Dans ce troisième volet de mes réflexions sur l’école on va aborder la notion d’infantilisation. L’enseignement à des enfants n’est pas ma spécialité puisque j’ai passé toute ma carrière à enseigner à des jeunes adultes mais je pense qu’une partie des principes sont les mêmes.
Qu’est-ce que l’infantilisation ?
Pour le savoir on va regarder dans Wikipédia. Au passage, la phrase “mais Wikipédia c’est pas fiable” fait partie des problèmes à l’école. C’est un détail par rapport au vrai problème du manque de budget mais c’est un propos qui me stupéfait.
Comment on peut dire un truc pareil ? Dire Wikipédia c’est pas fiable c’est un peu comme dire La télévision c’est monotone, y’a qu’un seule chaîne. Pour dire ça il faut avoir connu le truc uniquement au début et n’avoir jamais regardé ensuite l’évolution :
Depuis 2009, le consensus est beaucoup plus marqué. Une analyse très complète de plusieurs milliers d’articles en sciences politiques se révèle très favorable.
Une autre étude réalisée par l’Université d’Oxford conclut que Wikipédia est généralement plus vérifiable que les encyclopédies classiques. Enfin, un rapport de l’Université de Melbourne assure que :
“La qualité de l’information sur la dépression et la schizophrénie est généralement aussi bonne, voire meilleure que celle proposée sur l’encyclopédie Britannica ou que dans un manuel de psychiatrie”
Je m’égare. Revenons à notre sujet : l’infantilisation. Voici le début de l’article Wikipédia :
L'infantilisation est une attitude consistant à agir envers une personne comme envers un enfant qui serait incapable de se débrouiller seul, de prendre de bonnes décisions ou de juger ce qui est bon pour lui.
La personne ou le système qui infantilise adopte une posture de supériorité vis-à-vis de la personne infantilisée (paternalisme), lui suggère ce qu'elle estime bon pour elle, manifeste une volonté de faire les choses à sa place, lui enseigner sa morale et lui dire comment elle doit penser ou se comporter.
Paradoxalement, il est donc possible d’infantiliser un enfant.
Infantiliser ne veut pas dire traiter quelqu’un comme un enfant. Mais bien traiter quelqu’un comme un enfant incapable de se débrouiller. Ce qui veut dire qu’on peut très bien traiter un enfant en enfant (donc pas comme un adulte) sans pour autant l’infantiliser.
La version ultime : l’adultisme
Un concept a été développé pour décrire le stade ultime de l’infantilisation d’un enfant : l’adultisme
L'adultisme est défini comme « les comportements et les attitudes fondés sur les hypothèses que les adultes sont plus capables que les jeunes, et donc qu'ils ont le droit de décider pour les jeunes sans leur accord »
Il est évident que les enfants, et plus largement les élèves de tout âge, ont besoin d’un cadre pour apprendre. Mais il y a une différence entre un cadre et une dictature.
Or, il y a malheureusement beaucoup de salles de classe qui sont des dictatures.
Le concept d’école démocratique est d’ailleurs passionnant et il existe plusieurs écoles de ce type en France. Mais c’est encore un autre sujet.
L’impuissance empêche d’apprendre
La pire sensation possible chez les élèves est l’ennui. Une classe qui s’ennuie n’apprend pas efficacement. Or, l’infantilisation augmente les risques d’ennui puisque vous ne vous intéressez pas à ce que veulent vraiment les élèves. On part du principe qu’on sait.
Mais c’est la seconde pire sensation que je veux développer : le sentiment d’impuissance.
Combien j’ai rencontré de personnes qui me disent je ne PEUX pas apprendre les mathématiques ? C’est terrible. Quelqu’un qui pense qu’il ne peut pas apprendre, ne peut pas apprendre.
Le sentiment d’impuissance paralyse les mécanismes d’apprentissage. Pourquoi ? Parce que si quelqu’un a le sentiment qu’une chose n’est pas en son pouvoir, il va être réticent à y réfléchir. À quoi bon essayer de m’améliorer en math si je sais par avance que je ne vais pas y arriver ? C’est un simple principe d’économie de l’énergie cognitive.
Il faut donc fuir par tous les moyens la création de ce sentiment.
D’ailleurs, les plus belles histoires sont souvent des histoires où une prof redonne le sentiment de puissance à un·e élève. Du type : je lui ai juste dit qu’il écrivait bien. J’ai vu dans son regard qu’aucun prof lui avait jamais dit ça et que malgré la posture jemenfoutiste ça le touchait profondément.
Empowerment.
Les élèves sont des personnes
Enfant ou pas, on peut avoir la tentation de se mettre en posture de supériorité quand on enseigne. Grâce à l’effet Julien Lepers.
L’ effet Julien Lepers, aussi appelé erreur fondamentale d’ attribution (EFA) est un biais (= erreur) social, où l’on interprète mal le comportement d’un individu. Dans le cas de l’ EFA, on va sous-estimer les causes externes à la situation et surestimer les causes externes à la personne.
L’ EFA est appelé par les scientifiques français l’ effet Julien Lepers, car il en est l’ un des meilleurs exemples. En situation de questionneur/questionné, les spectateurs ainsi que les acteurs (questionneur / questionné) vont surestimer la culture générale du questionneur et sous-estimer celle du questionné.
Julien Lepers n’ a pas forcément une grande culture générale, mais le fait qu’ il connaisse toutes les réponses, et donc qu’ il ne se trompe jamais nous induit en erreur, c’ est une erreur fondamentale d’ attribution. Les petites notes ajoutées par M. Lepers, à la fin d’ une réponse amplifient l’ effet : comme si c’ était Julien qui ajoutait ces informations tirées tout droit de sa culture générale.
La première fois que j’ai appris l’existence de ce biais, j’ai trouvé son nom français brillant. Mais en même temps je me suis dit l’image est parlante mais ça n’est qu’une image : personne ne trouve vraiment Julien Lepers brillant.
J’ai eu la preuve inverse, cette semaine. Je commençais à parler à une amie de cet effet et avant même que j’ai pu terminé elle s’est exclamé il a trop de culture générale lui !
Ce à quoi j’ai répondu : bah non ! Il lit juste les fiches.
C’est la puissance de cet effet. Comme le prof a les réponses aux questions qu’il pose, il paraît plus intelligent.
Les théories du complot profitent à fond de cet effet en posant énormément de questions. Le simple fait de recevoir des questions auxquelles on ne trouve pas la réponse nous donne une sensation d’intelligence de l’autre. Même si l’autre n’a lui-même pas la réponse.
C’est à cause de cet effet que les politiques sont très susceptibles en débat. Quand l’adversaire pose trop de questions ils s’insurgent en disant vous n’êtes pas le prof, je ne suis pas l’élève. Les politiques font ça parce qu’ils savent pertinemment l’effet drastique que ça a dans l’opinion.
Les élèves sont des personnes. À ce titre, on ne gagne pas grand chose à les prendre de haut ou à laisser s’installer cette sensation de supériorité. Si ce n’est à cultiver la sensation d’impuissance.
Étouffer la remise en question est une mauvaise idée
L’autre problème de l’infantilisation c’est qu’elle étouffe toute remise en question. Or, comment apprendre correctement sans remise en question ?
La déférence est l’inverse de la curiosité. La curiosité est forcément une forme d’irrespect.
Je suis toujours étonné du nombre de personnes qui se moquent des autres parce qu’elles ne savent pas un truc. Par exemple l’orthographe d’un mot ou la raison pour laquelle un hélicoptère en vol stationnaire ne fait pas le tour du monde alors que la Terre tourne.
Déjà parce que se moquer c’est générer le sentiment d’impuissance et, on l’a vu, c’est une des pires manières de faire.
D’ailleurs, une des raisons pour laquelle je ne commence que maintenant à apprendre sérieusement la cuisine c’est parce qu’on s’est beaucoup moqué de moi à chaque fois que j’ai essayé.
Ensuite parce que ces mêmes personnes ne savent pas vraiment davantage : répéter n’est pas savoir. Si tu répètes que la Terre est ronde mais que tu n’as aucune idée de comment le démontrer ce n’est pas un savoir véritable, c’est juste un truc que tu répètes.
Or, cette habitude de répéter plutôt que de construire des savoirs critiques nous empêche de nous exercer. Résultat : quand une pandémie arrive, énormément de personnes sont perdues face aux nouvelles informations. Les mêmes personnes qui rient en disant la Terre est ronde, je sais pas le démontrer mais je fais confiance aux scientifiques vont subitement faire confiance à des obscurs groupes Whatsapp plutôt qu’aux scientifiques.
C’est le signe qu’on ne leur a pas enseigné que la Terre est ronde, on leur a fourré dans le cerveau par la force jusqu’à l’acceptation.
C’est encore pire d’infantiliser des jeunes adultes
On arrive à mon expérience directe : enseigner à des jeunes adultes. Je suis toujours à la fois fier et consterné des retours qu’on me fait.
C’est la première fois que j’écoute à l’école.
C’est fou. On nous écoute.
D’ailleurs, je me rends compte que les deux feedbacks qui me reviennent spontanément tournent autour de l’écoute, dans les deux sens. On les écoute et du coup il nous écoute. C’est aussi simple que ça.
Au début de l’année scolaire, il y a toujours un élève qui nous demande l’autorisation pour aller pisser. Même si on annonce dès le premier jour qu’on ne va pas gérer la vessie d’adultes.
Mais l’habitude est ancrée trop profondément. C’est triste quand on y pense : demander l’autorisation de pisser quand on a 22-23 ans…
Je comprends qu’on ait éventuellement besoin de le faire avec des ados au lycée qui fraudent. Mais avec des adultes ?
Après… on a un avantage injuste : ne pas avoir de diplôme. J’ai remarqué que ça changeait tout : les élèves viennent vraiment pour apprendre. Il n’y a plus l’excuse de “je reste pour le diplôme”.
Une salle qui n’infantilise pas
Dans combien de situations est-on assis en rangs d’oignon comme dans les salles de classe classiques ?
On y réfléchit trop peu mais c’est une disposition assez violente dans ce qu’elle communique.
D’ailleurs, dès qu’on a des adultes on les dispose en U. Je n’ai jamais vu de salle de formation en entreprise qui se dispose autrement.
Comment ça se fait ?
Parfois c’est une question de nombre : c’est dur de faire un U si on a 35 personnes (on en revient au problème du budget). Mais parfois non. J’interviens dans certaines écoles du supérieur, avec des groupes de 15… et on me les mets en rangs d’oignon.
Pourquoi ce qui nous paraît évident avec des adultes dans le monde du travail, nous échappe subitement avec des jeunes adultes en situation scolaire ?
Probablement que la réponse réside dans nos habitudes.
Voici un TED qui m’a été envoyé par l’une d’entre vous et qui parle bien du problème :
Notamment le fait que le numérique ne change rien à l’affaire. On peut numériser l’infantilisation comme on peut numériser une approche démocratique.