J’ai beaucoup hésité à t’écrire ça. Déjà parce que ça va à l’encontre de ma promesse éditoriale. En effet, normalement je t’envoie des contenus intemporels et non anxiogènes.
Mais, plus ça avance, plus j’ai du mal à ne pas prendre la parole.
Je ne sais pas encore comment… ça va peut-être être un peu fouillis. Peut-être que c’est une mauvaise idée. On verra. J’écris sans plan.
En tout cas je suis sûr d’une chose : nous sommes en train de plonger vers le bas du spectre démocratique.
La démocratie est un continuum
Si tu me suis depuis longtemps tu as peut-être pensé mais Nicolas ça fait des années que tu dis que la France n’est pas une démocratie.
Oui c’est vrai. La France est loin d’une démocratie à 100%. Dans une démocratie à 100% par exemple il ne peut pas y avoir d’élections. En effet, élire quelqu’un revient à déléguer le vote. Pire encore, élire veut dire qu’on pense qu’il y a des personnes meilleures pour concevoir les lois. Dans une démocratie totale on procède par tirage au sort quand on a besoin d’avoir par exemple une Assemblée nationale.
La démocratie c’est le vote des lois. Mais l’élection n’est pas le vote des lois. On confond les deux.
Croire que l’élection est le coeur de la démocratie c’est faire une mauvaise parodie. Dans une démocratie on vote énormément, c’est vrai. Mais on vote les lois. On vote pas pour des gens qui votent les lois à notre place.
Mais pour autant… un pays avec des élections non truquées est davantage démocratique qu’un pays avec des élections truquées pour conserver la même personne au pouvoir. On ne peut pas le nier. C’est pas tout ou rien. Y’a pas de seuil de la démocratie ou en dessous c’est un régime autoritaire et au dessus une démocratie.
C’est important d’avoir cette nuance en tête car ça permet d’éviter le piège : démocratie ou pas démocratie.
Je ne vais pas te dire que la France est désormais une dictature, ni même un régime autoritaire. Ce n’est pas le cas.
Mais je vais te dire pourquoi on est en train de perdre des pourcentages de démocratie. Et, effectivement si on en perd trop on finit dans un régime autoritaire. On en est évidement encore loin.
Mais ce n’est pas parce qu’on est encore loin de ça qu’il ne faut pas s’alarmer quand on perd des points.
Mais pourquoi je dis ça ?
Je vais te lister un ensemble d’anomalies. Attention… aucune de ses anomalies en soi ne suffirait à me faire dire que la démocratie s’effrite. C’est la combinaison qui est choquante.
Anomalie #1 : une loi qui passe malgré une opinion hostile
La réforme des retraites fait face à un rejet franc de l’opinion :
Une étonnante stabilité. Seulement 32 % des Français se disent favorables à la réforme des retraites, selon un sondage de l’Ifop pour Le Journal du Dimanche.
Quatre points de plus qu’en février mais un chiffre identique à celui de mi-janvier. « Il y a un front du refus et une adhésion à cette réforme extrêmement basse avec une opinion publique figée », synthétise Frédéric Dabi, directeur général opinion de l’Ifop.
Les moins de 35 ans sont les plus opposés (à 74 %) à cette réforme. Les plus favorables sont les plus de 65 ans, avec 50 % d’opinions favorables, soit le double de presque toutes les autres catégories d’âge. Autre point saillant : les salariés du secteur public sont les plus hostiles (85 %), près de 10 points de plus que les salariés du privé, les dirigeants d’entreprise et les chômeurs.
Et c’est un rejet après les débats. On ne parle pas d’un rejet d’entrée de débats. Par conséquent, passer la loi quand même est un déni de démocratie.
Alors souvent on répond oui mais dans ce cas là l’abolition de la peine de mort en 1981 était antidémocratique.
Bah oui ?!
Tout à fait !
Selon un sondage de l'IFOP, en 1981, 63 % des Français souhaitaient le maintien de la peine de mort
En 1981 on a tordu le bras du principe démocratique au nom d’un droit humain supérieur. La dernière partie de la phrase est importante. L’idée c’était que même si la majorité ne s’en rendait pas encore compte c’était le sens de l’histoire humaine.
Mais surtout en 1981… il y avait une différence majeure…
Anomalie #2 : une loi qui passe malgré une assemblée nationale hostile
On est en train de s’habituer à l’utilisation du 49-3. C’est dramatique.
En vrai ce n’est pas l’utilisation en soi le problème. En effet, il a été prévu explicitement pour ce cas de figure : un président qui a une majorité relative.
C’est donc la cinquième république dans son ensemble qui est bien moins démocratique que les autres régimes européens.
Mais, même en restant dans la logique de la cinquième ce qui est étonnant ici c’est qu’il s’agit à la base d’une réforme dont le contenu devrait plaire à la droite. Donc il devrait y avoir une majorité, comme pour les textes précédents.
Alors pourquoi LR recule ? Justement parce qu’ils subissent la pression de leurs électeurs.
Ça dit quelque chose…
En tout cas, de l’aveu même de la Première Ministre, le texte allait être rejeté à quelques voix près (ou accepté de justesse).
Ce n’était pas du tout le cas de l’abolition de la Peine de mort qui est passée avec 363 voix contre 117 c’est à dire avec 76% des votes exprimés.
Encore une fois on en revient à ce que je disais au bout : c’est la somme des anomalies le souci.
Le 49-3 ça arrive, mais pas forcément avec une opinion ultra hostile. Une opinion hostile ça arrive mais pas forcément avec un 49-3.
Anomalie #3 : un vice démocratique
Je crois que c’est le patron de la CFDT qui l’a décrit ainsi. Je trouve que c’est une bonne expression. De la même manière qu’on dit un vice de procédure.
En gros l’idée c’est que, certes c’est pas une dictature, mais qu’il y a eu un vice de démocratie.
En effet… le 49-3 est limité dans l’usage. Ce n’est pas open bar. Ça l’était jusqu’en 2008. Mais désormais le gouvernement ne peut l’utiliser qu’une fois par session parlementaire, sauf s’agissant des projets de loi de finances et des projets de loi de financement de la sécurité sociale.
Alors, ça te parle peut-être pas. Moi quand j’entendais ça je croyais qu’une session parlementaire c’était genre 2 ou 3 semaines.
MAIS PAS DU TOUT.
En fait une session parlementaire c’est UNE ANNEE SCOLAIRE ENTIERE.
Ça va de début octobre à fin juin de l’année suivante.
Donc le 49-3, en dehors des lois de finances ou de financement de la sécurité sociale ne peut être utilisé qu’une fois par an !
Alors tu me diras… comment ils ont fait puisqu’il y a eu beaucoup de 49-3 cette année ? Et bien c’est simple : ils portent tous sur des projets de loi de finance ou de financement de la sécurité sociale. Y compris cette réforme des retraites.
Bah c’est bizarre, la réforme des retraites c’est pas un projet de loi de financement de la sécurité sociale…
Et bah dans un sens, si puisqu’il s’agit des retraites, c’est-à-dire une des caisses de la sécurité sociale.
Mais du coup ça se débat :
Pour le professeur de droit public, Jean-Philippe Derosier, « c’est l’engagement d’une réforme des retraites dans le cadre d’un projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale qui pourrait poser problème.
Anomalie #4 : un autre vice démocratique
Ce n’est pas fini…
Le gouvernement a utilisé l’article 47-1.
C’est un article qui permet d’accélérer les débats à l’Assemblée. On ne peut l’utiliser QUE dans le cadre d’une loi de financement rectificatif de la sécurité sociale. Et d’ailleurs :
Ce type de loi sert en principe à faire adopter le budget de la Sécu en fin d'année ou de le modifier rapidement si une crise inattendue surgit.
Ce n’est pas écrit noir sur blanc. Mais c’est l’usage. L’esprit de ce mécanisme c’est d’éviter que les finances publiques soient bloquées et qu’on ne puisse pas verser les pensions, les allocations, etc. C’est plutôt un mécanisme salutaire dans ce cas.
Mais là… il a été utilisé… de manière détournée dans l’esprit, même si c’est légal dans la lettre.
« L’utilisation d’un projet de loi de financement de la Sécurité sociale, c’était déjà tiré par les cheveux. Et il y a eu en plus un usage baroque de ces éléments de procédures.
Pris séparément, ils ne pourraient entraîner une censure globale du texte, Mais là, il y a un effet d’accumulation. Comment les Sages vont apprécier cet usage particulier de la procédure ? Vont-ils envoyer un signal au gouvernement par une censure globale ou des réserves d’interprétation », s’interroge Benjamin Morel maître de conférences en droit public à l’Université Paris II Panthéon-Assas.
« D’un strict point de vue juridique il y a des éléments sérieux pour penser qu’il a eu une atteinte à la sincérité du débat parlementaire et un détournement de procédure de l’article 47-1 de la Constitution. Sans porter un jugement sur le fond, le Conseil pourrait jouer un rôle d’aiguilleur en indiquant au gouvernement que le véhicule législatif n’est pas le bon », complète Dominique Rousseau.
Tu noteras encore ce concept d’accumulation.
Anomalie #5 : zéro dialogue avec les syndicats
Je crois que c’est totalement inédit : un gouvernement qui refuse de discuter avec les syndicats. Qui refuse même de les recevoir. Même Sarkozy l’avait fait pour sa réforme des retraites.
Et là encore on a un des leviers de la démocratie qu’on contourne.
C’est d’ailleurs probablement ce qui a poussé la CFDT dans l’opposition frontale. Alors que c’est normalement un syndicat qui a pour philosophie de négocier jusqu’au bout et de ne pas s’opposer.
Anomalie #6 : le mensonge frontal
Tous les gouvernements font preuve de mauvaise foi, exagération, etc. C’est le jeu du débat.
Mais là il me semble qu’on a franchi une ligne. Ce que j’appelle la ligne Trump : mentir éhontément.
Je ne parle pas d’avoir un discours idéologique comme les chômeurs sont des assistés. Je parle de mentir sur un fait et de le faire sciemment.
Sur ce point peut-être que c’est ma mémoire qui fait défaut ? À vérifier.
La polémique enfle depuis plusieurs jours… Après que la Première ministre Elisabeth Borne ait annoncé, le 10 janvier dernier, que les petites retraites auraient droit à un relèvement de pension à 1200 euros lors de son discours sur la réforme des retraites, voici que le sujet refait surface. Et il semblerait qu’il n’y aura pas de retraite à 1200 euros minimum pour tous
Depuis, ça a été avéré : un tel relèvement n’existera pas. Ou en tout cas il concernera un tout petit nombre de personnes.
Le mensonge est frontal. Et il a fallu que des économistes viennent le débunker pour que le masque tombe.
Et c’est d’ailleurs un point constitutionnel : on appelle ça la sincérité des débats. C’est un des points qui va être contesté devant le conseil constitutionnel.
Anomalie #7 : Macron ne peut pas être réélu
On n’a jamais eu le cas d’un président qui ne pouvait légalement PAS se représenter. Ça change quand même la donne.
Car ça enlève un moyen de pression du peuple qui faisait que le président écoutait un minimum : sa volonté de réélection.
Là, Macron n’a pas cette limite. Il sait que dans tous les cas il ne pourra pas prétendre à une réélection. Il est en roue libre.
Anomalie #8 : la violence de la répression policière
Là encore, on a malheureusement fini par s’habituer. Mais des voix à l’international et dans les organismes de vigie s’élèvent pour s’inquiéter. C’est le cas par exemple de la Ligue des Droits de l’Homme ou d’Amnesty International.
Il semble qu’on ait passé un cran dans la violence.
C’est plus violent que les gilets jaunes ?
Non. Mais justement, la répression des gilets jaunes étaient déjà bien au-dessus de ce qu’on devrait tolérer dans un pays démocratique.
Est visée particulièrement l’unité de la BRAV-M, c’est-à-dire ce qu’on appelait avant les voltigeurs : des policiers sur une moto (ou un quad) avec une matraque.
Le souci c’est qu’une matraque additionnée à la vitesse du véhicule ça peut faire d’énorme dégâts. C’est comme ça qu’est mort Malik Oussekine en 1986.
Alors… en théorie la BRAV-M, contrairement aux voltigeurs ne doit jamais frapper en mouvement sur la moto. Dans la pratique…
Au-delà de ça, c’est la culture de la violence de cette unité qui est mise en cause. Notamment dans les derniers jours.
Je n’ai même pas envie de te raconter tellement c’est à vomir. Tu pourras retrouver par toi-même.
En attendant, il y a une pétition qui est en train de monter.
La pétition sur le site de l’Assemblée Nationale
Il s’agit d’un mécanisme officiel et existant depuis 2020 : si 500 000 citoyen·nes d’au moins 30 départements différents signent une pétition alors celle-ci PEUT faire l’objet d’un débat en séance publique.
Bon… ça fait beaucoup d’énergie pour un peut.
Mais en tout cas il y a une pétition pour la dissolution de la BRAV-M qui est à plus de 160 000 signatures au moment où j’écris ce texte :
L'objectif affiché de la pétition est donc maintenant d'atteindre ce seuil symbolique. Avec désormais plus de 100 000 signatures, la pétition peut en tout cas se retrouver sur le site de l'Assemblée nationale "pour plus de visibilité", précise la plateforme dédiée. Si elle atteint les 500 000 signatures, elle sera attribuée à la commission parlementaire compétente et un rapporteur sera désigné. Il devra alors proposer d'examiner cette pétition ou de ne pas la retenir.
Encore une fois… ça fait beaucoup d’énergie collective pour une perspective si maigre. Mais individuellement ça n’est pas si contraignant.
Je viens de la signer, ça m’a pris moins d’une minute même si c’était pas super ergonomique.
Si ça te dit tu peux le faire par ici : https://petitions.assemblee-nationale.fr/initiatives/i-1319
Sur le point 7 j'ai un doute:
de 1988 à 1995 (ok toi Nicolas n'était effectivement pas encore concerné ;-) et probablement pas beaucoup de monde ici...) François Mitterand gouvernait en n'ayant pas de possibilité de se représenter; en 1995 Jospin était le candidat socialiste face à Chirac.
Mais à la différence de EM, il gouvernait un peu quand même pour le peuple et pas seulement pour ses copains/coquins de l'oligarchie; donc il n'y a pas eu ce ressenti de "en roue libre"/ no limit.