Dans les épisodes précédents on a vu à quel point on avait du mal à abandonner. On a exploré plusieurs raisons pour ça. Notamment le fait qu’on ne veut pas figer une perte alors on a tendance à doubler la mise dans les situations désespérées. Mais on a pas encore parlé de l’effet Ikea.
C’est à moi donc c’est mieux
Un des génies d’Ikea c’est d’avoir réussi à nous faire construire nos meubles. Car, non seulement c’est moins cher pour Ikea mais en plus nous accordons plus de valeur aux meubles que nous avons nous-même construits.
Cet effet ne s’arrête pas au meubles Ikea : il touche tout ce que nous infusons de notre sentiment de possession. Voici une des expériences illustrant cet effet.
On a un groupe A à qui on propose d’être rémunéré soit par un mug, soit par une barre chocolatée. Après avoir effectué un petit travail.
56% des personnes choisissent le mug et 44% prennent la barre chocolatée.
Puis on prend un autre groupe B qu’on rémunère uniquement avec des mugs.
Après un moment, on leur demande s’ils veulent échanger le mug contre une barre de chocolat.
Surprise… 90% refusent ! Alors qu’ils devraient être environ la moitié à vouloir changer.
On refait pareil avec un groupe C qu’on rémunère uniquement avec la barre chocolatée.
Après un moment on leur propose d’échanger avec un mug. Et, là encore…
90% refusent.
En d’autres termes : nous accordons un bonus de valeur aux objets que l’on considère posséder.
C’est pour ça que y’a un décalage quand on vend des objets d’occasion : on ne comprend pas pourquoi les prix sont aussi bas. Car nous survalorisons les objets qui nous ont appartenu.
Mais ça ne s’arrête pas aux objets :
Les premiers travaux sur l’effet de dotation ont concerné la propriété physique d’objets et la valeur ajoutée que nous attribuons à ces objets une fois qu’ils sont en notre possession. Toutefois, comme l’ont souligné Carey Morewedge et Colleen Giblin dans un article de 2015, nous pouvons nous attacher à bien plus que des objets physiques.
Au fur et à mesure que la recherche sur l’effet de dotation s’est développée, il est devenu de plus en plus évident que nous étions capables de nous attacher à nos croyances, nos idées et nos décisions. Nos croyances et nos idées deviennent nos possessions. Nous possédons ce que nous achetons et ce que nous pensons.
Le poids du jugement des autres
L’autre force qui va nous empêcher d’abandonner c’est la pression du regard des autres.
En abandonnant une croyance, vous admettez que vous avez commis une erreur. Si vous vous lancez dans un projet et changez d’avis, vous passez de « j’échoue » à « j’ai échoué ».
Et si vous avez échoué... cela ne signifie-t-il pas que vous avez commis une erreur dès le départ ? Bien entendu, la réponse est « non ».
Mais c’est pourtant ce que nous ressentons. Si vous rejoignez une secte que vous finissez par quitter, pourquoi y avoir adhéré ?
Pourquoi avoir donné tout votre argent ? Pourquoi avoir rompu avec votre famille ?
Si vous abandonnez le patinage artistique, que reste-t-il de tous vos efforts ? Cela signifie-t-il que vous avez pris les mauvaises décisions ? Que vous avez échoué dans votre objectif ?
Ce désir de cohérence, nous l’avons vu, nous empêche de renoncer. Tout comme la peur que les autres nous jugent aussi sévèrement que nous nous jugeons nous-mêmes.
C’est encore plus dur quand on est contre le statu quo
C’est plus facile d’échouer en faisant comme tout le monde. C’est d’ailleurs probablement une raison de tous ces proverbes qui nous disent de persévérer. Car en effet, dès qu’on quitte le statu quo la pression sociale se multiplie. Si bien qu’on préfère échouer en faisant comme tout le monde, que réussir en faisant un truc différent.
Pour autant… parfois on fait un truc différent et on a tort.
Dans ces cas là c’est encore plus dur d’abandonner.
Ça explique aussi pourquoi autant de personnes s’enfoncent dans des théories du complot et si peu en reviennent.
La solution : un coach d’abandon
Tu as peut-être déjà vécu cette scène : tu quittes un·e partenaire ou un job et on te dit…
Ah ouais mais moi j’ai toujours su que tu devais le/la quitter…
Et tu te dis mais pourquoi tu l’as pas dit avant ?
Et bien il faut justement réussir à construire un système qui va permettre aux gens de nous le dire avant. Pour ça il faut désigner une personne qui va être notre coach qui dit la vérité.
Pour que la relation avec le coach fonctionne, il faut lui donner l’autorisation de jouer ce rôle. Cela demande de s’engager clairement à écouter des vérités qui pourraient faire mal.
Si vous demandez un conseil sans cet accord préalable, votre interlocuteur aura tendance à vous préserver en vous disant ce qu’il pense que vous souhaitez entendre.
Même si vous êtes vraiment prêt à entendre la vérité, si vous ne l’exprimez pas haut et fort, la personne à laquelle vous demandez conseil présumera généralement que vous cherchez simplement à être rassuré·e. Vous n’obtiendrez donc rien de plus.
D’ailleurs, on ne peut pas en vouloir aux gens de se comporter ainsi. En effet, quand on conseille à quelqu’un d’abandonner alors qu’il ne nous a pas demandé l’autorisation on prend le risque de le radicaliser dans son escalade d’engagement.
Il ne suffit pas d’avoir le bon message : le dire de la mauvaise manière peut avoir l’effet totalement inverse.
Il est donc important de ne jamais insister sans sollicitation.
Voici un modèle pour amener la chose de manière équilibrée :
Lorsque l’on vous demande un conseil, ne prenez pas cela pour une autorisation. Tentez plutôt l’approche de Ron Conway, que l’on peut résumer en quatre étapes :
ÉTAPE 1 | Faites savoir que, à votre avis, il faudrait envisager de renoncer.
ÉTAPE 2 | Si votre interlocuteur refuse cette idée, battez en retraite et convenez avec lui qu’il peut renverser la situation.
ÉTAPE 3 | Définissez très clairement à quoi la réussite ressemblerait dans un avenir proche et notez ces « critères d’abandon ».
ÉTAPE 4 | Convenez de reprendre cette conversation ultérieurement et, si les indicateurs de la réussite n’ont pas été atteints, d’avoir une conversation sérieuse sur le renoncement.
Les étapes 3 et 4 attestent implicitement que votre interlocuteur vous aura donné l’autorisation de parler librement et sans détours. Et bien entendu, tout au long du processus, rappelez-lui que la vie est trop courte.
Qu’est-ce qu’un critère d’abandon ?
C’est quelque chose qu’on essaie de fixer avant de devoir soupeser la décision.
D’ailleurs, le modèle de Ron Conway qu’il applique pour pousser des entrepreneurs à abandonner leurs startup dans l’impasse ressemble au modèle qu’on m’a enseigné pour aider les personnes alcooliques (ou ayant un trouble avec n’importe quelle drogue) :
Commencer par constater les dégâts actuels
Ne jamais dire à la personne qu’elle est alcoolique pour ne pas la braquer
Lui demander tu considèrerais que tu as un problème avec l’alcool (ou n’importe quelle autre drogue) si tu faisais quoi ?
Attendre un petit moment et revenir faire le bilan une fois que la personne a dépassé les seuils qu’elle avait elle-même fixé
Mais ça s’applique dans toutes les situations. Par exemple tu peux te dire que tu quitteras ton job si tu passes plus de 30 jours consécutifs à avoir la boule au ventre le matin en y allant.
Ou alors si je dépasse une perte de 150€ au casino alors j’arrête d’essayer de me refaire et j’abandonne.
Mélanger le coach et les critères d’abandon
Pourquoi mélanger les deux concepts ? Après tout on pourrait se limiter à se fixer des critères d’abandon.
Sauf que… une fois pris·e dans la situation nous n’auront plus ce recul. Rappelle-toi du scientifique qui a dédié sa vie à étudier les escalades d’engagement et qui a fini par mourir en montagne parce qu’il n’a pas voulu abandonner la montée de son 100ème sommet.
Savoir que cette faille est en nous ne suffit pas à la combler. Une personne extérieure aura donc toujours plus de facilité que nous à se prononcer.
Mais pour ça il faut trouver quelqu’un qui accepte de te blesser à court terme pour te protéger à long terme.
Quand j’ai demandé à Daniel Kahneman quel était, selon lui, le secret pour savoir quand raccrocher, il m’a répondu : « Nous avons tous besoin d’un ami qui nous aime sincèrement, mais qui n’hésite pas à être franc, au risque de nous faire de la peine. »
Face à la décision – persévérer ou lâcher l’affaire –, nous sommes plus vulnérables aux biais cognitifs qui nous retiennent d’abandonner. L’idée de Kahneman est qu’un observateur extérieur est bien plus susceptible d’avoir un point de vue rationnel sur la question, puisqu’il ne se trouve pas dans la même situation.
Toutefois, le plus souvent, quand l’observateur extérieur voit une personne dans le pétrin, il préfère ne pas lui dire la vérité pour ne pas la blesser. En compatissant ainsi, il l’empêche de voir ce que lui voit. Et pourtant, s’il se refuse à la blesser, c’est justement parce qu’il l’aime...
Mais il ne l’épargne qu’à court terme, car cette personne file droit vers un échec qui la blessera bien davantage. Nous avons tous besoin de quelqu’un qui nous aime, mais qui comprenne également qu’il vaut mieux, pour notre bonheur à long terme, exprimer une vérité désagréable que de nous laisser avancer sur le chemin de l’échec.
C’est le point de vue de Daniel Kahneman. Lorsque vous aurez trouvé cet ami, demandez-lui de devenir votre coach, celui qui vous aidera à déterminer quand le moment de laisser tomber sera venu. Si Daniel Kahneman – qui a consacré sa vie à étudier les biais cognitifs et les mauvaises décisions – a lui-même besoin d’un coach, alors tout le monde en a besoin.
Il se trouve que le sien se nomme Richard Thaler et qu’il a, lui aussi, reçu le prix Nobel. La majorité d’entre nous n’a pas la chance d’avoir à ses côtés un individu de cette stature, mais nous devrions tous essayer de trouver la personne qui saura nous dire la vérité – un ami proche, un conseiller, un collègue, un parent...
Il faut simplement qu’elle ait à cœur nos intérêts à long terme et soit prête à nous dire ce que nous avons besoin d’entendre et non ce que nous voulons entendre.
La source
On a continué notre progression dans le livre Quit d’Annie Duke. Et pour cet épisode les citations sont extraites des chapitres 7, 8 et 9.
Et ce sera le dernier épisode de la semaine gratuite. Bien sûr, si tu es premium, on se revoit demain et après-demain pour les deux épisodes bonus.
Si tu veux approfondir le sujet, je ne peux que trop t’inviter à aller lire le livre :