Voilà la question sur laquelle je suis tombée sur le forum Quora :
Pourquoi les Noirs sont-ils au centre de la question de l'esclavage alors que chaque groupe ethnique a également déjà été soumis à l'esclavage ?
Ma réponse :
Il y a ici confusion (compréhensible) sur les termes. Généralement, quand on dit "esclavage" sans préciser … on ne parle pas du concept général de l'esclavage (qui, comme sa racine étymologique l'indique a touché les Slaves, donc des Blancs).
On ne parle pas non plus simplement de l'esclavage des Noirs. Puisque des Noirs ont été réduits en esclavage dans plein d'autres contextes. Notamment dans le monde arabo-musulman. Mais aussi, de nos jours, en Libye.
De quoi parle-t-on quand on dit “l’esclavage” ?
En réalité, quand on dit "l'esclavage" sans préciser, on parle de la traite négrière qui a été soutenue par le commerce triangulaire. Celle qu'on appelle la traite atlantique.
Elle a consisté à légitimer religieusement et moralement la mise en esclavage de Noirs pour aller travailler dans les colonies du continent Américain (et en Caraïbes).
Il a donc existé un Code Noir : une ordonnance régissant cette traite en France. Dans son article 44 elle affirme que les Noirs ont le statut de meubles insaisissables. L'esclave est donc une chose que l'on peut acheter et vendre.
Venons-en donc à la question originelle : pourquoi cette Traite Atlantique est-elle un esclavage spécial ? Au point qu'on ne parle plus que d'elle ? Au point qu'elle est quasiment devenue synonyme du mot esclavage ?
#1 | Le commerce triangulaire : un processus industriel
Le premier point fondamental de la traite atlantique c'est qu'elle a été pensée méthodiquement pour avoir un rendement industriel.
Le triangle est le suivant :
D'Europe on fait partir des marchandises à destination d'Afrique. En Afrique on les échange contre des esclaves qu'on va envoyer aux Antilles. Aux Antilles les esclaves récoltent la canne à sucre (le sucre est le pétrole de l'époque) et on envoie le sucre en Europe.
La Traite Atlantique a duré 400 ans mais a connu un pic pendant 110 ans où elle a déporté 90% du nombre total. On a donc eu 10 millions d'esclaves déportés en 110 ans.
À comparer avec la traite arabe qui a mis 1 000 ans pour arriver à ce nombre.
#2 | C’est relativement récent
Ma Grand-Mère est née en 1927, en Guadeloupe. Elle a donc côtoyé des personnes qui avaient vécu l'esclavage. Les esclaves qui avaient 6 ans le jour de l'abolition (1848) avaient 85 ans quand elle est née.
La mère de ma grand-mère a donc, elle, interagi avec des gens qui avaient vécu l'esclavage. Quand elle avait 15 ans, ces anciens esclaves avaient 70 ans.
Ce n'était pas hier, mais ce n'était pas la nuit des temps non plus.
On ressent donc encore les effets du traumatisme, surtout en Guadeloupe où on peut encore observer des séquelles dans la langue créole et l'organisation économique de la société. Puisque les descendants des colons (les Békés) possèdent encore la majorité des ressources économiques de l'île.
#3 | Ça s’est passé en France
J'ai vécu 6 mois en Pologne : on ne parle pas autant de l'esclavage. Parce que ça ne s'est pas passé là-bas. Alors que la France a déporté environ 2 millions d'esclaves, ce qui en fait un des pays principaux de la Traite Atlantique.
C'est une particularité : tous les pays ne peuvent pas en dire autant. France, UK, Espagne, Portugal ont été les principaux.
Donc, évidemment que ça a des répercussions sur notre manière d'en parler.
#4 | L'invention du racisme scientifique
La deuxième spécificité de la Traite Atlantique c'est qu'elle a conduit à l'invention du racisme moderne. Le racisme existait déjà : mais pas sous la forme qu'on lui connaît aujourd'hui.
"Selon l’historien américain Isaac Saney, « les documents historiques attestent de l'absence générale de préjugés raciaux universalisés et de notions de supériorité et d'infériorité raciales avant l'apparition du commerce transatlantique des esclaves. Si les notions d'altérité et de supériorité existaient, elles ne prenaient pas appui sur une vision du monde racialisée"
Certains historiens l'expliquent par le décalage entre l'apparition de l'humanisme (siècle des Lumières) en Europe et le comportement de cette même Europe dans les colonies. Il a donc fallu inventer un corpus théorique pour justifier ce décalage.
On s'est alors tourné vers la science car la religion n'était plus l'autorité qu'elle était (il ne faut pas oublier que la traite dure 4 siècles, donc au début l'Eglise donne son autorisation nécessaire, mais à la fin elle a grandement perdu son pouvoir).
On a alors commencé à développer des théories scientifiques selon lesquelles les Noirs étaient intrinsèquement inférieurs.
"Le Blanc, considéré comme « naturellement » supérieur par les médecins, est défini comme l’étalon de la santé, le tempérament des Noirs est par contraste déclaré « pathologique » ; il est porteur de maladies spécifiques, que seule la soumission au régime de travail imposé par les colons peut atténuer"
Un des ouvrages les plus célèbres étant Essai sur l'inégalité des races humaines qui essaie de classifier les races humaines comme on fait en zoologie, avec les animaux. Et qui conclut que la race Blanche est la vitalité de l'espèce humaine. Qu'une fois que nous seront tous métissés, ce sera la fin de l'Humanité : les métis seront incapables d'avoir la motivation et la discipline pour continuer à vivre et se laisseront donc mourir.
Tout ceci a laissé des traces énormes. C'est d'ailleurs sur ce corpus que se fondera le nazisme.
On parle d’esclavage pour parler de négrophobie
En définitive, c'est pour ça qu'on parle autant de la Traite Atlantique et moins des autres esclavages.
Notez d'ailleurs qu'on parle des autres esclavages. On n’en parle pas jamais. Le film Gladiator c'est bien un esclave qui organise une révolte.
Parce qu'en réalité quand on aborde le sujet de "l'esclavage" (la Traite Atlantique) on cherche à parler de négrophobie française.
Ce n'est donc pas les Noirs qui sont au centre de la question de l'esclavage mais bien la Traite Atlantique qui est au centre de la condition Noire
Par ses conséquences encore observables en France, la Traite Atlantique a un statut particulier que n'ont pas les autres esclavages. Oui, il y a eu des esclaves en Grèce Antique, mais ça ne nous concerne pas directement. Aujourd'hui, en France, personne n'a de grand-mère qui a côtoyé des esclaves de l'Antiquité.
De même, on ne peut plus en sentir les répercussions économiques. Alors que la Guadeloupe, La Martinique et la Guyane présentent encore des répercussions observables.
Ne parlons même pas de répercussions sociales. Par exemple, en Guadeloupe on continue de trouver les métis plus beaux. On dit d'un enfant Noir "clair" qu'il est "chapé" ce qui veut dire "échappé". Sous-entendu qu'il va échapper à sa condition d'esclave. Certaines personnes disent encore une peau "chapé" au moment où j'écris. Parce que, pendant la Traite Atlantique, un enfant plus clair échappait au travail dans les champs. On le mettait dans la maison (ce qui était un sort beaucoup plus enviable).
En résumé, le traumatisme de la Traite Atlantique est encore vif car c'est un esclavage spécial, que ça s'est passé chez nous et y'a pas si longtemps.