Portrait des autistes caméléons
L’autrice de The lost girls of Autism propose de séparer les autistes en deux groupes : les Kanner et les Caméléons. J’adore cette catégorisation même si j’aime pas le nom de la première (Kanner c’est un des premiers psy a avoir décrit l’autisme).
Mais on pourrait dire les typiques et les caméléons.
Caméléons vs Kanner
D’un côté tu as les Kanner, ceux qui correspondent plus ou moins à la description stéréotypée des autistes : donc des personnes qui vont rechercher la solitude, avoir une moindre sensibilité au regard des autres, etc. La majorité des autistes de ce groupe sont des hommes.
De l’autre tu as les caméléons qui, comme leur nom l’indique, sont des autistes qui vont au contraire chercher à masquer leurs traits autistiques dans le but d’éviter l’exclusion. Ces personnes ressentent même un fort désir d’interactions sociales et d’intégration.
Une partie de cette différence semble expliquée par une différence neurologique.
Les chercheurs ont constaté que les filles autistes présentaient une augmentation de l’activité dans les réseaux associés aux récompenses sociales, comparées aux garçons autistes. Ces schémas d’activité neurale seraient compatibles avec un système de récompense sociale plus actif et des niveaux de motivation sociale plus élevés ; ils sont donc nettement incompatibles avec le phénotype autistique admis (et avec les résultats de neuroimagerie antérieurs fondés uniquement sur des hommes).
En résumé : les autistes caméléons ont une hypersensibilité aux récompenses sociales et non une hyposensibilité comme les autres autistes.
Or, il avait précédemment été avancé qu’une des raisons de l’hyposensibilité aux récompenses sociales venait partiellement des hypersensibilités sensorielles. En gros, c’est dur pour un autiste de sociabiliser alors que y’a des bruits, des lumières, des stimuli qui vont le perturber. Et son cerveau ne va pas prioriser les informations sociales sur les informations sensorielles.
Cette explication, étayée par l’imagerie neurologique, s’accorde bien avec les autistes Kanner et donc la version stéréotypée. Sauf que…. comme tu l’imagines, c’est parce qu’on a fait cette mesure sur des cerveaux masculins. Ce n’est pas ce qu’on trouve dans la plupart des cerveaux “féminins”.
Mais attends une minute… si tu te rappelles, on a dit hier que les femmes autistes avaient davantage de difficultés sensorielles que les hommes autistes. Alors du coup elles devraient avoir encore plus d’hyposensibilité sociale que les hommes…
Sauf que… c’est double peine. En effet, les femmes souffrent effectivement davantage des stimuli sensoriels MAIS ça renforce leur hypersensibilité sociale. En gros : je ne veux pas que les autres voient que je suis cheloue parce que je ne suis pas bien.
Cependant, les résultats chez les femmes autistes, dont on sait qu’elles présentent davantage de difficultés sensorielles que les hommes, indiquent que leur système de saillance semble être plus étroitement lié aux circuits du comportement social.
Comment concilier ces constats ? Les auteur·rice·s de l’article ont suggéré un lien avec une tendance féminine autistique à surveiller et réguler les conséquences comportementales de la surobjectivité sensorielle afin d’éviter l’embarras social.
Presque submergées par l’afflux sensoriel, elles priorisent malgré tout la suppression de toute réaction susceptible d’attirer l’attention sur elles ou de détonner par rapport aux codes sociaux de la situation. Il se pourrait donc qu’elles accordent plus d’importance à la gestion de l’impression sociale que leurs homologues « à la Kanner ». Cette idée s’accorde bien avec notre tableau de comportements caméléoniques.
L’art laborieux du camouflage
Qui dit caméléon, dit camouflage. On en a parlé en rappelant que les hommes autistes le pratiquent aussi sauf qu’ils le font davantage pour se faire des ami·es que pour éviter l’exclusion.
Les chercheur·se·s ont également mesuré le camouflage chez leurs participant·e·s autistes et ont découvert que les niveaux étaient bien plus élevés chez les femmes. Fait intrigant, ils ont montré que plus les comportements de camouflage étaient élevés, plus l’activation était forte dans ces zones préfrontales d’auto-surveillance.
Ainsi, les voies de monitoring de soi et d’autrui dans le cerveau des femmes autistes semblent fonctionner à un niveau comparable à celui des femmes au développement typique, même s’il paraît y avoir une tendance à un système d’auto-contrôle hyperactif — exactement comme un·e agent·e infiltré·e !
Ou, pour reprendre les termes des auteur·rice·s : « Les femmes autistes peuvent mobiliser une compréhension substantielle de leurs propres comportements dans les contextes interpersonnels et sociaux — en particulier, comment leurs comportements affectent autrui, en évaluant et en gérant l’impression qu’elles donnent, en actualisant les différences entre leurs comportements naturels et camouflés, et comment ces comportements permettront d’atteindre l’objectif désiré d’être perçues comme allistes ».
Pourquoi je dis que c’est laborieux ? Parce qu’un masking autistique ne fonctionne jamais totalement. Les allistes sentent un décalage sans savoir comment l’attribuer. On en avait parlé il y a quelques mois. L’idée c’est que les autistes qui masquent ont toujours un temps de décalage, des gestes pas exactement bien dosés, etc.
En fait c’est similaire à ce qu’il se passe avec une langue. Si ta langue maternelle est le français alors tu es probablement capable de distinguer les personnes dont le langue français n’est pas la langue maternelle.
Cette idée du temps de décalage est renforcée par certaines découvertes :
Les chercheur·se·s ont mis en évidence deux fenêtres temporelles clés dans le processus d’identification du stimulus. Ils ont associé le stade précoce (environ 200 millisecondes) à la reconnaissance qu’il s’agit d’un visage, et le stade secondaire (environ 400 millisecondes) à la reconnaissance de l’émotion.
Au premier stade, les hommes autistes présentaient une activation réduite, suggérant des difficultés générales de traitement des visages. À l’inverse, l’activité cérébrale des femmes autistes était équivalente à celle des groupes allistes.
Cependant, lors de la seconde fenêtre temporelle, cette différence liée au sexe disparaissait, et femmes comme hommes autistes montraient des signes d’un traitement plus lent.
Une façon d’interpréter ces données est que les femmes autistes disposent de certaines compétences automatiques socialement pertinentes préservées — les étapes précoces du traitement des visages sont intactes — mais que les étapes plus tardives et plus complexes, comme la reconnaissance des émotions exprimées par le visage, sont altérées.
Ce qui cadre avec le profil plus détaillé que nous avons désormais des habiletés sociales chez les femmes autistes.
Ça cadre également avec ce mème que je sors à chaque fois qu’une autiste me dit que personne ne voit qu’elle est différente :
La spécificité des troubles alimentaires
On en a également parlé hier, les femmes autistes (et non-autistes) ont tendance à internaliser leur souffrance psychique. Ça débouche alors sur les troubles psys classiquement associés à l’internalisation : dépression, anxiété, troubles du comportements alimentaires.
Il y a trois grands troubles du comportement alimentaire :
L’anorexie (on s’alimente peu et on a une peur intense de prendre du poids)
La boulimie (on fait des crises où on mange énormément puis on compense par le sport, le jeûne, les laxatifs ou les vomissements)
L’hyperphagie (on fait des crises où on mange énormément mais on ne compense pas)
Sur les deux derniers, on a très peu de données de co-occurence avec l’autisme. Alors que sur l’anorexie on a plein d’informations. Pourquoi ? Notamment parce qu’en 1983 un psy s’est demandé si l’anorexie n’était pas l’autisme féminin.
En 1983, le psychiatre Christopher Gillberg a écrit une lettre au British Journal of Psychiatry à propos de trois familles où un garçon autiste avait des parentes proches atteintes d’anorexie mentale. Il y émettait l’hypothèse que les deux affections pourraient partager une même origine, se manifestant différemment chez les femmes et chez les hommes :
L’insistance obsessionnelle sur l’identique observée chez les enfants autistes est parfois un phénomène frappant dans l’anorexie mentale aussi. Est-il possible qu’un même trouble biochimique interagisse avec d’autres facteurs (lésions cérébrales, privation alimentaire, facteurs culturels) pour provoquer l’autisme chez de jeunes garçons et l’anorexie mentale chez des filles prépubères ?
La lettre de Gillberg a ainsi conduit certain·e·s à suggérer que les « filles manquantes » de l’autisme pourraient se trouver parmi les personnes souffrant d’anorexie.
Cette hypothèse a déclenché des investigations. Est-ce que l’anorexie est la version féminine de l’autisme.
Le résultat après des années d’études semble sans appel : non.
Non mais…
On estime qu’entre 20 et 35% des anorexiques (qui sont quasiment que des femmes puisqu’on a 10 femmes anorexiques pour un homme) sont aussi autistes.
Et les femmes autistes anorexiques expliquent leur anorexie différemment des femmes allistes anorexiques.
Dans mon cas, l’anorexie est juste un symptôme et l’autisme en est la cause
Elles sont beaucoup à raconter que c’est davantage une manifestation de leur psychorigidité (le trait qu’on appelle à tort routine) et de leur besoin d’avoir un monde prévisible qu’un besoin de perdre du poids.
De même, on va parfois confondre des réactions sensorielles (éviter un certain type de nourriture) avec l’anorexie quand c’est présent chez une petite fille.
Les caméléons sont davantage non-binaires
Les personnes autistes socialisées comme femmes étaient bien plus susceptibles de s’identifier en dehors de la binarité de genre : 26,5 % déclaraient une identité non binaire.
De plus, on estime qu’il y a 3 à 6 fois plus d’autistes parmi les personnes qui s’identifient transgenres ou non-binaires.
Comment expliquer ça ? Sans surprise ça a relancé une course au sexe du cerveau. Mais voilà l’explication que je trouve la plus probable :
Une explication alternative, d’ordre social, proposée par Sarah Bargiela — qui a apporté de nombreux éclairages précieux sur l’expérience vécue des femmes autistes — est que la non-conformité de genre chez les filles autistespourrait être liée à un sentiment d’incompatibilité avec le rôle féminin traditionnel. Comme noté précédemment, cet éclairage en dit peut-être davantage sur le rôle féminin que sur les femmes autistes elles-mêmes.
Différemment différentes
La formule que j’ai préféré dans ce livre c’est ça. Parce que souvent on utilise le mot différente pour les autistes (c’est même le titre du dernier film sur une femme autiste qui le découvre tardivement). Mais je trouve que c’est beaucoup plus parlant de se rappeler que c’est un différente qui est différent du différent stéréotypé. Et donc différemment différentes.
La source
Comme durant toute cette semaine, toutes les citations proviennent de l’excellent The Lost Girls of Autism de Gina Rippon.