Je n’ai jamais compris pourquoi on faisait ça. J’ai eu la chance de ne pas le vivre donc j’ai été immunisé. Car, plus je me penche sur la question, et plus je constate que ça fonctionne comme le bizutage : on le fait principalement car on nous l’a fait.
Infantilisation des enfants
Y’a un concept sur lequel je n’ai pas écrit mais que j’explique souvent quand je parle de mon métier de formateur. Voilà une des phrases que je dis le plus souvent :
Je n’infantilise jamais les personnes à qui j’enseigne : ce ne sont pas des enfants. Et je ne devrais même pas rajouter ça car mêmes les enfants on ne devrait jamais les infantiliser.
Or, le père Noël est l’infantilisation ultime. On pousse au maximum sur leur incrédulité pour leur décrire un truc impossible physiquement. On profite de tout le pouvoir que nous confère notre position sur eux.
Il faut se rappeler qu’un enfant compte énormément sur ses parents pour savoir ce qui est vrai et ce qui est faux. C’est normal. Un enfant est encore à un moment où il peut croire aux dragons. C’est principalement grâce à ses parents qu’il peut différencier. C’est même parfois une question de vie ou de mort.
Il est difficile d'être sceptique face à toutes les preuves du contraire (voir aussi Shtulman et Yu, 2014), surtout lorsque les enfants ont besoin de croire ce que leurs parents leur disent en termes de survie de base.
Pourquoi les enfants devraient-ils interroger le parent qui leur dit de faire attention en touchant une plaque de cuisson chaude ou en traversant la route, quand ils leur parlent d'un homme joyeux qui, apparemment, déforme le temps et l'espace pour offrir des cadeaux à tous les enfants du monde à Noël ?
Les enfants, surtout lorsqu'ils sont plus jeunes, ont « ... une tendance plus générale à supposer que les adultes ne parlent que de choses réelles »
Pire encore, non seulement on les infantilise mais on se moque d’eux. Ce n’est pas vrai que c’est juste pour le fun. Un jour on m’a donné une astuce pour différencier le divertissement et la moquerie : si jamais tu ris aux dépens de la personne et non pas avec elle c’est de la moquerie.
Je crois que c’est ma soeur qui m’avait expliqué ça. Sur la série The Big Bang Theory. Elle m’avait fait remarquer qu’on riait toujours des personnages et non pas avec les personnages. C’est drôle parce que ce sont des geeks chelous. On se moque.
Le jour où j’ai compris ça j’ai quasiment instantanément arrêté de regarder cette série. Brutalement ça ne me faisait plus rire.
Ici c’est pareil : on rit des enfants et non pas avec eux. Puisqu’ils ne savent pas la vérité.
Et on s’émerveille de leur crédulité.
C’est d’autant plus pervers qu’on oublie au passage que pour leur faire croire on déploie énormément d’efforts et de temps pour leur faire croire à ce mensonge. Les enfants ne sont pas crédules à ce point. Mais c’est l’équivalent d’un canular.
Les dégâts psychologiques
Le psychologue Christopher Boyle et la chercheuse en santé mentale Kathy McKay ont livré leur opinion dans un essai qui s’appelle a wonderful lie.
On observe que le mensonge du père Noël tend à diminuer la confiance des enfants en tout ce que disent les parents. En effet, ce n’est pas un petit mensonge : ils découvrent que ce sont des années de mensonge avec une organisation.
Comment faire confiance au reste ?
Si la relation est déjà fragile comme ça peut arriver, ça peut être le clou final.
Dans 45,5 % des cas, l’abandon de la croyance au Père Noël, qui se produit entre 6 et 7 ans, provoque un état de crise, allant de la simple déception à des actes de violence.
“Mais c’est pour la magie”
Souvent c’est ce qu’on met en avant quand quelqu’un remet en question le fait de mentir sur le père Noël.
Le problème c’est que c’est de l’hypocrisie totale. En effet, les enfants n’ont pas besoin d’un mensonge pour se laisser porter par la magie. Avez-vous déjà vu un enfant à Disneyland Paris ? Il n’y a pas besoin d’un mensonge.
Moi-même, quand j’étais petit, j’étais terrorisé après avoir vu Jurassik Park. Je me rappelle : on est rentrés du cinéma et j’avais peur qu’un tyrannosaure apparaisse. Parce qu’un enfant est plein d’imagination.
J’ai vu Star Wars au cinéma en 1997, j’avais 8 ans. J’ai passé la semaine d’après à faire des combats de “sabres laser” avec ma soeur.
Quand on est un enfant, même l’Histoire nous stimule. Je me suis retrouvé en bas de chez moi à créer des fortifications avec un autre enfant au cas où y’aurait l’invasion d’une armée.
On peut donc leur procurer de la magie sans leur mentir. Une année j’ai organisé à Noël un Escape Game pour une personne que j’aime (une adulte). Elle devait retrouver des cadeaux que j’avais caché chez elle. C’était totalement magique. Y’avait un scénario et tout.
On pourrait très bien faire ça avec les enfants. Une chasse au trésor avec des déguisements. Pas besoin de mensonge.
La vérité c’est que c’est nous qui cherchons de la magie en leur mentant. On le fait parce qu’on regrette cette époque où on avait l’imagination facile. On le fait pour nous, pas pour eux.
Le problème de se moquer
Parfois les gens répondent on leur enseigne bien des religions. Et je suis le premier à dire qu’il devrait être interdit d’enseigner une religion à un mineur. Mais je trouve ça bien plus louable dans les intentions.
Mes parents m’ont transmis leur religion. Ça m’a fait bien plus de dégâts que s’ils m’avaient fait croire au Père Noël, c’est vrai. Mais y’a un truc qui change tout dans la démarche : aujourd’hui encore ils croient au Dieu chrétien. Ils m’ont pas embarqué dans une croyance pour se moquer de moi : ils y croient eux-mêmes. Totalement.
Du coup, même si j’aurais préféré ne jamais avoir été endoctriné, je reconnais qu’ils ont agi pour ce qu’ils pensaient être mon bien. Sans hypocrisie.
Avec le Père Noël on refuse d’admettre qu’on prend plaisir à les voir naïfs. On met toute notre puissance d’adulte au service de ça.
Pire encore, on a des institutions complices ! En effet, la Poste a un service qui répond aux lettres du Père Noël. C’est donc littéralement un complot qui remonte jusqu’à l’état.
Comment s’étonner ensuite du complotisme ? Quand les enfants commencent direct avec un complot réel ? On leur enseigne le scepticisme, mais une forme irréelle. Parfois les gens me disent non mais c’est bien ça leur apprend à ne pas être crédule.
Ah bah faut savoir ? Je croyais que le but c’était de leur faire vivre de la magie ? Ça peut pas être compatible avec les bizuter pour leur dire espèce de naze, ça peut pas exister un truc comme ça, comment ça tu y as cru des années. La vie c’est dur, la vie c’est la déception.
Mais admettons que ça soit un rite initiatique au scepticisme. Le problème c’est que ça leur apprend la pire forme de scepticisme. En effet, combien de fois dans une vie on fait face à des complots coordonnées, comme ça ? On leur apprend à se méfier d’une attaque coordonnée contre la vérité. Mais ça n’existe quasiment pas dans le monde des adultes. Mêmes les propagandes d’état sont réfutées par des médias indépendants ou des bloggeurs.
Comment leur dire ensuite de pas mentir ?
Comment on peut après leur enseigner des valeurs d’honnêteté ? Les enfants font ce qu’on fait, pas ce qu’on leur dit.
J’ai mon amie prof de littérature qui me dit toujours : les parents viennent toujours me voir en me demandant le secret pour que leur enfant lise. Je leur demande si eux, lisent, et souvent ils me répondent que non. Bah y’a pas de secret : si tu lis pas, ça va être dur de faire lire ton enfant.
Et effectivement j’ai toujours aimé lire, parce que mes deux parents étaient toujours fourrés dans un livre.
Alors, oui, il y a des mensonges qu’on dit pour protéger les gens qu’on aime. Mais le Père Noël n’en fait pas partie. Puisque c’est nous qui introduisons le mensonge juste pour notre plaisir.
Et en plus ce n’est pas un petit mensonge : c’est vraiment sur une longue durée avec plein de complices.
Par comparaison, mentir sur la mort semble beaucoup plus sain. Les auteurs de l’essai que je te citais l’expliquent :
Quand un adulte réconforte un enfant en lui disant que son animal de compagnie récemment décédé ira dans un endroit spécial (le paradis des animaux), on peut très certainement avancer que c’est plus agréable que de dire des vérités graphiques sur sa réentrée imminente dans le cycle du carbone
La différence ici est de taille : on ment vraiment pour protéger l’enfant. Pour adoucir une réalité dure. Ça peut évidemment se débattre, mais c’est déjà une bien meilleure démarche.
Le chantage
Je crois que c’est ce que je trouve le plus révoltant. Ça me révoltait déjà, enfant. Quand on fait croire aux enfants que les cadeaux sont liés au comportement. Plus je suis sage dans l’année et plus j’aurais des gros cadeaux.
Pire encore, quand on y réfléchit, c’est une idée totalitaire. Si on te disait qu’on va mettre une caméra chez toi car après tout si tu n’as rien à te reprocher c’est pas grave… comment le prendrais tu ? Qui peut prétendre être toujours “sage”, en permanence ?
Heureusement, c’est plus rare. Plein de gens font croire au Père Noël sans faire croire cette horreur.
Surtout que les enfants comparent ensuite, et donc il se passe quoi quand un enfant plus riche qu’eux leur raconte les cadeaux ?
Ça efface la dette monétaire
C’est le dernier argument qu’on oppose souvent. Le fait que ça permet aux enfants d’alléger leur conscience sur Noël, en ne se rendant pas compte que c’est les parents qui paient.
Je trouve l’argument bancal. Quel enfant raisonne vraiment en dette ? Je veux dire à cet âge ? Littéralement tout ce qu’on reçoit nous est donné ! On ne paie pas le loyer, on ne paie pas les repas…
Et d’ailleurs pourquoi il faudrait éviter les discussions sur l’argent ? On se plaint ensuite parce que les adultes n’ont pas assez d’éducation financière. C’est sûr que si on traite l’argent comme un tabou on ne peut pas les équiper pour la suite…
On le fait parce qu’on le fait
La deuxième raison (au-delà de chercher à revivre notre propre enfance) qui fait qu’on ment sur le Père Noël… c’est que tout le monde le fait.
C’est comme manger de la viande. On ne se pose même plus la question. On transmet le comportement.
Ce faisant on perpétue une forme de conformisme.
Car les enfants à leur tour se disent que y’a des choses, même absurde, qu’on doit faire parce qu’on doit les faire. C’est comme ça.
Ce n’est pas une attaque contre la magie
J’insiste : j’adore la magie. Je passe des journées à jouer à des jeux vidéos, à faire de la poésie, etc.
Ce qui m’interroge c’est le mensonge.
Y’a déjà tellement de magie dans le réel et les fictions. Pourquoi faire croire qu’une fiction est la réalité ? Je continue à rêver devant les Star Wars. On a des contes, on les Disney… quel besoin de mentir quand on peut juste faire rêver avec une histoire (c’est-à-dire un mensonge consenti) ?
Et, même petit, j’étais déjà émerveillé par le système solaire, les expériences de chimie… Pourquoi encourager une histoire qui est scientifiquement impossible ?
Alors qu’on s’entende : il y a des traumatismes bien pires. Mais ça me semble ici tellement… inutile ? Vraiment, je ne comprends pas.
Énorme.
Je rajouterais juste le fait que si jamais un adulte plus honnête essaye de dire un enfant qu'en fait c'est les parents qui fait les cadeaux, l'enfant n'a pleurer et tout le monde va crier Haro sur la baudet devant tant de cruauté.
Plus tard en tant qu'adulte on voit des histoire de couple où l'un trompe l'autre, plusieurs personnes sont au courant mais une seule trouve le courage d'aller le dire à la partenaire trompée. Un divorce peut s'en suivre, parfois avec des enfants dans la question et certains ne peuvent pas s'empêcher de penser que tout ce malheur est arrivé par la faute de celui·elle qui a dit la vérité.