Voici donc notre troisième journée avec Lino. Pour comprendre le vers qui va suivre, il faut un peu de contexte.
Lino est un des rappeurs les plus légendaires. C’est le rappeur préféré du rappeur préféré de ton rappeur préféré.
Sauf…qu’il a subitement disparu de la scène. D’ailleurs il l’explique dans un morceau :
J’suis un leader qui refuse de prendre ses responsabilités
Donc, pendant 10 ans… on a eu un silence radio de sa part.
Jusqu’en 2015 où il sort donc l’album Requiem, dont est issu le vers suivant.
Ah et … autre élément de contexte : Lino est surnommé “Bors” (comme Borsalino)
On m’dit : Bors t’es l’meilleur, t’es pas à ta place, ramène-nous un peu d’foudre.
J’réponds : Moi, j’suis là où j’veux être, et d’ailleurs qu’est-ce ça peut t’foutre ?
Désolé si t’es fan, j’rappe pour moi, y’a rien d’égoïste.
Imagine la violence, quand tu entends ça dès le premier morceau d’un album que tu as attendu pendant dix ans ?
Pourtant… il a raison.
Pas s’il veut s’assurer de vendre beaucoup. D’ailleurs la chanson d’après s’appelle “Suicide Commercial”.
Mais comment je peux dire qu’il a raison ? Il y a un énorme souci :
Tu dois écrire pour apporter un truc au public sinon c’est un journal intime
Si jamais on écrit que pour soi…c’est un journal intime. D’ailleurs si on écrivait vraiment que pour soi, on ne publierait jamais. On écrirait sur une feuille qu’on jetterait.
La semaine dernière j’ai écrit un email pour raconter comment j’avais vécu une expérience incroyable à écouter une version audio de mon article (faite par une inconnue).
L’une d’entre vous m’a dit “c’était le pire email depuis le début de l’Atelier”.
Pourquoi ? Parce qu’en fait c’était une entrée de mon journal intime. C’était moi qui racontait à mon journal mon émerveillement d’enfant. Mais qu’est-ce que ça apportait au lecteur ? En vrai plein de choses…sauf qu’à aucun moment je n’ai explicité ces choses.
Il aurait suffi de changer l’angle pour que l’email fonctionne. En me concentrant sur les lecteurs.
Alors vraiment…comment je peux dire que Lino a raison ?
Il faut danser comme si personne ne regardait, écrire comme si personne ne lisait
Voilà le paradoxe. Car une autre lectrice m’a aussi dit, en parlant du même email : “on sent que tu écris désormais avec le poids du regard de Twitter”.
Donc d’un côté on me dit que j’écris trop pour moi. De l’autre on me dit que j’écris trop pour le public. C’est possible ?
Oui.
Je me suis aussi reconnu dans cette critique. La semaine dernière a amené beaucoup de nouvelles personnes et j’ai ressenti une énorme pression.
Mais ? Tous ces gens qui viennent parce que j’ai écrit un article sur le racisme, ils vont penser quoi quand ils vont voir que j’écris des emails sur des aspirateurs à 30€ et sur des mangas ?
C’est le piège. C’est pour ça que la plupart des artistes que tu connais s’éteignent après une ou deux oeuvres.
Parce que maintenir le cap, soumis à ces deux pressions inverses est un exploit.
Jour 13, j’avance pas du tout sur l’album… à chaque fois que j’écris un truc je pense à ce que les gens vont penser. Et j’arrive pas à me défaire de ça, putain, ça fait des mois pourtant. Je rentre dans un rôle. T’es obligé de rentrer dans un rôle. Mais après j’ai l’impression que je dis de la merde et que j’fais pitié - L’enfant (Confinement)
Alors comment faire ?
Une seule erreur et t'as plus d'followers. Donc j'fais c'que j'aime, non pas c'que l'on me dit.
Ce vers est de Damso cette fois. Tout est dit. Voici la solution.
Pourquoi ? Parce qu’il est impossible de prédire exactement ce qu’un public aimera.
Donc l’obsession devrait être de faire ce qu’on aime. Car…au moins si ça réussit on sera heureux.
Il y a des dizaines d’artistes qui raconte comment ils ont vécu malheureux de leurs succès.
Je les comprends. Quand mon article sur Pokémon Go a explosé, ça m’a rendu plus malheureux qu’autre chose. Car ce n’était pas quelque chose dont j’étais fier.
À l’inverse, je suis fier que cet article sur le racisme ait explosé.
Je ne pouvais pas le prédire. Il y a toujours quelqu’un pour m’expliquer mes succès… une fois qu’ils ont lieu. C’est marrant à voir. Une fois que c’est fait, tout le monde me prédit le passé “mais oui c’est évident : le timing, le sujet, etc”. Alors qu’en vrai…il y a une énorme part de chance et d’aléatoire.
D’ailleurs, ces mêmes personnes échouent quand je leur montre la liste des 10 prochains articles et que je leur demande de prédire ce qui va marcher… Logique en même temps. Si elles étaient vraiment capables de prédire, elles seraient riches.
En revanche, même si tu ne peux pas prédire ce qui va marcher, tu peux t’obliger à ne faire que des choses que tu aimes. Tu peux t’obliger à faire uniquement ce qui te rend fier ou fière. Comme ça…si un jour ton travail devient visible… tu auras la fierté en plus.
La strophe en entier ?
Cette fois, je t’ai déjà partagé en entier :
On m’dit : Bors t’es l’meilleur, t’es pas à ta place, ramène-nous un peu d’foudre.
J’réponds : Moi, j’suis là où j’veux être, et d’ailleurs qu’est-ce ça peut t’foutre ?
Désolé si t’es fan, j’rappe pour moi, y’a rien d’égoïste.
Alors je te propose deux autres vers de la même chanson. Le premier :
La vie m'égorge, j'y laisserai pas la peau, c'est une promesse
J'étouffe dans l'air du temps, le talent, c'est mon seul fond d'commerce
Et le deuxième, qui aurait pu faire l’objet d’un email entier :
J’ai fait ça pour avoir et pour être.
La chanson en entier
Comme je te disais, c’est le premier morceau de son album de 2015. Après une décennie d’absence.
Tellement puissant ce Lino...
c'est marrant, ce que tu fais, avec l'atelier, ce que tu nous montres de ta vie en général , je l'aurais défini avec ces vers là :
"Nerveux comme quand y'a plus d'air, mais un truc ou 2 m'hantent
Naître et mourir, on essaye de faire un truc ou 2 entre"
Personnellement je te suis pour ton authenticité et tes réflexions franches. Si tu te mets à écrire uniquement pour le public plutôt que de partager une partie de ton "journal intime", on n'aura plus de surprise, plus d'innatendu. Et merci de m'avoir fait découvrir Lino (j'aime le rap mais j'ai tellement pas de culture musicale...).