Ça devrait être une évidence. Et pourtant je vois si souvent cette erreur. Prenons la stratégie de Fabien Roussel. En 2023, il est la personnalité de gauche préférée des français. Aux européennes son parti fait…2%. Aux présidentielles il avait fait…2%.
Comment est-ce possible ?
C’est parce qu’il y a une différence entre
être la personnalité politique de gauche préférée des français
être la personnalité politique préférée des français de gauche.
Tu l’as ?
Y’a juste un mot qui a bougé et ça change tout.
La personnalité politique préférée des français de gauche la même année c’était Mélenchon.
Fabien Roussel est adoré par des gens de droite qui ne votent pas pour lui
Mais ça sert à quoi ?
Parfois je me demande vraiment ce qui a lieu dans sa tête. Valls c’était pareil : il a tout fait pour être adoré par les français de droite, mais ensuite ces derniers n’ont pas voté pour lui à la primaire de gauche (ne serait-ce que parce qu’ils n’avaient pas le droit).
Je me dis qu’une partie s’explique par la pression médiatique : les médias sont tellement hostiles à la gauche que ça fait plaisir d’être aimé de la droite. Être apprécié de la droite te garantit une surexposition médiatique.
Et c’est beaucoup plus agréable, on te reçoit avec sympathie sur les plateaux, etc.
Mais du coup c’était quoi ton but : être un chroniqueur télé ou gagner des élections ?
L’histoire de la cigarette sans fumée
Dans un livre que j’adore et qui s’appelle : 100 grands flops de grandes marques, j’ai découvert l’histoire de la cigarette sans fumée :
En 1988, quand les lobbies anti-tabac peuvent enfin affirmer être soutenus par la majorité de l'opinion publique et que le tabagisme passif est reconnu comme un danger réel pour la santé, l'entreprise décide de mener des essais sur des cigarettes qui ne dégageraient pas de fumée. Au total, R.J. Reynolds (l’entreprise qui vend la marque Camel), dépense 325 millions de dollars dans la conception d'une cigarette sans fumée, commercialisée sous le nom de « Premier ».
(…)
Mais le vrai problème réside dans le fait que les fumeurs ne prennent aucun plaisir à fumer ces cigarettes sans fumée, et que les non-fumeurs n'en ont aucune raison non plus. Après quatre mois de ventes faibles, R.J.R. arrête les frais et retire Premier du marché.
Or, l'histoire ne s'arrête pas là. Au milieu des années 1990 en effet, la prise de conscience des dangers du tabagisme passif amène l'entreprise à penser qu'il y a encore un marché pour les cigarettes sans fumée. Elle dépense alors 125 millions de dollars en 1996 pour le développement d'une version améliorée du produit précédent, qu'elle nomme cette fois Eclipse.
Dans un communiqué de presse, un porte-parole de la société annonce l'attrait potentiel de la marque. « Nous sommes tous d'accord, je pense, pour dire que le tabagisme passif est une nuisance tant pour les non-fumeurs que pour la majorité des fumeurs, et être capable de réduire, voire quasiment d'éliminer, cette nuisance est une avancée très positive dans la bonne direction. »
La nouvelle cigarette produit moins de fumée que les cigarettes classiques parce qu'elle ne brûle pas : c'est du charbon qui est utilisé pour chauffer le tabac. Le consommateur aspire l'air chaud au-dessus du tabac pour dégager la vapeur de tabac et de nicotine.
Au final… 450 millions de dollars ont été cramés dans une démarche très étrange : faire une cigarette sans fumée.
Qui est dérangé par la fumée ? Les non-fumeurs. À qui on essaie de vendre ? Aux fumeurs. Y’a un problème.
Si on veut faire plaisir aux non-fumeurs alors il faut faire un produit pour les non-fumeurs.
D’ailleurs ça reboucle un peu avec ce que je te disais hier sur la manie à vouloir faire des coups de billard complexe : on va faire un produit que les fumeurs vont acheter pour faire plaisir à leurs proches non-fumeurs.
Le cordon sanitaire contre l’extrême-droite
Il y a tout juste 40 ans, en 1984, la télévision a décidé d’inviter Jean-Marie Le Pen :
Le 13 février 1984, l’invitation de Jean-Marie Le Pen pour sa première émission politique, sur le plateau de l’Heure de vérité, suscitait manifestations et polémiques.
C’était un coup de tonnerre. Ça rompait avec l’idée du cordon sanitaire médiatique : c’est-à-dire de ne pas tendre le micro à l’extrême-droite.
D’ailleurs, si tu es de ma génération tu te rappelles probablement de Jean-Marie Le Pen comme étant un personnage outrancier et polémique. Alors qu’il a été précisément choisi par les extrême-droites de l’époque pour son côté présentable.
La suite tu la connais… son parti occupe désormais une place énorme dans les médias.
Mais ce que je trouve fou c’est le nombre de gens aujourd’hui qui croient qu’il ne faut surtout pas censurer le RN car ça le ferait monter. Parce que ça leur permettrait “de se victimiser”.
Là encore quel manque de lucidité tactique : si ton ennemi se victimise c’est que tu fais LA BONNE CHOSE.
D’ailleurs en Belgique (Wallonie) on a encore ce cordon sanitaire :
« Notre série consacrée aux élus liégeois du Parlement wallon s'arrête aujourd'hui, après vingt-deux interviews-portraits qui ont permis de mieux cerner les personnalités de nos représentants. Il existe un vingt-troisième député, qui n'a pas figuré parmi nos invités estivaux. Il s'agit de Charles Pire, parlementaire du Front national (FN), exclu en vertu du cordon sanitaire médiatique que notre journal, comme beaucoup d'autres, applique à son parti. »
Ça nous paraîtrait insensé maintenant en France.
Mais on se rappelle que Chirac avait refusé de débattre avec Le Pen, en 2022 ?
Si ton moyen est efficace alors ton ennemi criera à l’immoralité
Pourquoi l’extrême-droite est si sensible dès qu’on la censure ? Pourquoi elle hurle à la liberté d’expression (alors que c’est une valeur qu’elle déteste) ?
Parce que c’est super efficace.
Oui c’était une référence à Pokémon, tu n’as pas rêvé si tu y as pensé.
D’ailleurs, dans son ouvrage de stratégie politique Saul Alinsky le rappelle :
La neuvième règle est que tout moyen qui s’avère efficace sera automatiquement jugé immoral par l’opposition.
Là par exemple je vois des tonnes de gens pas de gauche qui hurlent parce que y’a un front populaire qui inclut LFI. Mais pourquoi les écouter ? Ils ne votent pas à gauche de de toute façon. Je pense qu’ils ne le font même pas exprès, c’est pas une manoeuvre machiavélique de leur part. Vraiment ils se disent la gauche que j’aime c’est la gauche pas trop de gauche.
Bah tu m’étonnes.
Mais que des gens de gauche y soient sensibles, ça me dépasse. C’est vraiment comme si on était dans un match de foot et que tu commençais à aller demander à l’entraîneur adverse des conseils sur comment faire.
En 2018 beaucoup d’équipes se sont plaint du fait que l’équipe de france de football ne jouait pas du beau jeu. Que c’était pas juste. Est-ce que l’entraîneur s’est dit ah mince… venez on fait du beau jeu plutôt que du jeu efficace ? Bah non, il a continué son foot pas beau mais qui gagne, jusqu’à la victoire finale.
D’ailleurs y’a un échange entre un joueur français (Griezmann) et un joueur belge (Courtois) qui illustre deux autres principes décrit par Alinsky :
Les moyens utilisés contre nous par l’opposition sont toujours immoraux, tandis que nos moyens sont toujours moraux, enracinés dans les valeurs humaines les plus nobles
Et :
La cinquième règle est que le souci de savoir si le moyen utilisé est éthique augmente avec le nombre des moyens disponibles et inversement
Courtois s’est plaint parce que la France n’a pas fait de beau jeu, elle a défendu jusqu'à trouver la faille pour marquer un seul but puis refermer la forteresse. C’est moche.
Ici c’est le premier principe : l’adversaire de Courtois c’est l’équipe de France… il a perdu… alors c’était moche.
Mais ce qui me fascine c’est que Griezmann va lui rappeler le second principe. En effet, la Belgique avait une équipe composés de joueurs flamboyants, des talents bruts qui peuvent se permettre de jouer un football champagne.
Sauf qu’il se trouve que Courtois en temps normal, joue pour un club madrilène qui joue comme l’équipe de France : un jeu super défensif, parce qu’ils n’ont pas les joueurs pour faire autrement. Et ça semble pas le déranger. Ce que va lui rappeler Griezmann. En lui demandant si à Madrid il jouait un beau jeu ? Et en concluant par :
On s'en fout de la manière, de comment on gagne, on a gagné ! Je m'en fous d’être un champion du monde moche. Je veux l'étoile. Je m'en fous du jeu qu'on aura fait."
Illustration parfaite de La cinquième règle est que le souci de savoir si le moyen utilisé est éthique augmente avec le nombre des moyens disponibles et inversement
Courtois ne se pose la question du beau jeu que quand il joue avec la Belgique et qu’il a plein de cartes en main. Quand il joue avec Madrid, il fait comme la France : il joue avec la seule carte qu’il a.
Il n’y a que ceux qui ont plein de cartes qui vont venir critiquer la carte que tu joues.
Je répète : ce sont les personnes qui ont plein de cartes en main qui vont venir critiquer la seule carte que tu peux jouer.
Et tu dois ignorer leurs critiques.
Dis-toi que sur un sujet aussi léger que le foot t’as des gens qui vont s’insurger comme si l’équipe de France avait enfreint un grand principe moral. Alors imagine en politique ?
Ça donne ça :
Bonus : menace ou avertissement ?
En Ecole de commerce j’ai suivi un cours qui s’appelle Théorie des jeux et qui enseigne comment utiliser des principes mathématiques à la stratégie.
C’était passionnant, un des meilleurs cours de ma vie. Au point que lors de mon Erasmus en Pologne, j’ai repris le même cours et je l’ai refait exactement pareil mais en anglais, juste pour le plaisir.
Et en théorie des jeux il y une distinction très très importante. Depuis tout à l’heure je te dis qu’il ne faut pas écouter l’adversaire. On est d’accord que je parle des conseils de l’adversaire. Mais si l’adversaire te menace, il faut évidemment écouter.
Ça faisait d’ailleurs un moment que Macron faisait planer la menace de la dissolution.
Dans le langage courant, on va dire menace pour toutes les situations. En théorie des jeux on a d’un côté
La menace : un propos qui promet une situation où les deux parties (ton opposant et toi) verront leur situations se dégrader
L’avertissement : un propos qui promet une situation où ta situation à toi va se dégrader mais pas celle de l’opposant qui profère l’avertissement.
Par exemple si Macron dit aux oppositions attention, si vous prenez trop de temps à débattre de cette loi, je passerai par le 49.3 c’est plutôt un avertissement. Le 49.3 ne lui coûte pas grand chose et ça fait que la loi passe sans avoir été amendée par les oppositions. Alors que si elle passe normalement elle peut au moins être atténuée dans son texte, par négociations.
En revanche si Macron dit attention, si vous me faites trop chier sur les lois que je passe, je vais dissoudre l’assemblée. Là c’est plutôt une menace. Car au passage il se met lui même en danger.
Pour prendre des exemples plus triviaux avec un parent et son enfant :
Menace du parent : si tu continues à faire des bêtises à l’école, on annule les vacances cet été.
Avertissement du parent : si tu continues à faire des bêtises, tu n’auras plus d’argent de poche
Note : je ne fais pas ici la promotion de menacer ses enfants, je prends cet exemple parce que je pense que dans notre génération on a été beaucoup à en vivre et donc à comprendre.
À quoi sert cette distinction ? Déjà à mieux comprendre la position de l’adversaire mais aussi à évaluer à quel point c’est probable que ça arrive.
Il faut toujours écouter un avertissement de son ennemi. En revanche… la menace… pas forcément.
1. Les éditorialistes devraient plutôt être choqués par le fait que le président de LR envisage de s'allier avec le RN et cie de l'extrême-droite que la (re)nouvelle formation à gauche 🙄
Ils ne savent pas mettre leur énergie là où il faut 😒
2. Pour la distinction entre menace et avertissement je la saisie bien la différence avec l'exemple Macron mais pas du tout avec celle avec l'enfant.
Annuler les vacances d'été ou/et ne plus avoir d'argent pour moi c'est du même niveau, ce sont des avertissements