme la moins douloureuse des deux expériences.
Le fétichisme de la mémoire pour les fins explique pourquoi les femmes se souviennent souvent de l'accouchement comme moins douloureux qu'il ne l'a été en réalité et pourquoi les couples dont les relations ont mal tourné se souviennent qu'ils n'ont jamais été vraiment heureux au départ.
Pour la même raison, même s’il est plus douloureux de retirer lentement un pansement, le retirer d’un coup sec va générer un souvenir plus douloureux.
C’est pareil ici : quand je repense à mon enfance, les coups prennent une place démesurée. Encore plus que quand j’ai vécu l’événement.
Je ne dis pas que je l’ai bien vécu, hein ? Mais là c’est amplifié : quand j’essaie de me rappeler de mon enfance, j’ai énormément de souvenirs qui sont des scènes de coup.
Là encore… pourquoi susciter ça chez nos enfants ?
#3 | Les enfants sont des personnes
Il ne faut pas infantiliser les enfants. Je sais, c’est surprenant. Mais je n’ai jamais compris pourquoi on faisait ça. Ça va au-delà des coups : dans notre manière de leur parler, de leur cacher certaines choses, de leur faire croire au Père Noël…
Un enfant est une personne. Une petite personne, certes, mais une personne quand même.
Elle a une dignité.
C’est une partie de ma dignité qui m’a été retirée par les coups.
Et, même si tu ne crois pas que l’enfant est une personne, tu peux te dire que l’enfant va devenir une personne. Une personne qui se rappellera d’avoir été privée de dignité par les coups.
Ce n’est pas parce que les enfants n’ont pas de représentants que c’est ok de les humilier.
#4 | Rompre le cycle
Si tu as toi-même été victime de violences physiques enfant, il est primordial que tu stoppes le cycle s’il est encore temps. Sinon, imagine la culpabilité qui va t’envahir le jour où tu vas immanquablement comprendre que tu as fait comme on t’a fait. Même si tu le fais en moins fort.
Quelqu’un doit rompre le cycle à un moment.
Il faut en trouver la force.
Même si, rompre le cycle empêche de conserver sa dignité.
Puisque je ne frappe pas les enfants, la question de ma dignité me hante. Je me demande pourquoi j’ai pris des coups ? Ça servait à quoi ?
Si ça ne servait à rien ? Alors pourquoi ?
Jusqu’à mes 25-27 ans environ, j’ai perpétué mentalement le cycle puisque je trouvais légitime de taper les enfants. Je n’imaginais pas une éducation possible sans ça. Du coup, ça donnait un sens à tout ça.
#5 | L’enfant est trop faible
Pose-toi la question : frapperais-tu l’enfant s’il pouvait te répondre immédiatement ?
Plusieurs fois dans ma vie j’ai eu la pulsion de frapper une femme. Par exemple après des accrochages sur route.
Tu sais le pire ? C’est que la dernière fois dont je me rappelle, c’était un homme qui conduisait. Il avait essayé de cogner mon vélo avec sa voiture parce que je lui avais signifié de faire attention. J’ai sauté du vélo, je suis descendu en hurlant.
J’avais envie de le frapper, mais il était visiblement plus fort que moi. L’envie m’est passé vite. En revanche, y’avait sa femme dans la voiture, qui m’insultait aussi, et j’ai vraiment eu envie de la tirer de la voiture et de la frapper avant qu’il ait le temps de réagir.
Cette pulsion a été bien plus forte. Pourquoi ? Parce que JE PEUX.
C’est pour la même raison qu’il ne faut jamais y céder. C’est pour ça que c’est encore plus maléfique et immoral d’y céder.
C’est pareil pour l’enfant. Le fait de pouvoir le faire sans danger doit nous astreindre à encore plus de contrôle. Notre honneur en dépend. Là où on peut imaginer une forme d’honneur à s’attaquer à une personne de notre taille, où est l’honneur à aller frapper un être si petit ?
Sans compter l’horreur de son point de vue. Tu imagines ? Tu es un être qui dépend des autres pour survivre. Ce sont des humains qu’on appelle “tes parents” qui te permettent de manger. Et ces mêmes humains te frappent ?
C’est littéralement une condition carcérale.
La personne qui est source de vie, ne peut pas être source de violence physique.
On le comprend très bien avec les animaux domestiques, alors pourquoi on a du mal avec les enfants ?
L'autre bonne raison c'est qu'il y a des alternatives d'éducation non violentes qui marchent !
Je pense que cette croyance qu'il n'y a que la manière d'éducation qu'on connait qui marche est ce qui fait perdurer le cycle. Une fois qu'on a admis que c'était faux, il est impossible d'un point de vue éthique, entre deux méthodes qui marchent, de continuer à opter pour la plus violente.
D'ailleurs au passage, pour rebondir sur le message de Françoise Leygnac, c'est vrai aussi pour l'éducation des animaux domestiques. Si on communique mieux avec son chien, on n'a plus besoin d'agir de manière autoritaire.
Je ne pense pas qu’on le comprenne mieux pour les animaux. Il y a même tout un courant de pensée "à l’ancienne", qui fait de la souffrance infligée un mode normal d’éducation.
Il me semble que c’est Marx qui a montré comment la violence est un exutoire à la frustration économique et sociale. Schématiquement, l’ouvrier bat sa femme qui flanque une torgnole à son fils qui va balancer un coup de galoche au chien qui passe.
Tu as raison. Cette violence est la violence des lâches. On bat plus faible que soi parce qu’on peut. Quand il devient fort, on s’abstient prudemment.
Je viens d’une famille paysanne où on battait les enfants occasionnellement. Il m’est arrivé de recevoir des fessées. Peu mais cuisantes. Elles ont cessé quand je me suis retournée pour faire face. Comme si le fait de subir auparavant valait pour acceptation.