J’ai reçu un autre témoignage que je voulais te partager. Du coup, exceptionnellement, on continue jusque demain (samedi) le thème de la semaine. Enfin… je veux dire que ce sera ouvert à tout le monde et pas seulement aux premium.
Parque que je suis juive
D’aussi longtemps que je me souvienne, j’ai su que j’étais juive. L’homme en souffrance que je voyais dans les églises, mains et pieds cloués, n’était pas mon Dieu. Et pourtant, mes parents adorent visiter toutes les églises qu’iels croisent, alors je peux affirmer sans aucun doute que j’ai vu l’intérieur de beaucoup plus d’églises que de synagogues.
Je savais qu’être juive c’était quelque chose. Quelque chose de secret, peut-être même de honteux ? Pourquoi, sinon, mes parents utilisaient-ils l’expression « des nôtres », plutôt que « juifves » pour parler d’autres personnes juives ?
« Ils sont des nôtres. » « Oh, je ne savais pas qu’elle était des nôtres. »
Je ne savais pas pourquoi, mais je savais qu’il ne fallait pas trop en parler.
J’ai compris, petit à petit.
Quand j’ai appris que la famille de ma grand-mère maternelle s’était installée en Angleterre parce qu’elle avait fui les pogroms en Russie.
Quand j’ai appris que les parents de mon grand-père maternel s’étaient installés en France – le pays des droits de l’homme ! – pour fuir la Pologne. Que c’est pourtant bien ce pays de la liberté qui a raflé mon arrière-grand-mère, mon grand-père de 10 ans et ma grand-tante de 4 ans lors du Vel d’Hiv. Que mon arrière-grand-mère avait fait une scène, arguant que son mari était prisonnier de guerre, jusqu’à réussir à convaincre l’officier de les laisser partir.
Que sans sa verve, je ne serais pas là pour en parler.
Qu’elle avait ensuite passé 4 ans cachée dans un faux mur chez des ami·es juifves qui ne s’étaient pas inscrit·es sur les listes – et qu’elle serait une des rares de sa famille et de celle de son mari à ne pas mourir dans les camps. Une des seules.
Que mon grand-père avait dû rouler à bicyclette, à même pas 15 ans, toute la nuit, pour rejoindre la cellule de résistant·es la plus proche parce qu’il avait entendu la famille qui l’accueillait avec sa petite sœur soupçonner qu’iels étaient juifves et s’apprêter à les dénoncer.
Quand j’ai appris que mes grands-parents paternels, de la bourgeoisie viennoise, convertis au protestantisme depuis les années 20 et aussi assimilés que possible, n’avaient dû leur survie qu’à leurs connexions dans la haute société. Personne ne savait qu’iels étaient juifves, sauf en consultant leur arbre généalogique. Alors, à chaque fois que leur dossier remontait trop haut dans la pile pour déterminer si leur famille devait être envoyée aux camps, iels payaient un pot-de-vin, se séparant d’une pièce de leur collection d’art pour que le dossier retourne en bas de la pile.
Que serait-il arrivé si leur collection avait été vidée avant que finisse la guerre ?
Le jour où toute ma famille maternelle – trente personnes, peut-être plus, je ne sais plus, j’étais petite – s’est rassemblée pour une grande célébration en l’honneur de la résistante qui avait sauvé mon grand-père et ma grand-tante, j’ai vu cette toute petite très vieille dame, engoncée dans son fauteuil, un sourire aux lèvres, et on m’a dit : « sans elle, aucune des personnes ici présentes ne serait là, toi comprise ».
Ce n’est pas un hasard que les familles juives aient de la famille dans plein d’autres pays. Une personne juive n’est jamais née dans le même pays que ses grands-parents. On fuit. D’un pays qui nous tolère – jusqu’à ce qu’il ne nous tolère plus – à un autre.
Je ne viens pas d’une famille très religieuse.
Tant du côté maternel que paternel, l’après-guerre a signifié pour mes grands-parents un rejet du judaïsme ou une assimilation de l’athéisme « à la chrétienne ». Mes parents, en se trouvant, ont voulu renouer avec leur judéité, mais d’une façon qui leur était propre.
On ne mangeait pas vraiment casher, mais on chantait la prière du shabbat le vendredi soir, avec les bougies. On célèbre les fêtes les plus emblématiques – Yom Kippour, Hanukkah, Pessah, qui, incidemment, sont des fêtes qui célèbrent notre survie dans des périodes de persécution – sans être très orthodoxes, sans respecter tous les interdits.
Pourtant, je me sens juive. Je suis juive.
Même si on a essayé de me convaincre du contraire.
En primaire, je ne mangeais pas de porc à la cantine. « Pourquoi ? » « Je suis juive. » « Ben non, tu peux pas être juive, t’es blonde aux yeux bleus. » « Ben non, tu peux pas être juive, t’es Allemande, et les Allemands c’est les nazis. »
(Déjà que la différence entre l’Allemagne et l’Autriche, ce n’était pas gagné, alors expliquer le judaïsme quand je n’y comprenais pas grand-chose moi-même…)
Une de mes amies me raconte qu’elle a parlé de moi lors du repas familial du dimanche et que son grand-père a dit « ah, mais c’est des youpins ».
C’est comme ça que j’ai découvert le mot « youpin ».
Quand on se cogne le coude et que ça fait cette réaction très étrange, ma sœur et moi appelions ça « avoir du coca-cola dans le bras ». Puis un jour on m’a dit « mais non, l’expression, c’est se cogner le petit-juif ».
Pardon ?
Je pourrais citer tant de stéréotypes antisémites avec lesquels j’ai grandi, à commencer par les gobelins dans Harry Potter (et je ne parle même pas du jeu vidéo Hogwarts Legacy). Dans la littérature classique, le juif est fourbe, avide, la juive est une beauté exotique qu’on peut sauver (ou plutôt, dont on peut sauver l’âme). Ou alors, la juive est une sorcière, comme Mère Gothel dans Raiponce (le Disney).
Dans les Mille et une nuits, les personnages juifs sont souvent des usuriers*. Dans les contes et légendes occidentaux aussi. C’est presque comme si les deux autres grandes religions monothéistes avaient considéré que l’argent c’était impie et donc étaient bien contentes que les juifves s’en occupent – tout en leur interdisant énormément d’autres professions et la possession de terres –, tout en les méprisant et en les taxant spécifiquement.
Je suis d’ailleurs certaine que mon rapport très étrange à l’argent est teinté par ce stéréotype.
Il y a aussi eu des moments chouettes ! Ma meilleure amie au lycée : « ma mère m’a dit que si je ne trouve pas de viande halal, je peux prendre de la viande casher. » Instant d’adelphité qui m’a marquée.
J’ai grandi dans un milieu bourgeois intellectuel à Paris, donc, mine de rien, j’ai côtoyé pas mal de personnes juives pendant mon enfance et mon adolescence. Mais, plus je suis sortie de ce cocon-là, plus j’ai été confrontée aux : « t’es la première personne juive que je rencontre ! » (peut-être, qu’est-ce que t’en sais ?), « eux, ils sont très juifs, pas comme toi » (de quoi ? pardon ?), ou alors directement du complotisme (« les Rotschild contrôlent tout en France »). Vraiment.
(En tous cas, on ne m’a jamais invitée à rejoindre la société secrète, je me sens exclue. Je galère à faire mes fins de mois comme n'importe qui.)
J’ai fait le Talmud Torah, l’école juive, un soir par semaine, pendant le collège, et c’était chouette, mais je n’ai jamais fait ma bat-mitsvah (bar-mitsvah pour les garçons, bat-mitsvah pour les filles, b'nai mitsvah pour les personnes non-binaires), « l’équivalent » de la communion, parce que je n’avais pas le courage d’apprendre tant d’hébreu. Que je ne savais pas vraiment si je voulais être « si juive que ça ».
J’étais trop séculaire pour les juifves orthodoxes du Talmud Torah, mais de toute façon, je suis trop juive pour les goyim (« non-juifves » – et non, ce n’est pas une insulte).
D’ailleurs, saviez-vous qu’à l’origine « gentil » veut dire « non-juif » ?
Prenez le temps d’y réfléchir un instant.
Je ne sais même pas si je crois en Dieu. Pourtant, je suis juive.
Je suis juive et je sais que je vis de l’antisémitisme, mais des gens qui n’ont jamais vécu d’antisémitisme me font croire que non, ce qui est la base du gaslighting. Il faut, de base, que je m’horrifie de la situation en Palestine, que je dise que je ne soutiens absolument pas Netanyahu, pour avoir droit d’exprimer que je ressens de l’antisémitisme. Comme si c’était conditionnel. Comme si j’étais un monstre qui me réjouirais de la mort de quiconque.
Parce que je suis juive.
On a eu quelques décennies de répit après la Shoah parce que la culpabilité occidentale était si grande que l’antisémitisme haineux et violent était en sourdine. Mais il était toujours là, il n’a jamais disparu, et son côté « ordinaire » est en train de céder à nouveau le pas à la haine. Mes parents ne se sont jamais fait d’illusions.
Encore aujourd’hui, 80 ans après, il y a moins de juifves sur Terre qu’avant la Shoah.
Je ne suis là que par hasard. Par chance.
Parce que je suis juive.
*Je voulais mettre une note de bas de page pour préciser ce que veut dire “usurier” : quelqu’un qui prête de l’argent à des taux exorbitants. Alors j’ai cherché la définition exacte dans Google et ça m’a donné ça :
CQFD.
Incroyable témoignage.
Pour moi les questions de religion restent avant tout des choix. J'en avais oublié à quel point, même si on ne le veut pas, on sera ramené à cette appartenance, surtout pour les religions moins considérées en France. Et à quelle point l'histoire de persécution vécue par les juifs a un impact sur leur vécu même aujourd'hui.
C’est un témoignage très touchant. Merci de nous faire entendre ces voix.