Pourquoi commémorer les victimes des violences policières ?
La semaine dernière j’ai mené l’enquête sur les victimes de la police et de la gendarmerie.
J’ai exploré une vingtaine d’histoires. J’en ai retenu 5.
Ce qui est fou c’est que, plus je faisais ce travail et plus j’étais apaisé.
Oui… apaisé.
Une histoire est un fait divers, des centaines sont l’Histoire
À l’origine je ne cherchais pas à me lancer dans une exploration des histoires de victimes. Je cherchais à relancer mon article sur la police.
En effet, il y a déjà 3 ans j’ai commencé à faire mes recherches pour écrire un article sur le problème de la police.
Pour comprendre pourquoi elle était à ce point le bras armé du racisme.
Pour ce faire, j’ai lu :
Flic : Un journaliste a infiltré la police
L’ennemi de l’intérieur : Dérives et dysfonctionnements de la Police nationale
La domination policière
J’y ai trouvé pas mal de réponses. Mais je ne suis pas allé au bout de l’article. Je ne sais pas pourquoi. Ça ne m’arrive jamais normalement d’aller aussi loin dans les recherches et de ne pas passer à la phase écriture.
La mort de Nahel m’a poussé à m’y replonger. J’ai donc commencé à relire tous les passages que j’avais surlignés dans les livres en question.
C’est là que je suis retombé sur l’histoire de Malika Yezid. L’enfant de 8 ans tuée par un gendarme en 1973.
Je la partage sur Twitter. Et les gens sont choqués de ne pas connaître.
L’oubli est une seconde mort
Bien sûr, les gens sont également choqués de la barbarie consistant à provoquer la mort d’une enfant de 8 ans. Mais j’ai vraiment eu beaucoup de comment ça se fait que je ne connaisse pas cette histoire ?
Ça a été moi-même ma réaction.
Et c’est là qu’entre en jeu la dimension d’Histoire, de commémoration.
Pourquoi est-ce si important de choisir nos statues ? Pourquoi donne-t-on aux rues des noms de personnes mortes ?
Ce qu’on choisit de commémorer dit ce qu’on choisit de suivre ou d’éviter.
La commémoration ressuscite
De fil en aiguille j’ai lu tout le livre sur l’histoire de Malika, écrit par sa nièce. Puis j’ai lu le récit d’une policière Arabe qui a vécu le racisme de la police de l’intérieur (Omerta dans la police). Je commence tout juste un livre qui s’appelle La race tue deux fois.
Et l’intro… c’est comme si l’autrice lisait dans mes pensées.
Je vais donc finir en te recopiant des extraits.
La race tue deux fois - Introduction
Le racisme postcolonial est un long désastre qui sait taire sa source. Il puise sa force dans l’anéantissement de notre historicité.
(…)
La postmémoire, c’est la réminiscence d’une violence primordiale que nous n’avons pas directement vécue (Calafate Ribeiro, 2012). Elle se manifeste chez les descendants d’un traumatisme collectif quand bien même celui-ci n’aurait pas été transmis dans le récit familial ou national.
(…)
Ce livre est le fruit d’une postmémoire aphone qui tente malgré tout de s’énoncer. J’aimerais dire ici la violence que le racisme postcolonial fait à nos corps et à notre raison. J’aimerais décrire le mécanisme qui préside à cette violence sans rien cacher des troubles que ce savoir me cause et des leçons que j’en tire. Non par goût du pathos, mais parce que la neutralité généralement feinte par les chercheurs en sciences sociales est en réalité une violence épistémique qui participe à ce long désastre (Spivak, 2006).
Elle entrave l’intelligence de tout un chacun en l’obligeant à privilégier les analyses en termes de classes sociales encore perçues comme les seules garantes de l’objectivité scientifique.
Non par goût du pathos. C’est exactement le dilemme qui m’a traversé en relatant les histoires. Mais je sentais qu’il ne fallait pas cacher, pas dissimuler. S’il faut raconter un traitement barbare et écoeurant, alors je n’ai pas à minimiser. Minimiser c’est participer à l’oubli.
Ce racisme postcolonial s’accompagne d’une douleur indicible qui nous fait côtoyer la honte et l’insanité. Elle est indicible non pas parce que nous manquons de mots, mais parce que les réceptacles font encore défaut. Les paroles qui cherchent à énoncer et donc à transcender cette douleur sont systématiquement réduites à l’état de bruit (Rancière, 1995).
En étant renvoyées au registre des émotions déplacées, elles sont minimisées ou criminalisées alors qu’elles sont factuellement justes, sémantiquement précises et socialement vitales. Cette impossibilité à dire le racisme postcolonial est aussi indécente qu’immorale.
Elle condamne les personnes concernées à exister dans un espace qui confine à la folie, dans lequel d’autres peuvent leur expliquer qu’elles se trompent sur la violence qu’elles pensent subir tout en les maintenant dans l’ignorance de leur propre condition.
Reste après coup, la dure honte d’avoir énoncé à voix haute ce qui doit être tu et la sensation de perdre la raison puisque les éclats de nos vies ciselées de ruptures ne peuvent jamais être rangés dans des canevas logiques.
Là encore : c’est d’une justesse chirurgicale. Pourquoi devrais-je avoir honte de raconter nos histoires ? Pourquoi devrais-je connaître la date de la mort de Malcolm X aux Etats-Unis mais pas celle de Malika Yezid, chez nous ?
Pourquoi me taire parce qu’il n’y a pas d’oreilles ?
Nous tenons des listes d’hommes tombés sous les coups du racisme pour dire que nous refusons catégoriquement d’être violentés en raison de notre visage, de notre nom, de notre filiation.
Nous dressons religieusement ces listes parce que nous nous souvenons des grands-parents que nous n’avons pas connus et des petits-enfants que nous n’avons pas encore.
Ce geste, quand bien même il n’aurait pas la matérialité d’un monument aux morts, relève d’un acte patrimonial.
L’impunité
Ce qui m’a frappé dans toutes ces histoires c’était, à chaque fois, l’impunité. Peu importe l’époque. De manière générale ce qui est frappant c’est la ressemblance de ces histoires. Un grand schéma général qui ne peut pas être un bug. C’est une fonction de la police.
L’élaboration de ces listes a été guidée par la volonté de laisser une trace et un témoignage sur l’époque au cours de laquelle elles ont été compilées. Plus qu’une comptabilité macabre, elles livrent des éléments sur l’état des rapports sociaux.
Répéter régulièrement que des hommes meurent en raison de leurs stigmates, c’est dire la précarité de certaines vies, l’adversité d’une condition et les formes extrêmes que peut prendre l’exclusion.
De telles listes sont dressées depuis les années 1970. Compilées par plusieurs générations de militants, elles sont enfouies dans les caves des archives associatives et présentent toutes le même format, à la fois sec et funeste. On y trouve la date du crime, le nom de la victime, suivis d’une ou deux phrases laconiques.
Elles frappent par leur rudesse, leur longueur et leur nombre. Poser une liste conduit inexorablement à en trouver une autre quelques jours plus tard.
Ces listes expriment l’idée d’une injustice. Elles dénoncent le racisme et l’impunité du racisme. Elles pointent du doigt les crimes, mais également la grande majorité des procès qui ont fini par des peines légères avec sursis ou des acquittements, quand ce n’est pas un non-lieu qui est venu clore l’affaire.
Voilà. Je ne peux pas mieux dire.
J’ai été choqué par tous les gens sur Twitter qui disaient mais pourquoi on ne parle pas des morts chez les policiers ?
C’est tellement déplacé, tellement indécent.
Le parallèle incomplet qu’on peut faire est celui du deuil. C’est, pour beaucoup de gens, le temps du deuil. Venir leur expliquer qu’il faut regarder ailleurs est une insulte. Une tentative de recréer une mort dans la mort.
Répéter régulièrement que des hommes meurent en raison de leurs stigmates, c’est dire la précarité de certaines vies, l’adversité d’une condition et les formes extrêmes que peut prendre l’exclusion.
Et… accessoirement… les policiers ne meurent pas en raison de leur stigmate.
C’est Erving Goffman qui a fait du stigmate (étymologiquement une marque durable sur la peau) un concept sociologique, en l’étendant à tout attribut social dévalorisant, qu’il soit corporel ou non – être handicapé, homosexuel, juif, etc.
Le stigmate n’est pas un attribut en soi : il se définit dans le regard d’autrui. Il renvoie à l’écart à la norme : toute personne qui ne correspond pas à ce qu’on attend d’une personne considérée comme « normale » est susceptible d’être stigmatisée.
Le stigmate s’analyse donc en termes relationnels. Il renvoie autant à la catégorie à proprement parler qu’aux réactions sociales qu’elle suscite et aux efforts du stigmatisé pour y échappe
Quand on dit qu’une personne est racisée on se réfère à cette notion : quelque chose dans le regard d’autrui qui la fait sortir de la norme.
Un policier qui meurt dans l’exercice de son métier, c’est comme un militaire qui meurt dans l’exercice de son métier. Ou n’importe qui d’autre.
Ce n’est pas ça qui se joue, ici. Ici se joue ça :
Répéter régulièrement que des hommes meurent en raison de leurs stigmates, c’est dire la précarité de certaines vies, l’adversité d’une condition et les formes extrêmes que peut prendre l’exclusion.
Mais surtout se joue le deuxième levier de la racialisation. Souvent les gens ne pensent qu’au premier : les violences interpersonnelles. Entre deux individus. Mais on a du mal à entrevoir l’effet du deuxième : l’effet institutionnel.
La première violence se déroule dans un cadre interpersonnel et touche d’abord à l’intégrité physique de la personne. Elle s’incarne dans le coup porté à un individu en raison des préjugés que l’on entretient à son égard. La seconde violence a lieu à l’échelle institutionnelle et porte davantage un coup psychique.
(…)
Ainsi, durant cette période d’une trentaine d’années, alors que la notion de crime raciste occupait régulièrement la sphère militante et médiatique, elle était à l’inverse totalement inexistante dans la sphère juridique.
C’est ça, notre objectif. Revendiquer la justice dans la “Justice”.
Pas simplement raconter des faits divers, mais donner sens pour avancer.
Car, le progrès social n’est pas un produit magique du temps, il se crée. Par la lutte.