En ce moment je réfléchis de plus en plus à faire du contenu sur la pédagogie. C’est comme ça que subitement je me suis rappelé que j’avais écrit, il y a 7 ans, un article pilier sur le sujet avec mes hypothèses de l’époque.
C’était sur le blog de l’entreprise où je travaille comme formateur (l’école du recrutement). Par conséquent il est même possible que ça soit un inédit pour quasiment tout le monde ici !
Ma théorie secrète de l'enseignement en 21 découvertes
Notre croyance : Le recrutement mérite son école. Notre mission : contribuer à la créer. Ce qui veut dire que nous avons acquis de l’expérience sur le recrutement mais aussi sur l’enseignement (au sens large de pédagogie, formation, éducation…).
Une fois n’est pas coutume ce n’est donc pas de recrutement que je veux vous parler mais bien d’enseignement. Afin de partager avec vous notre vision. Bien entendu, c’est le résultat de ce que j’ai découvert au fil de mon expérience en formation et en école. Du coup, c’est forcément orienté par cette expérience particulière. Par exemple, je n’ai jamais enseigné à des enfants.
Trêve de paroles. Voici les choses les plus contre-intuitives que je crois avoir découverte :
#1 – Les gens ne veulent pas apprendre
J’ai mis du temps à l’intégrer mais, peu importe ce qu’ils en disent, les gens ne veulent pas apprendre. Attention, ça ne veut pas dire qu’ils n’aiment pas apprendre. Mais, par défaut, ils ne veulent pas. Au même titre que les gens ne veulent pas spontanément faire du sport : ils ont envie d’avoir envie de faire du sport.
Notre inertie naturelle fait qu’on aimerait savoir sans apprendre, courir un marathon sans transpirer.
« J’ai passé ma vie à enseigner (…). Et j’ai découvert qu’il y a une chose (et une seule) qui distingue les bons étudiants des mauvais. Les bons viennent et disent : « Je veux apprendre ». Ils voient l’échec et le désordre comme des états transitoires et disent : « Ça n’a pas marché, montre-moi autre chose ». Ils ont soif.
Les autres veulent savoir quel sera le sujet de l’examen. Ils restent les bras croisés. Ils ont besoin d’être d’abord convaincus. Et à vrai dire c’est essentiellement ce qui se produit dans l’éducation classique. Si vous n’arrivez pas à les convaincre, les gens n’apprennent pas. Quand la frustration pointe le bout de son nez, la plupart renoncent.
L’éducation en ligne était censée tout changer. Plus de 100 000 personnes s’inscrivent régulièrement à des cours d’informatique en ligne, gratuits, faits par d’excellents professeurs. Et, chose incroyable, 99% des étudiants abandonnent avant la fin. Ils n’ont pas assez soif. «
Cette planche de BD résume tout : la première mission de l’enseignant est de parvenir à donner envie d’apprendre. Sans quoi, la difficulté de la mission décuple instantanément. Quand quelqu’un n’a pas envie d’apprendre quelque chose, il vous dit « dans mon secteur c’est différent » avant de retourner à une pratique que tous les autres font dans tous les autres secteurs. Ou alors il vous dit « ça ne marchera pas », avant même d’avoir essayé.
C’est une spirale que l’enseignant doit briser en permanence. Car ce phénomène aggrave spontanément les inégalités : les meilleurs ont soif d’apprendre et les moins bons pensent tout savoir, ou ne pas être assez doués pour apprendre, ou que ce savoir là ne les concerne pas et ne sera pas applicable. Ce qui veut dire que, spontanément, les meilleurs deviennent encore meilleurs et les moins bons stagnent.
D’ailleurs, paradoxalement, les meilleurs commencent spontanément par vous dire « je veux m’améliorer » et les moins bons commencent par vous dire « je ne vois pas ce que je peux apprendre, je connais déjà le sujet ». Votre travail d’enseignant est d’arriver à entraîner les moins bons.
#2 – Les gens ne PEUVENT pas aller chercher sur Google
Ce phénomène était le plus grand mystère du métier pour moi. Je suis resté plusieurs années à me demander pourquoi la plupart des gens se comportent comme si Google n’existait pas. On me paie pour répondre à des questions dont je n’ai pas la réponse mais que je vais trouver sur Google.
Par exemple, la première fois que j’ai donné une formation, je ne savais pas répondre de manière argumentée à la question “est-il légal de débaucher ?” . J’ai donc été sur Googleet j’ai eu la réponse. En moins de 30 secondes. Pourtant, c’est une des questions que l’on me pose le plus (encore aujourd’hui).
Heureusement, j’ai découvert un livre qui répond à cette question et qui a résolu ce mystère qui me rendait fou. Dans 7 myths about education, l’auteure explique le phénomène. Tout d’abord, il faut comprendre le concept de la mémoire de travail.
La mémoire de travail est une mémoire temporaire qui peut stocker environ 3 à 7 objets. C’est pour ça que si je vous demande de faire de tête l’opération 46 x 5, vous allez y arriver. Il vous suffira, par exemple, de vous dire :
46 x 5 = (40+6) x 5
= 40 x 5 + 6×5
= 200 + 6 x 5
= 200 + 30
= 230
Vous avez besoin de stocker deux résultats intermédiaires : 200 et 30. Pour ensuite les additionner entre eux. Stocker deux résultats dans la mémoire de travail est à la portée de l’immense majorité des individus.
En revanche, si je vous demande de faire de tête : 431 x 567 …la tâche se complique d’un coup. Pourtant c’est toujours une multiplication. Que se passe-t-il ? Le nombre de résultats intermédiaires qu’il faut retenir en utilisant la procédure précédente est désormais de 9, ce qui dépasse la capacité de ma mémoire de travail. Je suis bloqué. La plupart des gens ne peuvent pas faire cette opération de tête parce qu’ils vont oublier les premiers résultats intermédiaires en voulant retenir les derniers.
Pour aller plus vite, appelons désormais cet effet « l’inondation cognitive ». Et bien, comme vous le constatez en essayant de faire l’opération de tête, l’inondation cognitive vous paralyse totalement. Vous êtes tout simplement incapable de mener l’opération de tête. Vous bloquez. Et, non seulement vous bloquez mais en plus vous ressentez une sensation ultra désagréable. Presque une douleur physique.
Vous avez le même effet quand vous arrivez dans une ville inconnue et que vous découvrez le système de métro. Vous avez beau avoir un système de métro dans votre ville, les quelques différences vont inonder votre mémoire de travail.
La bonne nouvelle c’est que nous avons une mémoire de long terme. Une mémoire qui peut accueillir beaucoup (beaucoup !) plus d’éléments. Grâce à elle nous pouvons contourner la mémoire de travail. D’ailleurs c’est exactement ce que vous avez fait avec l’opération 46 x 5. Vous avez des notions stockées dans votre mémoire de long terme. Par exemple, vous connaissez la loi de la distributivité. C’est elle qui vous permet de savoir que 46 x 5 = (40+6) x 5. Cette loi est tout sauf intuitive. Si vous ne l’aviez pas apprise à l’école vous ne l’auriez sans doute jamais découverte.
De la même manière, vous connaissez la table de multiplication de 5 par coeur. C’est ce qui vous permet de faire 6×5 si vite. Puis, vous connaissez également les propriétés de la multiplication par 10. C’est ce qui vous permet de faire 40×5 si vite. En vrai, j’ai caché une étape intermédiaire. La plupart des gens ne savent pas immédiatement faire 40×5. Ils vont faire 4×5 (résultat connu par la table de multiplication), puis multiplier le tout par 10. Car on sait que 40 x 5 = 4 x 5 X 10. Et on sait que multiplier par 10 c’est rajouter un zéro.
Vous voyez tous les pré-requis qu’il faut maîtriser pour faire ce calcul de tête ? Maintenant vous comprenez pourquoi un débutant total sera inondé cognitivement par cette opération. Si vous demandez à un enfant de vous faire 46×5, sa seule manière de le faire sera de faire : 46 + 46 + 46 + 46 + 46 = 40 + 6 + 40 + 6 + 40 + 6 + 40 + 6 +40 + 6. .
Maintenant vous savez pourquoi les débutants butent sur des choses évidentes. Ils sont confrontés à l’inondation cognitive et ne peuvent rien y faire.
Il en va de même à chaque fois que l’on découvre un nouveau sujet, une nouvelle discipline. Notez qu’il suffit de 5% de mots inconnus pour qu’un élève commence à faire des contresens dans sa compréhension d’un texte. D’autant plus qu’en général, les mots qu’on ne comprend pas sont les mots les plus importants. Prenons la phrase suivante :
« Le sourcing est une discipline fondamentale dans le recrutement et c’est pourquoi nous allons investir massivement dessus. »
Sur quel mot vont buter la plupart des gens qui n’ont jamais fait de recrutement ? Ils ne buteront pas sur le mot « le ». Encore moins sur le verbe « être » ou le mot « discipline ». Non, ils buteront sur le mot le plus important dans la phrase : « sourcing ».Si vous ne comprenez pas le mot sourcing, vous ne comprenez pas la phrase.
Si jamais c’est le seul mot que vous ne comprenez pas, vous pouvez effectivement aller chercher la définition sur Google. Mais maintenant supposons que je dise cette phrase à un enfant ou à un étranger. Il y a de grandes chances qu’il bute sur les mots « discipline », « fondamentale », « investir », « massivement ». Et là, non seulement il ne comprendra pas la phrase mais il va falloir beaucoup plus de temps pour lui expliquer chaque mot.
En fait, dire que parce que Google existe il suffit que les gens y aillent pour s’éduquer, revient à croire qu’on peut parler une langue uniquement avec un dictionnaire à la main. Ce n’est pas impossible, mais si vous ne connaissez que 10% des mots courants de cette langue, vous n’aurez pas le temps de consulter le dictionnaire en permanence à chaque fois que l’on vous parle. Cette stratégie fonctionne uniquement si vous connaissez déjà une grande majorité des mots.
Pire encore, il y a des concepts qui vous échapperont totalement. Vous ne saurez alors pas que vous ne savez pas. C’est la pire situation. Quand vous ne savez pas que vous ne savez pas, il devient impossible d’avoir l’idée de chercher sur Google. Si je reviens à mon exemple sur le débauchage : la plupart des gens ignorent qu’ils ne savent pas la réponse correcte. Ils ne se donnent donc même plus la peine de chercher.
#3 – L’importance de la théorie
Si vous saisissez pleinement le phénomène précédent alors vous comprenez l’importance de la théorie. La théorie c’est ce que vous allez stocker dans votre mémoire de long terme, pour contourner les limitations de la mémoire de court terme.
C’est une très mauvaise nouvelle : il faut de la connaissance pour accumuler de la connaissance. Vous remarquerez d’ailleurs que la plupart des gens très doués pour faire des recherches sur Google sont également des gens avec une grande culture générale. La mauvaise nouvelle c’est que ça tend à creuser l’inégalité. Les gens qui ont appris plein de choses, vont encore plus vite à apprendre plein d’autres choses.
La théorie est donc fondamentale. Si jamais vous allez sur Wikipédia et que vous tapez « Relativité Générale » voici les premières phrases :
« La relativité générale est une théorie relativiste de la gravitation, c’est-à-dire qu’elle décrit l’influence sur le mouvement des astres de la présence de matière et, plus généralement d’énergie, en tenant compte des principes de la relativité restreinte. La relativité générale englobe et supplante la théorie de la gravitation universelle d’Isaac Newton qui en représente la limite aux petites vitesses (comparées à la vitesse de la lumière) et aux champs gravitationnels faibles. »
Je ne comprends pas tout mais je sais globalement ce qu’est l’énergie, ce qu’est la théorie de gravitation de Newton, ce qu’est une limite en mathématique, ce qu’est la vitesse de la lumière dans le vide et ce qu’est un champ gravitationnel. Je mettrai beaucoup moins de temps à comprendre cette phrase que quelqu’un qui n’a pas la moindre idée de ce qu’est le principe fondamental de la dynamique de Newton.
La théorie (plus précisément la culture générale) est donc un formidable raccourci dans l’apprentissage. Attention : elle doit donc être la plus intemporelle possible. Souvent, les gens s’écharpent sur le fait que l’école enseigne des choses obsolètes et que le monde s’accélère tellement que ça ne sert plus à rien d’enseigner du savoir théorique. Ou alors qu’il faut donner les savoirs théoriques les plus actuels possibles.
Grave erreur. Dans les années 80 il valait mieux enseigner aux enfants l’histoire et les mathématiques que le Fortran ou le COBOL (langages informatiques de l’époque). Qu’est-ce qui avait le plus de chance de devenir obsolète (et qui l’est devenu) ? Certains savoirs ont passé l’épreuve du temps à un point qu’on peut dire qu’ils sont intemporels. On a des traces du théorème de Pythagore jusqu’en 1800 av. J-C. Ce qui veut dire que ce théorème est vieux de plus de 3800 ans ! Quasiment quatre millénaires.
C’est la marque d’un savoir théorique à enseigner. L’autre caractéristique de la théorie c’est qu’elle doit être complète. Vous avez plein de gens qui donnent un argument sophiste pour critiquer le savoir théorique. Ils vous disent « mais à quoi ça sert de savoir par coeur que la bataille de Marignan a eu lieu en 1515 ? On fait quoi dans la vie avec ça ? »
Effectivement rien. Mais c’est la question qui est stupide. Je pourrais faire la même en disant « mais à quoi ça sert de savoir par coeur que 4 fois 4 font 16 ? On fait quoi dans la vie avec ça ? ». Certes, si la seule multiplication que vous connaissez c’est 4 x 4…vous n’irez effectivement pas très loin. Ce résultat n’a d’intérêt que si vous connaissez toutes les tables de multiplication.
Il en va de même pour l’Histoire. Connaître une seule date n’a aucun intérêt. Ce qu’on essaie d’enseigner aux enfants c’est une compréhension globale des grands mouvements de l’humanité. Notamment les mouvements politiques tragiques et les guerres… pour ne pas les reproduire. Si vous ne savez pas qu’en 1789 il y a eu une révolution en France qu’en 1940, il y a eu une occupation dans ce même pays, qu’en 1958 on a créé la Ve république, vous aurez du mal à comprendre la politique actuelle dans ce pays. Si vous ne savez pas qu’il y a eu une première guerre mondiale, vous ne pouvez pas comprendre pourquoi se déclenche la seconde. Et ainsi de suite.
Enfin, la bonne théorie est nécessairement contre-intuitive. Vous pouvez laisser un humain expérimenter le monde pendant 50 ans et il pensera que la Terre est plate. Ça se saurait si on pouvait comprendre les choses uniquement avec son expérience.
#4 – La forme est aussi importante que le fond
Plutôt que de disserter des heures, voici une vidéo qui l’illustre à merveille. C’est un orateur qui montre comment on peut être captivant en ne disant rien de sensé.
Travailler la forme est une marque de respect pour son public. C’est l’équivalent de se mettre sur son 31 pour un rencard. Les humains ont besoin d’une bonne présentation. Point. C’est pour ça que les bons cuisiniers passent autant de temps à donner un bon aspect à leurs plats. Quelqu’un qui se dit que la forme n’est pas importante en enseignement parce que de toutes façons le fond est intéressant est l’équivalent de quelqu’un qui ne comprend pas pourquoi on ne sert pas tous les plats en bouillie. Après tout, ça irait plus vite et c’est le même résultat nutritif final.
#5 – L’enseignement doit être un divertissement
RDV demain pour les 4 prochaines hypothèses.
merci !! c est limpide !!!