Mon interview sur l'extrême-droite
Un journaliste vient de me solliciter par rapport à mon article : Il ne faut jamais débattre avec l’extrême-droite
C’est toujours un exercice un peu frustrant car on dit plein de choses et à la fin il ne reste que des petits bouts dans le rendu final.
Sauf que, cette fois, il me propose de m’interviewer à l’écrit. Au début j’ai refusé en me disant non seulement y’aura qu’un bout à la fin mais en plus je dois faire l’effort d’écrire ? Flemme. Puis j’ai eu une illumination : en fait on va profiter du format écrit pour faire d’une pierre deux coups. Je vais faire la réponse ici. Comme ça, ça fait un contenu complet pour vous et de quoi piocher pour lui.
C’est parti pour les 4 questions qui m’ont été envoyées.
Tu penses que débattre avec l'extrême droite a du sens ? Pourquoi ?
Bien sûr.
Je regrette un peu le titre de mon article. Même si, à ma décharge, le titre complet est
Il ne faut jamais débattre avec l’extrême-droite : 5 raisons ne de pas débattre publiquement avec l’extrême droite
Mais, aujourd’hui encore, j’ai entendu quelqu’un autour de moi faire la confusion. Parce que le titre a énormément imprimé. Je ne peux pas me plaindre : j’avais qu’à choisir un autre titre.
En revanche, débattre avec des personnes d’extrême-droite peut être crucial. Attention cependant, comme on l’a déjà vu dans l’article sur la radicalisation d’extrême-droite, il ne faut pas y mettre trop d’énergie.
La règle est simple : moins tu connais la personne d’extrême-droite, moins tu dois mettre d’énergie dans le débat avec elle. En effet, il est peu probable que débattre avec une personne inconnue la fasse changer d’avis. Pourquoi ? Parce qu’on ne tombe pas dans l’extrême-droite pour des raisons rationnelles : il s’agit avant tout d’une quête émotionnelle d’identité, d’appartenance.
Donc, si tu débats avec une personne que tu ne connais pas, elle va simplement te classer dans le eux. Versus le nous.
D’autant plus que l’extrême-droite a une façon de débattre qu’on pourrait appeler la guérilla de harcèlement. Si tu as déjà débattu un peu avec des membres lambdas de l’extrême-droite tu as probablement remarqué qu’ils tournent tout à la dérision.
Par exemple la gauche dit que y’a un privilège blanc et eux répètent juste ah oui el famoso privilège blanc 😂.
Ça s’explique par le fait qu’il n’y a pas d’arguments acceptables pour les idées d’extrême-droite. C’est ça aussi qui explique que si tu écoutes Zemmour pour la première fois ça te semblera super répétitif. Pourquoi ? Parce que les arguments sont mauvais. Or, un mauvais argument a besoin d’être beaucoup répété pour s’imprégner. Ils sont donc répétés énormément et avec confiance.
Si tu n’as pas l’expérience de cette guérilla, tu peux vite perdre tes nerfs et perdre le débat. Il faut donc bien réfléchir avant de t’y engager.
En revanche, si tu es vraiment proche de cette personne, débattre devient selon moi un devoir. On a beaucoup de témoignages de personnes qui se sont déradicalisées parce qu’un·e proche les a mis au pied du mur : si tu continues dans ces idées, je ne te parlerai plus.
Tu ne peux donc pas fuir ta responsabilité : si tout le monde s’attachait à déradicaliser ses proches d’extrême-droite, on n’en serait pas là aujourd’hui.
Dans cette situation, y a-t-il une distinction à faire selon toi entre débat public et débat privé ?
Tout à fait. Tout ce que je viens de dire s’annule quand on passe en public.
Si tu n’es pas porte-parole d’un parti politique, tu dois refuser de débattre publiquement avec l’extrême-droite. En tout cas, si tu en as les moyens. En effet, il ne faut pas donner de tribune à ces idées.
Croire que tu vas réussir à convaincre est un suicide.
C’est ignorer un concept phare du marketing : l’exposition à une idée suffit à convertir des personnes. Par conséquent, tu laisses encore une opportunité à ces idées d’atteindre de nouvelles personnes.
Rappelle-toi de Zemmour invité chez Ruquier. Il n’est pas sûr qu’aujourd’hui tu connaîtrais le nom de Zemmour s’il n’y avait pas eu ces émissions où on lui a donné une tribune. Certes, il a perdu quelques débats, mais ça ne change rien : des millions de personnes ont subitement été exposées à ces idées.
Sans compter que débattre en public envoie implicitement le message que ce qui est dit se questionne. Que les deux réponses sont envisageables. On ne fait par exemple pas de débat pour savoir si la Terre est ronde. Le simple fait de mettre un sujet au débat installe l’idée que ça se débat.
Il y a encore un an, le concept du grand remplacement ne se débattait pas, c’était une idée identifiée pour ce qu’elle est : une dangereuse thèse fasciste. Aujourd’hui, après une campagne à en débattre, non seulement l’idée s’est installée mais on continue encore à en parler. Ce genre de concept sont comme de la pâte dentifrice : si tu les fais sortir une fois, tu ne peux pas les faire rentrer aisément dans la boîte.
Débattre et dialoguer avec l'extrême droite doit être permis/toléré dans une démocratie ?
Non. D’ailleurs à une époque pas si lointaine ça nous paraissait évident. En 2002 quand Jacques Chirac a refusé de débattre face à Jean-Marie Le Pen ça nous paraissait normal.
C’est le paradoxe de la tolérance de Karl Popper : une démocratie est forcément intolérante face à ce qui peut la détruire. La démocratie ce n’est pas de dire : si le peuple le veut alors il a le droit de se donner à un dictateur.
L’autre point fondamental à retenir : il y a plein de manières de faire vivre la démocratie qui ne sont pas le débat. Macron a refusé les débats pendant le premier tour. Ça n’a pas empêché ses adversaires de s’exprimer. Chacun peut s’exprimer en meeting avec ses moyens.
Personne n’est tenu de débattre. Il y a une sacralisation du débat qui est nocive.
Que faire face aux idéologies d'extrême droite ? Comment les faire reculer ?
Les stratégies sont connues ont été étudiées en long et en large. La principale est ce que les anglo-saxons appellent le “deplatforming”. Il s’agit de retirer l’accès aux audiences. C’est ce que Twitter a fait avec Donald Trump.
Et, contrairement à ce qu’on entend trop souvent : ça ne fait pas monter l’extrême-droite parce qu’elle se sent persécutée. Depuis que Trump n’est plus sur la plateforme, évidemment qu’il a moins d’influence.
Depuis que Dieudonné est banni des médias, il a moins d’influence.
D’ailleurs, les gens qui disent que “censurer” l’extrême-droite revient à lui rendre service, pourquoi ne proposent-ils pas de faire censurer le parti politique qu’ils soutiennent ?
Parce que ça n’a aucun sens : le premier principe du marketing est d’obtenir de l’exposition.
Quand personne ne connaissait Zemmour, ses idées n’avaient aucun impact.
Il est vrai que le bannissement ne va pas convaincre les personnes bannies. Il est vrai également que ça peut encore plus leur donner d’énergie pour se battre MAIS ça coupe leur canal de recrutement de nouveaux membres.
C’est ça qu’il faut avoir en tête : la meilleure lutte contre l’extrême-droite est d’empêcher qu’elle recrute de nouvelles personnes.
Le problème c’est que leur donner une tribune est très tentant : soit parce que c’est la ligne du média (cnews, c8, etc), soit parce que ça génère de l’audience et donc des revenus publicitaires. Peut-on en vouloir aux médias ? En tout cas il y a une partie des reproches que je trouve hypocrites dans la mesure où nous, le public, ne sommes pas prêts à payer pour de l’information de qualité.
Tant que les médias seront financés par de la publicité, il y en aura toujours une partie qui cédera à la tentation de donner un micro à l’extrême-droite pour créer de la viralité.
L’autre stratégie consiste à réintroduire un coût social aux idées d’extrême-droite. Plus on peut afficher ce genre d’idées de manière décomplexée et plus ces idées se décuplent.
Il faut réintroduire la notion de honte. D’ailleurs Marine Le Pen a compris que c’était que c’était son principal obstacle : maintenant qu’elle a accès aux médias et que ce n’est plus une question, elle mise tout sur la dédiabolisation, c’est à dire l’inverse de la honte.
Tâche à nous de ne pas la laisser faire.