Séparer l'homme de l'artiste ?
Cette semaine j’ai reçu cet email d’une abonnée (qui m’envoie toujours des emails oufs soit dit en passant, dès que je vois son nom dans ma boîte je sais que ça va être intéressant…merci !) :
Hello,
C'est marrant en lisant ton mail je ne m'attendais PAS DU TOUT à ce contenu.
J'étais plus partie sur "des chansons dont on a honte, parce que le chanteur est un connard, raciste, délinquant meurtrier ..."
Par exemple, j'ai honte d'écouter, Noir Désir, R Kelly, Sardou, ou certains rappeurs aux propos clairement homophobes.
On retombe vite dans le débat "peut on dissocier l'artiste de l'œuvre", pour lequel la raison a envie de dire non, mais je ne m'y tiens pas du tout.
C’est un sujet extrêmement complexe que j’ai hésité à aborder car je n’ai pas de socle théorique dessus. Mais je ne voulais pas fuir le sujet. Donc je vais te partager mon protocole. Il vaut ce qu’il vaut.
“Chanter du Michael après Leaving Neverland”
Quand j’ai entendu Orelsan rapper ça, je n’ai pas compris de quoi il parlait. J’ai compris que c’était Michael Jackson car il a passé toute sa carrière à dire qu’il était fan.
Et quand il est mort :
En l'An de Grâce "MJ + 1" La moitié d'ma jeunesse est morte le 25 juin
Ce que je ne savais pas en revanche c’est qu’un documentaire glaçant était sorti en 2019 : Leaving Neverland. Jusque là, beaucoup de gens expliquaient que les histoires de pédophilie n’avaient jamais été confirmées par la justice. J’ai même cru aux gens qui expliquaient que c’était que des coups montés. Je n’ai pas dû être le seul.
Après la diffusion de Leaving Neverland par HBO, des dizaines de stations de radio dans différents pays du monde ont arrêté la diffusion des chansons de Michael Jackson.
Orelsan, fait le même constat que dans l’email :
On retombe vite dans le débat "peut on dissocier l'artiste de l'œuvre", pour lequel la raison a envie de dire non, mais je ne m'y tiens pas du tout.
Séparer ? Alors séparez !
Déjà, il faut évacuer les positions hypocrites. Derrière l’injonction à séparer l’homme de l’artiste on a énormément d’hypocrisie. Premièrement parce que le principe semble ne fonctionner que pour les hommes. Quand c’est une femme, au contraire, on fouille la vie privée de partout pour la juger.
“Séparer l’artiste de l’œuvre, c’est une question qu’on ne réserve qu’aux hommes”, souligne la sociologue.“Quand c’est une femme artiste qui révolutionne la littérature ou le cinéma, on parle toujours du privé, de l’intime et on trouve ça souvent passionnant”, évoque-t-elle en citant les exemples de Marguerite Duras ou Chantal Akerman.
Mais “quand on en vient aux hommes, là il faut séparer, là on n’a pas le droit de parler d’agressions sexuelles et de leur obsessions pour les corps des petites filles parce qu’il faut les protéger”, poursuit Iris Brey.
Ce qui veut dire, qu’en vérité, certaines personne se servent de ce principe pour faire taire toute dénonciation.
Pire encore, certaines personnes ne séparent que quand ça les arrange. Parce que, dès qu’un artiste est en prison, elles vont appeler à sa libération. Je l’ai énormément vu sur Vybz Kartel et Young Chang MC, deux artistes qui ont été condamnés à de lourdes peines après des crimes ignobles (meurtre et torture).
Et bien en permanence on a des gens qui viennent écrire pendant la peine Free Kartel ou Free Young Chang. Je ne comprends pas pourquoi ? Sauf à développer une pensée critique de la prison ? Mais ce n’est pas ça : ces personnes ne veulent pas libérer les autres détenus. Elles veulent juste libérer leur artiste préféré. Ça n’a aucun sens.
Pourquoi ce passe-droit ? Si je suis artiste je peux tuer des gens et ne pas aller en prison ?
Encore une fois, je suis pour l’abolition de la prison mais ce n’est pas le débat ici car ce n’est pas le cas des personnes en question.
L’impact de l’enfance
Que faire des oeuvres qui nous ont touché enfant ? Quand on n’avait pas assez d’esprit critique. Par exemple, mon dessin animé préféré c’est Le Roi Lion. C’est même une de mes oeuvres préférées tout court. Mais maintenant je sais que c’est une oeuvre qui promeut des valeurs de droite voire d’extrême-droite. Je la regarde avec une distance critique.
Pour autant quand j’entends :
yaaaaaaaa chibondaaaaa na ma né na ma niaaaaaaaaaaaaaa
J’ai un frisson, envie de danser et de lever un chat comme Simba :
Est-ce que je m’en veux ?
Non. Je n’y peux rien : on m’a ancrer l’oeuvre quand j’étais enfant.
Donc je la regarde avec les frissons mais en expliquant autour de moi tous les problèmes que pose l’oeuvre.
Je ne boycotte pas
A titre personnel, j’utilise très peu la démarche de boycott. Probablement que le fait de créer moi-même du contenu me biaise. J’en ai conscience. Je sais que je suis souvent agacé quand par exemple je vois des gens qui n’ont aucun souci à payer un restaurant gastronomique, rechigner à payer un film et chercher à le pirater.
Ou alors qui n’ont jamais soutenu financièrement leurs artistes préféré·es mais qui vont vite boycotter. Quand ça ne va pas dans les deux sens j’ai l’impression que c’est une fausse excuse.
Mais, encore une fois, je suis biaisé par ma position. Il n’y a pas si longtemps j’étais le premier à pirater du contenu. Maintenant ça me paraît quasiment inconcevable (tant que j’ai un revenu qui le permet, hein, on est bien d’accord).
Pour autant ce n’est pas parce que je boycotte peu que je suis pour une position pacifique.
Le cas des cavales
Déjà, il y a les cas du type Polanski : la personne a été condamnée mais fuit la police. Et, dans ce cas, effectivement j’estime qu’il est de ma responsabilité de faire du boucan dans l’espace public, quitte à passer par du boycott.
Là où quelqu’un qui a purgé ma peine ne m’inspirera pas le même réflexe.
Mais dans tous les cas …
Il faut lutter politiquement
Ensuite ce n’est pas parce que dans mon intimité je ne boycotte quasiment aucune oeuvre que je suis obligé de le clamer. Je peux consommer l’oeuvre dans mon coin sans le dire à personne. Surtout si je sais que ça peut être vu comme un signe de soutien à la personne. D’ailleurs tu remarques que je ne cite pas ce que j’écoute avec “honte”. Pour ne pas promouvoir.
On peut lutter dans l’arène politique contre la personne qui porte l’oeuvre en tant que personne.
Ça passe par exemple s’opposer à ce que l’artiste soit décoré dans certaines cérémonies.
Ça passe par donner la paroles à des victime s’il y en a.
D’ailleurs…
On aime parler de censure alors que…
… souvent les positions sont plus subtiles. Mais sont caricaturées. Par exemple, quand Adèle Haenel a pris la tête du mouvement de contestation de la nomination de Polanski aux César, elle n’a pas demandé à ce qu’on boycotte l’oeuvre. J’ai été étonné de le lire tellement les gens de droite on fait croire qu’on essayait de les “censurer”
Il y a quelques semaines lors du festival du film de la Roche-sur-Yon, Adèle Haenel suggérait en effet que la projection du nouveau film “J’Accuse” de Roman Polanski soit encadrée d’un débat sur la culture du viol.
On est quand même SUPER loin d’un appel au boycott. Juste un appel à faire entendre d’autres voix, pour donner du contexte au public.
De même, certaines personnes aiment faire croire que y’a des carrières brisées par des accusations ou des boycotts. La vérité c’est que c’est très rare. La plupart des artistes accusés de violences sexuelles et sexistes n’ont pas le moindre ralentissement de carrière.
Polanski lui-même continue à faire des films qui peuvent être nominés aux César alors qu’il a été condamné par la justice américaine et qu’il a un mandat de recherche d’Interpol. Il n’y a que trois pays qui le protègent :
Le réalisateur est, en raison des poursuites engagées par la justice américaine contre lui depuis 1977, toujours considéré par Interpol comme fugitif, et ne peut circuler librement que dans trois pays : la France, la Pologne et la Suisse.
Donc bon… ça va… la carrière tient le choc.
Chaque personne a son rythme
Au final, c’est un cheminement individuel. Y’a des gens qui décident de n’acheter plus que des livres écrits par des femmes. Ça se tient. Y’a des gens qui boycottent les criminels condamnés. Ça se tient.
Ce qui ne se tient pas en revanche c’est de commencer à vouloir obliger les gens à consommer un artiste parce qu’il ne faut surtout pas mélanger l’homme et l’artiste.
Ce qui ne se tient pas c’est les gens qui s’offusquent parce qu’on s’offusque et qui crient que c’est la fin de la civilisation quand une partie du public décide un boycott.
Ce qui ne se tient pas c’est de se servir du principe de dissociation entre la personne et son art pour étouffer tout débat de société. Car c’est bien souvent de ça dont il s’agit.