Pourquoi la Ve République est désormais bloquée ?
Bon… j’avais dit que pendant les vacances je faisais que des emails courts qui ne me prennent pas plus de 5 minutes d’écriture. Mais ça me démange trop. Je n’en peux plus de voir ça partout :
Et j’en veux énormément aux leaders de gauche qui ont fait croire que les résultats de l’élection législatives impliquaient que Macron nomme un premier ministre de gauche.
Bien sûr qu’ils savaient que non. Sauf en se servant de l’effet psychologique.
Tu te rappelles de mon email le lendemain des européennes ? Ça commençait comme ça :
“N’oubliez jamais la première règle de la tactique du pouvoir :
le pouvoir n’est pas seulement ce que vous avez mais également ce que l’ennemi croit que vous avez”
C’est une des 13 règles de la tactique de Saul Alinksy dans son manuel de stratégie politique Etre radical.
Nous y sommes. J’entends la sidération. Je vois un effet de souffle. Parce que le RN a fait 32% . Parce qu’il a fait 32% à une élection où les gens s’abstiennent.
Ce n’est pas rien. Mais ce que je dis c’est qu’on oublie que c’est un effet psychologique. Psychologique ça veut pas dire que c’est rien, mais ça veut dire qu’on peut travailler nos cerveaux pour inverser la psychologie.
Et bah là c’est pareil. Pour la même raison que la stratégie du RN était arrêtable (et qu’on l’a arrêtée) celle de la Gauche l’est tout autant. Car elle ne repose sur rien d’autre que l’effet psychologique.
Ça me rappelle aussi autour de moi les gens qui ont vraiment cru que les Républicains pouvaient virer Eric Ciotti du jour au lendemain alors qu’il était président. Ils pensaient que l’effet psychologique serait suffisamment important pour que Ciotti renonce à son pouvoir. Mais il s’est avéré que non.
Le pouvoir s’arrache.
On rappelle une règle implacable de la 5ème République : le président nomme le premier ministre.
Point.
Il nomme qui il veut. Donc pour contrer ça il faut réussir à lui faire renoncer à exercer ce pouvoir. Mais comment ?
Avant de continuer, rappelle-toi que l’assemblée nationale est composée de 577 députés et que donc la majorité absolue est de 289 députés.
La Vème République est un rouleau-compresseur
Ce régime est probablement ce qui se rapproche le plus d’une dictature tout en ne l’étant pas.
Y’a des raisons à cela : notamment qu’il a été pensé sur mesure pour un militaire qui menaçait un coup d’état, dans le contexte d’une guerre (celle d’Algérie).
Voilà pourquoi nous avons dans notre constitution un mécanisme, à ma connaissance totalement unique dans les “démocraties” actuelles : l’article 16.
L’article 16 de la constitution permet au président de s’auto-arroger les pleins pouvoirs. Comme ça.
Certes, il faut une situation exceptionnelle :
Les conditions de fond posées par l'article 16 de la Constitution sont :
d'une part, une menace grave et immédiate des institutions de la République, de l'indépendance de la Nation, de l'intégrité de son territoire ou de l'exécution de ses engagements internationaux,
et, d'autre part, l'interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels.
Mais personne ne peut empêcher le président d’enclencher cet article. C’est un peu la bombe nucléaire constitutionnelle (et encore, je crois qu’il faut plusieurs personnes pour lancer la bombe nucléaire française).
Les équivalents dans les autres pays sont justement soumis à la validation du parlement.
Je m’égare.
Mais je trouve que c’est important de réaliser la brutalité intrinsèque de notre constitution.
Sans aller jusqu’à l’article 16, il y a le fameux troisième alinéa (paragraphe) de l’article 49 de la constitution. Plus connu sous le nom de 49-3.
C’est lui qui a permis à Macron d’imposer la réforme des retraites alors qu’une large majorité des français était contre, qu’il n’y avaient pas une majorité de députés qui étaient pour et que les syndicats étaient contre…
Mais pour gouverner il faut une majorité absolue
Bah… Macron n’avait pas de majorité absolue quand il a fait passer la réforme des retraites.
Alors… oui. En fait c’est pas vrai.
Même si… de fait, le parti LR a servi de parti de coalition.
Les macronistes avaient 250 députés. LR en avait 62. Ça fait 312 donc bien au-dessus des 289 de la majorité absolue.
Ça permet de gouverner confortablement.
LR a eu beau crier partout qu’ils sont dans l’opposition… le jour où on leur a demandé de voter la censure (le licenciement) du gouvernement, seuls 19 l’ont fait.
S’ils ne sont pas dans la majorité, sont-ils dans l’opposition ?
Et c’est en réalité ça qui compte. Donc précisons le propos :
Pour gouverner il ne faut pas que l’opposition motivée ait une majorité absolue
C’est pas exactement pareil.
C’est trop dur et technique de déterminer la nature de LR dans la précédente assemblée. Majorité ou Opposition ? Ou les deux ?
Alors je vais appeler opposition motivée l’ensemble des députés qui sont prêts à licencier le gouvernement si on leur demande.
Donc, selon cette définition, LR n’était incontestablement pas dans l’opposition motivée.
Or seule une opposition motivée disposant d’une majorité absolue de députés peut tordre le bras du président de la 5ème.
Et encore…
Le cas de la cohabitation
Tout le monde s’époumone là-dessus. Parce qu’il y a eu trois cohabitations, c’est-à-dire trois fois où un président de la république a nommé un premier ministre de l’opposition.
La première cohabitation
La première fois c’était sous Mitterrand. La droite venait d’obtenir une courte majorité absolue.
C’est un peu plus compliqué car la droite a eu 286 députés au lieu de 289, mais il y avait 9 députés non-inscrits.
Mais en tout cas, il n’y avait pas une majorité absolue d’opposition motivée. En effet, en plus des 9 non-inscrit, il y avait 35 députés RN qui n’avaient aucun intérêt à renverser un gouvernement de droite au profit du président de gauche.
Ils pourraient, hein ? Mais du coup ils ne sont pas motivés.
Alors Mitterrand a nommé un premier ministre de droite.
Tu noteras qu’il n’y était pas littéralement obligé. S’il voulait il aurait pu nommer un premier ministre de gauche. Dans ce cas là il aurait eu en face de lui une opposition motivée : les députés de droite et les députés RN qui, dans leur détestation de la gauche sont motivées à renverser un tel gouvernement.
Mais imaginons qu’il le fasse. Puisque… pourquoi pas ? Il a le droit. Dans ce cas là l’opposition motivée licencie le gouvernement. Le président doit alors nommer un nouveau premier ministre.
Sauf que : il peut nommer la même personne. Rien ne l’en empêche.
Donc s’il veut vraiment être relou, il peut faire ça. Puis l’opposition motivée renverse à nouveau le gouvernement, et ainsi de suite.
Bon… Mitterrand n’a pas fait ça. Parce que bon, ça revient à ne plus avoir aucun autre pouvoir que le véto du roi. Et accessoirement ça aurait cramé ses chances de réélection.
La deuxième cohabitation
C’était encore sous Mitterrand, lors de son deuxième mandat. Sauf que là, la droite avait 472 députés sur 577 !!!
Pour te donner une idée, aujourd’hui quand tu additionnes le NFP, la Macronie et le RN (mais sans les alliés LR) ça donne 485 députés.
Donc bon… là, le rapport de force est tel que y’a pas le choix. Y’a aucune autre manoeuvre possible à part encore une fois faire le président qui boude.
La troisième cohabitation
Cette fois c’est sous Chirac et la gauche obtient 319 députés. Là encore une large majorité absolue.
Alors Chirac décide de nommer Jospin, un premier ministre de gauche.
La puissance de feu pour faire lâcher le pouvoir
Tu vois donc que pour s’imposer face à un président de la 5ème il faut une sacré puissance.
On en arrive maintenant à notre cas de figure avec la gauche NFP qui a… 193 députés.
193.
Quasiment cent de moins que la majorité absolue.
Ça veut dire que si Macron nommait un premier ministre NFP (déjà pourquoi ?) la personne serait vulnérable à un licenciement immédiat.
Car, dans notre contexte actuel, il y a bien tout le reste de l’hémicycle qui est l’opposition motivée.
Y’avait un petit doute au début : peut-être qu’une aile gauche de la Macronie allait se constituer.
Et bah… Sacha Houlié a commencé à monter un groupe pour la Macronie de gauche et… il a été… tiens toi bien : le seul à vouloir en faire partie.
L’aile gauche de la macronie c’est donc une personne.
La Macronie ce sont trois groupes qui totalisent 166 députés :
Ensuite on a le RN (142 personnes)
Et enfin les députés où on sait pas trop (LR, LIOT et les non inscrits) :
Donc l’opposition motivée à un gouvernement NFP ce serait :
Les macronistes sans Sacha Houlié (165)
Le RN et alliés (142)
LR (47)
LIOT il sont un peu chelous donc je les mets pas. Même si en vrai ce sont globalement des centristes. Mais ils avaient voté la motion de censure (licenciement) contre la réforme des retraites.
Ça nous fait donc : 165 + 142 + 47 = 354
Bien bien plus que 289.
Voilà.
Et là j’ai entendu plein de gens dire faut essayer, comme ça ils devront assumer de nous licencier.
Euh… alors… oui… mais pourquoi se gêneraient-ils ? Pourquoi les gens de droite se retiendraient de licencier un gouvernement de gauche si on leur donne un gros bouton où ils peuvent le faire ?
Macron fait le même calcul
Macron fait donc ce calcul et se dit : le NFP ne peut pas constituer une force qui n’aurait pas en face une opposition motivée majoritaire.
Par conséquent pourquoi nommerait-il une première ministre proposée par le NFP ?
On le compare à un Mitterand/Chirac qui aurait décidé de bouder. Mais non : il n’a techniquement pas de chemin possible par là.
Alors il reste la solution d’inciter le PS à trahir le NFP pour rejoindre la Macronie. Et là ça ferait 300 députés. Majorité absolue.
Et c’est pour ça que Macron arrête pas de répéter qu’il veut que toutes les personnes raisonnables rejoignent une grande coalition. Parce que c’est la seule voie possible pour avoir une coalition plus nombreuse que son opposition motivée.
Bon… et si le Parti Socialiste refuse ?
Ah bah là… on est totalement bloqués.
C’est un bug de la constitution, rien n’est prévu pour débloquer.
Dans l’esprit du général De Gaulle, le président devait démissionner bien avant ça. Pour lui, la cohabitation même était impossible. D’ailleurs quand Mitterrand enclenche la première cohabitation, plein de gens estiment qu’il doit démissionner. Sauf que c’est écrit nulle part. Donc bon… à part le Général de Gaulle qui se voyait comme le sauveur de la France, qui le ferait ?
Je vois mal comment on peut reprocher à Macron de ne pas démissionner et de chercher une autre solution.
Et des solutions il y en a peut-être…
Mais on en parlera une autre fois… j’ai largement explosé le compteur de temps et de mots.
En attendant, tu peux jouer à Macron avec ce simulateur de majorité. Essaie de trouver une majorité en choisissant les groupes que tu veux :