Ne pas infantiliser les enfants est rentable
On en a parlé la semaine dernière : la motivation interne est beaucoup plus forte et durable que la motivation externe. Or, cette motivation intrinsèque procède, entre autres, de l’autonomie. Sauf que…
On passe notre temps à leur dire quoi faire, comment le faire et quand le faire
Imagine ce que serait ta vie si un·e manager passait son temps à te dire quoi faire, avec qui le faire, comment le faire et quand le faire.
Ce serait super avilissant !
L’autrice de Chasseur, cueilleur, parent prend un exemple qui m’a frappé : elle propose à sa fille Rosy de l’aider à préparer des brochettes pour les invité·es.
Alors Rosy fait une brochette avec que du poulet, sans alterner avec les légumes (poivrons, courgettes, champignons).
La maman explique que non on ne peut pas faire des brochettes avec que de la viande, qu’après y’aura pas assez de poulet, etc.
Résultat… l’enfant se met à insister, la mère insiste aussi… une dispute éclate.
L’enfant pleure et retourne à ses coloriages.
Quelques semaines plus tard (…) je commence à entrevoir les erreurs dans mes façons de faire. Je pensais que Rosy avait du mal à collaborer avec moi. Mais en réalité, c’est moi, le problème. Je ne collabore pas avec elle. Je m’oppose à ses idées et je ne leur accorde aucune valeur. Bien souvent, je n’écoute pas ce qu’elle essaie de me dire.
Je décide alors de me donner une seconde chance de collaborer avec Rosy. Je retourne acheter des ingrédients pour faire des brochettes et je répète le scénario à l’identique : dimanche après-midi, moi faisant des brochettes, Rosy faisant du coloriage dans le salon. De nouveau, je l’appelle : « Rosy, ma chérie, viens m’aider à faire des brochettes. »
Mais cette fois-ci, elle ne vient pas. À vrai dire, elle ne lève même pas les yeux de son coloriage. Hmm, pas très motivée. Alors, je reconnais mon erreur de la dernière fois : « Tu peux les composer comme tu en as envie, même en faire rien qu’au poulet. »
Le résultat, tu le vois venir… l’enfant (Rosy) a fait une brochette de poulet puis a fini par regarder sa maman faire les autres et faire comme elle.. Au final, il n’y a eu qu’une seule brochette entièrement au poulet. Personne n’est mort et le moment était agréable pour la mère et la fille.
Dans cet exemple, la maman accepte d’essayer l’idée de sa fille mais parfois un simple ah oui c’est une bonne idée peut suffire, même si on ne laisse pas faire. Le simple fait de se mettre dans l’état d’esprit de ne jamais censurer d’emblée une idée va aider.
Note à moi-même : c’est valable dans les relations entre adultes et je dois faire davantage de progrès à ce niveau.
Une expérience qui m’a beaucoup marqué c’est quand l’autrice se met en tête de compter le nombre d’ordres/consignes/fausses questions/compliments (car un compliment, on l’a dit, est une consigne déguisée) qu’elle donne par heure.
Résultat : cent-vingt ! Deux par minute ! Forcément ça génère de la réticence et de la colère des deux côtés.
Par comparaison : les parents chasseur-cueilleur sont plutôt autour de 3 par heure.
Le compliment permanent est une manière de contrôler l’enfant
Quand on y pense vraiment, le compliment permanent est une autre manière d’essayer de guider l’enfant où on veut. Nous ne sommes pas vraiment sincères, ce qu’on veut dire c’est bravo de faire comme je veux.
Comment faire autrement ? Faut-il abandonner l’idée de favoriser leur estime de soi ? Bien sûr que non.
La motivation intrinsèque dérive de l’autonomie. Mais pas que. Elle vient aussi du sentiment d’appartenance à un groupe. On peut donc essayer de cultiver ce sentiment chez l’enfant plutôt que d’utiliser la micro-récompense qu’est le compliment.
Dans de nombreuses cultures, les parents expriment leur reconnaissance en reliant la participation des enfants à une certaine maturité, au fait de « devenir grand » et aux prémices d’un apprentissage. Par exemple, une mère raconte à Lucia et ses collègues comment elle se montre reconnaissante de l’aide de son fils à la maison :
«Quand il fait correctement ce qu’il a à faire, je lui dis simplement “Oh, mon fils, tu sais déjà faire [la tâche]” et ça le rend très heureux. »
D’autres mères disent « féliciter » un enfant d’avoir « grandi » à mesure que sa contribution augmente à la maison.
(…)
Exprimer sa reconnaissance pour l’attitude serviable d’un enfant dans son ensemble lui en apprend plus que de le féliciter pour une tâche spécifique.
Les enfants ADORENT faire le ménage
Je crois que c’est l’idée qui m’a le plus chamboulé dans ce livre. D’autant plus que j’ai pu l’observer directement après : les très jeunes enfants adorent faire le ménage.
Alors, comment ça se fait qu’iels finissent par détester faire le ménage ?
Et bien l’autrice du livre a trouvé la réponse. En allant chez les Mayas, les Inuits et les Hazdas, elle se rend compte que les enfants sont incroyablement serviables. Les enfants font spontanément le ménage et ne semblent pas le voir comme une corvée. Comment est-ce possible ?
C’est simple en occident on passe notre temps à décourager les jeunes enfants de faire le ménage.
À un âge où leur désir le plus cher est de nous suivre partout, on les en empêche.
Pour une raison simple : iels vont foutre le bordel.
Ah bah oui.
Mais c’est comme ça qu’on apprend.
La première étape pour élever des enfants serviables peut donc se résumer en une seule phrase : laissez-les s’entraîner. S’entraîner à ranger. S’entraîner à cuisiner. S’entraîner à nettoyer. Laissez-les vous arracher la cuillère des mains pour remuer la casserole. Laissez-les prendre l’aspirateur pour nettoyer le tapis.
Laissez-les mettre un peu de pagaille quand ils sont petits, un peu moins de pagaille quand ils grandissent et, une fois préados, ce sont eux qui vous aideront à nettoyer vos bêtises sans que vous ayez à le demander. Peut-être même qu’ils s’occuperont de toute la maison.
Nous on les empêche pendant quasiment plusieurs années et d’un coup on dit ok maintenant c’est le moment de venir m’aider. Mais c’est trop tard : leur motivation a été anéantie il y a bien longtemps.
Or, quand on empêche un enfant d’aider, on le coupe du sentiment d’appartenance : il n’a pas assez de valeur pour apporter sa contribution au groupe. Ensuite, on lui fait comprendre que sa mission est de jouer pendant que les autres font le ménage. Donc l’enfant retient que le ménage c’est chiant, c’est l’inverse du jeu.
Heureusement ce n’est pas irréversible :
Les enfants de tous les âges (et même certains adultes de mon entourage) sont incroyablement malléables et leur désir d’aider est si fort que ce schéma peut facilement s’inverser. La clé, c’est que vous, parent, changiez votre façon de considérer votre enfant.
(…)
Je mis récemment cette idée à l’épreuve lorsque nous eûmes le plaisir d’accueillir chez nous une enfant de 9 ans pendant une semaine.
Le premier soir, je lui demandai de venir éplucher une pomme de terre et elle me regarda comme si j’étais une extraterrestre. Mais je continuai d’appliquer les stratégies du chapitre suivant et, en l’espace de quelques jours, elle avait développé un vif désir de participer aux tâches domestiques.
Elle proposait de m’aider à faire les lits et se précipitait dans la cuisine avant le dîner pour aider à couper des légumes.
Au bout du cinquième jour, elle me suivait dans tout l’appartement comme un caneton adolescent en demandant : « Qu’est-ce qu’il reste à faire, Michaeleen ? »
Je voyais bien qu’elle était heureuse de faire partie de notre équipe et fière d’aider et de coopérer
C’est fou parce que je me rappelle comment effectivement parfois mes parents me laissaient chez des amis à eux et, chez eux, j’étais enthousiaste d’aider à faire le ménage ! Parce qu’on me le présentait non pas comme une corvée optionnelle mais juste c’est normal que tout le monde aide car si tout le monde s’y met ça va beaucoup plus vite.
En d’autres termes, non seulement notre manière de micro-manager nos enfants les frustre mais en plus on se prive d’une aide précieuse, à terme, pour les tâches ménagères.
Et accessoirement, si tu éduques un petit garçon, tu renforces immédiatement son idée que ça n’est pas pour lui, avec le problème sociétal que l’on connaît ensuite.
Les observer de loin
« Libérés de toute frustration ou anxiété… les enfants ju/’hoan étaient le rêve de tout parent. Aucune culture n’a jamais élevé d’enfants plus intelligents, plus aimables et plus confiants. »
Et alors, quoi ? Comment se fait-il qu’une vie sans punitions ni règles donne des enfants confiants et coopérants chez les Hadza quand, dans notre culture, on obtient autocomplaisance et égoïsme ? La réponse est, à l’évidence, complexe.
Cela étant dit, un facteur semble particulièrement important pour élever des enfants gentils et bienveillants : les enfants hadza ne jouissent pas seulement de liberté ou d’indépendance, mais aussi d’autonomie. Et ça fait toute la différence.
L’autonomie ce n’est pas de laisser les enfants sans surveillance. L’autonomie c’est de les surveiller toujours de loin sans ingérence permanente, de déployer un filet de protection invisible :
Tout d’abord, dans ces cultures, les parents laissent rarement leurs jeunes enfants complètement seuls. Avec mes yeux d’Occidentale, les enfants me paraissaient seuls, mais en y regardant d’un peu plus près, je me rendis compte que ce n’était pas du tout le cas.
C’est exactement ce que me confia un jour l’ethnopsychiatre Suzanne Gaskins au sujet de Chan Kajaal : « Il y a toujours quelqu’un qui observe. » Vous pensez être seul, mais les gens gardent un œil sur tout. « L’image que je me fais d’un parent maya – ou d’un enfant plus âgé – est celle de celui qui attend en coulisses, qui anticipe l’aide nécessaire et qui la fournit de façon presque transparente, presque invisible, me dit Suzanne. De sorte que le jeune enfant ait à peine conscience de l’aide qu’il a reçue. »
L’idée c’est que, oui, l’enfant a besoin de protection mais que cette protection doit être la plus discrète possible pour ne pas saper son autonomie.
Quand les parents ne peuvent pas eux-mêmes « garder un œil » sur les enfants, ils veillent à ce qu’un enfant plus âgé l’accompagne pour l’aider en cas de besoin. Ils entraînent les enfants à prendre soin de leurs petits frères et sœurs dès qu’ils commencent à marcher.
(…)
Il arrive même que les parents envoient un enfant plus âgé (ou un autre adulte) suivre en douce un plus petit lorsqu’il va pour la première fois faire une course tout seul. Le plus grand reste hors de sa vue pour que le plus petit ait l’impression de mener sa mission tout seul.
On ne se rend pas à compte à quel point on est en permanence dans l’ingérence… tout ce qu’on déteste nous-mêmes de nos propres managers :
Revenons aux huttes de Tanzanie et au moment où je reçois ma première leçon de cette magnifique façon d’éduquer les enfants. Rosy et moi nous traînons quatre cents mètres derrière Thaa et ses amis et je ne vois pas comment nous pourrions les rattraper, surtout avec Rosy sur mon dos.
Je commence à craindre qu’on se perde dans les fourrés. Rosy, au bord des larmes, gémit : « Maman, je suis pas bien. Aïe ! Aïe ! Je veux marcher. »
O.K., saute, lui dis-je en me baissant. Donne-moi la main. » J’attrape le poignet de Rosy et nous nous pressons de rejoindre les hommes. Je la serre fort et l’aide à escalader les rochers. Je lui appuie sur la tête quand il faut se baisser pour éviter des branches piquantes, lui criant à plusieurs reprises : « Attention aux épines ! »
Je lui tire sans cesse le bras pour la faire accélérer. À un moment donné, j’ai l’impression de la traîner littéralement à travers les buissons, comme un chien récalcitrant au bout d’une laisse.
Elle se met à pleurer et je me dis qu’on ferait mieux d’abandonner et de rentrer au camp. J’appelle David, notre interprète, pour qu’il revienne nous aider. Il a lui-même deux filles, dont une de 4 ans. Il identifie immédiatement mon problème avec Rosy. Et il me donne sans hésiter un conseil éducatif qui résume en grande partie ce que les pères et les mères m’apprendront lors de ce voyage, qui en dit très long sur ce qu’est ce mode éducatif du don.
« Lâche-lui la main. Laisse-la marcher toute seule, me dit-il une pointe d’exaspération dans la voix. Elle peut partir devant et toi, tu la suis. Elle va s’en sortir.
– Vraiment ? Tu crois ça.
– Oui, ça va aller.
– D’accord… Mais je ne crois pas… » dis-je dubitative. Mais avant que je puisse finir ma phrase, Rosy file et escalade les rochers comme un bébé babouin. David a touché en plein dans le mille avec Rosy. Une fois que je la laisse marcher « toute seule », elle s’en sort très bien tout au long de la partie de chasse, allant et venant pendant trois heures.
À ce moment précis, je vois de mes propres yeux ce qu’un peu d’autonomie peut faire pour un petit enfant – et pour sa relation avec sa mère.