Pourquoi Jul était détesté ?
À une époque Jul était l’artiste le plus méprisé du pays.
Mais pourquoi ?
C’est ce que propose d’analyser la vidéo de Grégoire Simpson :
Pourquoi Jul a été autant détesté à la base ? (sociologie d'un mépris de classe)
La vidéo est passionnante. Je te conseille vraiment de la regarder (même en x2) plutôt que de lire mon résumé/paraphrase.
Est-ce que c’est parce que c’est un rappeur ?
Non. Pas que.
La preuve, il a été méprisé même au sein de la communauté rap.
Et puis, il a émergé à une époque où le mépris du rap était beaucoup moins fort.
D’ailleurs, à la base de la base, le rap n’est pas une musique écoutée par les classes populaires. Car c’est encore dur d’y avoir accès, il faut avoir les moyens de pouvoir.
Voilà pourquoi en 1997 on avait autant de cadres que d’ouvriers qui écoutent du rap. Et bien sûr c’était un petit nombre : 7%.

Là où le décalage va se faire c’est par la suite. Il y a dans les années 2000 une prise en main du rap par les classes populaires. Non seulement ce sont des personnes plus pauvres qui en font mais en plus ce sont les personnes les plus pauvres qui en écoutent.
Si bien qu’en 2008 le fossé est énorme puisqu’on a deux fois plus d’ouvriers écoutant du rap que des cadres :
Mais surtout ce qui est très marqué c’est la détestation. En 2008 on a 5% des jeunes ouvriers qui déclarent détester le rap, alors que ce chiffre est de presque 40% pour les cadres !
Je me rappelle très bien de cette époque. Ou quand je disais que j’écoutais du rap on me regardait avec des grands yeux.
Et en 2018, le tournant a eu lieu :
Quasiment toutes les couches sociales écoutent massivement du rap avec au moins 30%. Même si y’a quand même toujours l’avance des ouvriers qui sont presque la moitié à écouter du rap.
En d’autres termes, le rap est devenu un genre mainstream.
Donc la haine de Jul ne peut pas être uniquement liée au fait qu’il soit un rappeur, car il émerge vers 2015.
Jul vient de la classe populaire
En plus du fait de venir d’une famille monoparentale dans un HLM (c’est le cas de beaucoup de rappeurs), Jul n’a pas réussi à accumuler du capital social. C’est ce qui le différencie de beaucoup de rappeurs qui te racontent comment ils adoraient les cours de français, etc.
Jul n’a que son brevet. Et encore on n’en est pas sûr. Le seul truc que l’on sait c’est qu’il n’a pas son bac.
Or, le bac est un énorme marqueur social dans sa génération (qui est aussi la mienne puisqu’il est né en 1990). Avoir son bac ne veut pas dire qu’on appartient à une classe bourgeoise mais ne pas l’avoir indique qu’on appartient à une classe populaire.
Car seulement 13% des gens de cette classe d’âge sont dans cette situation.
Les blagues sur son orthographe
BFM TV a fait un reportage pour dire qu’écouter du rap dégrade l’orthographe. Un auditeur de rap serait quelqu’un qui a des lacunes en français.
BFM affirme que ce n’est pas le cas avec le rock qui donne des auditeurs qui maîtrisent le français.
La discrimination via l’orthographe est la seule qui est ouvertement assumée par les personnes qui utilisent des applications de rencontres quand on les sonde. Moi-même j’ai eu des échanges lunaires avec des collègues très ouvert·es par ailleurs mais par contre les fautes d’orthographe sur Tinder c’est mort.
Ce qui est fou c’est que les personnes ne conscientisent pas que c’est une manière de trier les classes populaires des autres. D’ailleurs ça n’est le cas que parce que les niveaux sont variables. Dans des langues comme l’espagnol où l’orthographe est plus facile, ce n’est pas comme ça qu’on trie.
Si jamais les pauvres avaient le même niveau d’orthographe que les autres, on utiliserait autre chose pour se distinguer.
Oui, notamment ce qu’on aime en art.
Le sexisme chez Jul
Parfois les gens font mine d’attaquer Jul à cause de la misogynie (incontestable) de ses paroles. Évidemment, il faut le critiquer. Ceci étant dit, on connaît la tactique bourgeoise consistant à attaquer les pauvres sur leur sexisme parce qu’il s’exprime de manière plus visible, alors qu’ils défendent le sexisme des leurs.
Coucou Gérard Depardieu.
On ne détaille pas plus car c’est précisément la seule critique légitime sur JUL mais ce n’est pas celle qu’on entendait en majorité.
“Jul ce n’est pas recherché”
Beaucoup de gens ont attaqué Jul sur une interview où il disait qu’il se contentait de décrire ce qu’il vit. Ça énerve les gens pour qui la poésie doit avoir de la subtilité.
Si bien que Linksthesun (oui, il a pas fait que des trucs bien sur la musique, même si à sa décharge il a fait ensuite une vidéo pour défendre Jul) va l’attaquer sur trois axes :
Le texte est trop plat (il manque de figures de style)
Le texte est incohérent (ce n’est pas bien structuré et ce n’est par effet de style)
Le texte a trop d’implicites (on ne comprend pas qui parle, le contexte, etc).
Ce qui est troublant c'est que ce sont les mêmes reproches que les profs font aux élèves des classes populaires :
Tu ne fais pas une vraie rédaction, mais plutôt un inventaire d'idées non reliées les unes avec les autres.
Implicite et incohérent
Rien n'est construit, ni structuré, ni organisé. Texte nul.
Incohérent
Tu dis beaucoup de choses mais tu n'en approfondis aucune
Plat
Tu n'introduis pas vraiment le sujet (...) Certains détails n'ont aucun rapport avec les autres
Implicite
Où se passe l'histoire ? Mauvaise construction des phrases. Texte très pauvre.
Implicite, incohérent et plat
On a donc la même posture que l’école quand on dit que Jul c’est incohérent, plat et trop implicite.
Alors que pourtant la cohérence a déjà été livrée par Jul lui-même : il raconte ce qu’il vit. Le propos a une cohérence : c’est la description brute de son vécu.
Les classes populaires ont un rapport PRATIQUE à l’art
C’est là qu’on arrive sur la clé de compréhension. Les pauvres ont un rapport pratique à la vie. Art compris.
Par conséquent : le fond prime sur la forme.
Les classes bourgeoises détestent ça : pour elle l’art doit être une recherche esthétique. C’est la mise en forme qui compte et non pas le contenu.
Les classes populaires ne comprendront pas pourquoi une photo de chou peut être artistique (question issue d’un vrai sondage) alors que les classes bourgeoises diront qu’une photo de coucher de soleil, c’est surfait.
Parce que ça demande aucun travail esthétique de rendre beau un truc déjà beau.
Et c’est lié à des différences matérielles de vie. En effet, les classes bourgeoises vivent dans un monde où on peut se permettre de tenir à distance le pratique. Où on peut consommer de l’art qui demandent une concentration extrême.
Pour lire du Proust et apprécier chaque tournure de phrase il faut pouvoir avoir une vie où tu as deux heures pour te poser sur un canapé (donc a priori tu as une personne qui s’occupe de tes enfants et tu as un métier qui ne t’épuise pas).
D’ailleurs quand Jul répond aux critique sur son orthographe il dit exactement ça : mais qu’est-ce qu’on s’en fout de comment ça s’écrit si on me comprend ?
Les classes bourgeoises sont amoureuses de l’abstraction
C’est ça qui rend ridicule Jul à nos yeux : il a du mal à faire de l’abstraction. Il ne recherche pas de l’esthétique, il recherche du fonctionnel.
C’est flagrant dans une interview avec Mouloud Achour où Mouloud lui dit :
- Je pense que ta mère elle est dans cet album, puisque y’a une chanson qui s’appelle Sangoten. C’est un personnage qui, dans Dragon Ball, a grandi sans son père, il est élevé par sa mère (note de contexte : c’est le cas de Jul qui a vécu avec sa mère).
- Ah ouais t’y es allé plus loin que moi ! (Jul fait un signe de cogitation intellectuelle avec les doigts).
Mais ce n’est pas fini. Mouloud dit :
Tu sais que les psys disent que parfois l’inconscient s’exprime à travers Dragon Ball Z
C’est une blague et il s’apprête à rigoler. Sauf que Jul répond très sérieusement et enthousiaste :
Ah bon ? Tu me l’apprends !
Et là Mouloud rigole à la fois pour ne pas casser l’ambiance et faire comme si JUL venait de faire une blague sur la blague…et à la fois parce qu’il est gêné que JUL ne comprenne pas.
Jul enfonce le clou :
Non mais comme j’avais fait un son qui s’appelle Sangoku, bah je voulais faire un son qui s’appelle Sangoten (note : Sangoku est le père de Sangoten) parce que j’aime bien Dragon Ball Z
Alors Mouloud, désespéré creuse encore et lui tends une perche. Il se trouve que dans Dragon Ball on a un personnage qui s’appelle Végéta et qui est le rival de Sangoku. Il se trouve aussi que dans la culture populaire y’a tout un truc des algériens qui disent hey mais en vrai Végéta c’est trop un algérien.
Pour le coup, ça ce n’est pas une référence bourgeoise. Donc Mouloud tente :
- Parce que les mecs vont tous sur Végéta, parce que les algériens. Pourquoi t’as choisi Sangoten
- J’sais pas, non comme ça. Tu sais quoi des fois les titres de mes sons ils sont pas travaillés. Des fois je t’envoie un son, je trouve que le son il tue mais je sais pas quoi mettre en titre, tu vois ?
Alors Mouloud change le sujet…
Mais c’est un bon exemple de ce manque de goût pour l’abstraction, le “méta”.
Quand on y réfléchit bien, ça ne s’arrête pas à l’art
L’habitus bourgeois
Ce côté fonctionnel c’est donc quelque chose de très récurrent chez Jul. Et cette récurrence elle est pas tellement étonnante. Car le goût pour ce qui est efficace, ce qui est fonctionnel, c’est typiquement ce qui selon le sociologue Pierre Bourdieu caractérise les classes populaires : « l’esthétique populaire » [est] fondée sur l’affirmation de la continuité de l’art et de la vie, qui implique la subordination de la forme à la fonction »
En d’autres termes : chez les classes populaires l’art doit être proche de la vie, c’est d’abord l’intention qui prime sur la forme. Si on fait de la musique elle doit être dansante car la musique c’est pour danser.
Mais surtout… ce que montre Bourdieu c’est que ça ne se limite pas à la musique, ni même à l’art. Une personne des classes populaires aura cette approche dans toute sa vie.
Parce qu’en fait ce goût populaire pour lui c’est quelque chose de vraiment très général, ça se retrouve aussi bien dans les goûts pour les films, pour la musique, pour l’art en général, mais aussi pour la décoration, pour les vêtements, pour la cuisine, etc, etc. Car ce qu’il nous dit dans son livre c’est que toutes ses préférences sont en fait liées entre elles.
Aujourd’hui ça paraît banale de le dire car les idées de Bourdieu se sont popularisées. Mais la découverte est dingue : en fait toutes ses préférences qu’on pensait relevant du goût personnel sont en réalité des variations des préférences bourgeoises ou populaire.
Si je préfère tel genre de musique, je risque de préférer tel genre de nourriture.
Nos goûts ont une cohérence. On imagine quelqu’un regarder des films d’auteur et manger dans un gastronomique.
D’ailleurs tu remarques que le restaurant gastronomique aussi va à l’inverse du pratique. On vient pour manger mais les portions sont toutes petites. Car ce qui compte ce n’est pas d’être rassasié.
On imagine quelqu’un se buter aux Marvel et manger Mcdo.
Et ça ne s’arrête pas là : nos préférences découlent donc de notre environnement social et de ce que Bourdieu appelle notre habitus.
Ça ne sort pas de nulle part. D’ailleurs ce n’est pas un hasard si les classes populaires font des métiers très pratiques, très manuels. Alors que les patrons sont les personnes qui vont avoir de l’abstraction, qui vont manier les tableaux Excel, etc.
Le mauvais goût EST le goût des pauvres
Tout ça nous permet de questionner la question du mauvais goût. En réalité ce qu’on appelle mauvais goût c’est le goût des pauvres. Ce goût qu’on a quand on a une vie ancrée dans la survie et la pratique.