Bienvenue dans ce quatrième jour avec un couplet de Booba.
Aujourd’hui on va essayer de mener une analyse de la forme.
Je ne sais pas si je vais y arriver. C’est très dur d’analyser des sonorités à l’écrit.
Au début j’ai essayé avec des couleurs pour mettre en avant les schémas de rimes. Mais ça devient vite illisible :
Même si ça permet déjà de constater que les rimes ne sont pas juste à la fin de chaque vers. Si jamais on faisait la même avec Diam’s, on aurait de la couleur uniquement à la fin de chaque ligne.
C’est un travail bien plus fouillé, dense et moins scolaire puisqu’il est impossible de prédire les positions des rimes internes.
On a des mots qui contiennent des doubles rimes.
J'écris mes textes les doigts dans la prise
Petit, cherche pas à savoir si j'prie ou si j'tise
Ici, le mot “tise” est à la fois une rime avec le mot “prise” mais aussi un rappel de sonorité avec le “Petit”.
Ou des mots qui font des liaisons progressives de rimes :
J'atteste qu'il est unique, que ma race sert de crash-test
Déraciné, ma terre est sous mes baskets
Atteste, sert, test, terre et baskets ne riment pas, à proprement parler. C’est là que réside le travail d’un artisan rappeur.
Eminem en parle bien.
Précision importante : ça se déroule en anglais. Or, le mot “orange” a été emprunté au français. Voilà pourquoi rien en anglais ne rime avec ce mot : ce n’est pas une construction anglaise.
- J’ai entendu que tu disais que tu tordais les mots ?
- Oui, c’est dans l’énonciation. Les gens, par exemple, disent que le mot “orange” ne rime avec rien, et ça m’énerve car je peux penser à plein de choses qui riment avec “orange”
- Qu’est-ce qui rime avec “orange” ?
- Si tu prends le mot à sa prononciation superficielle, rien ne rime exactement avec “orange”. Mais si tu découpes et que tu traînes un peu plus sur les syllabes tu peux dire : “I put my orange, four-inch, door-hinge in storage and ate porridge with George”
C’est exactement ce procédé qu’on a ici : Atteste, sert, test, terre et baskets ne riment pas, si on les prend tel quel. Mais dans sa manière de le dire, Booba, arrive à en faire des rimes :
J'atteste qu'il est unique, que ma race sert de crash-test
Déraciné, ma terre est sous mes baskets
En faisant traîner le son “a” à chaque fois pour accentuer la ressemblance.
La progression des sons
Et c’est l’autre tour de force. Si je prends un son de Diam’s ou de n’importe quel autre rappeur qui travaille peu ses textes, on aura des rimes à la fin de chaque vers qui n’ont pas forcément de rapport. Ça rime deux à deux, mais c’est tout. Diam’s peut écrire :
Non, non, tu ne rêves pas, ton mec était bien là-bas, Vitaa
C'était bien son taf, c'était bien lui chambre 203 Vitaa,
C'était bien ton gars dans les bras d'une petite pétasse
Garde, garde le sang froid, ce bâtard n'est rien sans toi !
Ben ouais la vie est une garce, quand t'as décidé d'être droite
Fallait peut-être que tu passes par là, retour à la case départ
Regarde-moi, après les drames que j'ai vécus, j'y croyais plus
Et puis l'amour m'est tombé dessus, je vis le bonheur absolu,J'y croyais pas, j'étais la femme la plus cocue de Paname,
Mon ex était dealer de came, je le croyais dans le social
Crois-moi, tu sais ce que c'est que de se sentir trahie,
Quand ton mari a sauté toutes les michetonneuses de ParisRegarde-moi aujourd'hui, j'ai presque la bague au doigt
Alors après tout ça s'te plait Vitaa, ne désespère pas
Sans qu’il y ait la moindre progression. On passe d’une rime en “a”, à une rime en “u” puis des rimes en “i”.
Alors que dans le couplet de Booba on commence avec des sonorités : iz/o/am qu’on conserve le plus longtemps possible. Puis d’un coup on introduit : “elon” et on va le tisser pendant toute une strophe. Avant de laisser la place à une suivante qui va se tisser, et ainsi de suite.
Mais ça ne s’arrête jamais brusquement. Comme des successions de vagues et de répliques de vagues.
Je vais essayer de te l’illustrer. Je vais mettre une majuscule au premier mot d’une sonorité, ainsi qu’au dernier mot. Comme ça on peut suivre la naissance et la mort d’un schéma de sonorité.
Commençons par exemple par suivre le son “iz” (en rouge)
Mais entre temps, la famille de sons “olon”/”olan”/”ilon” a été introduite (en vert) :
Toujours entre temps, la famille de son en “èr” a été glissée :
Tu remarques que la première sonorité (en rouge) vient à peine de mourir. Idem pour la sonorité en vert. Tu remarque également, que plus on s’éloigne de leur naissance et plus elles sont éloignées entre elles. Comme un écho de plus en plus long.
Le moment est venu d’introduire une nouvelle famille : u/é (en orange)
Booba en profite pour introduire une sonorité très proche : i/é (en rose)
Et quasiment au même moment, il fait rentrer la famille “éssé/asso/onsso” (en bleu)
Et, enfin… il introduit la famille “ane”/”nal”/”al” pour cloturer tout ça (en jaune).
Et nous voici à la fin du texte. On voit donc que la dernière sonorité (al) n’a plus rien à voir avec la première (iz). Mais ceci c’est fait de manière extrêmement progressive. De sorte que tout glisse à l’oreille.
Je crois que c’est tout ce que je peux te montrer
J’aimerais beaucoup te montrer le travail sur le flow, mais c’est vraiment compliqué, je ne m’en sens pas capable. Il faudrait que je découpe tout le texte en mesures. Comme dans les explications de Vox :
Les points jaunes se sont les battements (le temps) et le trait jaune représentant le dernier temps fort (la mesure).
Ici un son basique à la Diam’s (Mc Hammer) :
Comparé à :
Et ce qui est dingue avec cette vidéo c’est qu’on a un rappeur qui explique que c’est effectivement comme ça qu’il écrit. Il fait 16 points sur la feuille, 4 pour chaque temps d’une mesure. 4 mesures. Ensuite seulement il remplit avec des mots jusqu’à trouver la combinaison parfaite.
Il donne d’ailleurs un indice dans une chanson :
Il le dit : “la rime ne peut pas être gardée à l’intérieur” (de la mesure). Ça te rappelle quelque chose ?
C’est un procédé qui ressemble à celui de Booba avec :
J'écris mes textes les doigts dans la prise ||
Petit, cherche pas à savoir si j'prie ou si j'tise || trop
Si tu veux voir quelqu’un qui sait analyser ça, voici la vidéo d’où j’ai tiré toutes ces captures :
Dans le dernier épisode…
On élargira un peu le propos en connectant le couplet qu’on analyse depuis le début avec le reste de la discographie de Booba :
Quelle dureté avec Diams .... j’ai peur qu’un jour tu donnes ton avis sur Hatik (on sent son inspiration chez Mélanie et ce côté de « vivre sentimentalement » ses chansons) parce que je sens que ça va pas être tendre alors que je trouve qu’il a apporté une vraie fraîcheur (même si j’attends l’album pour confirmer mon impression ...) bref, tout n’est pas dans la maitrise de la technique si ?
(Disclaimer : je place Kopp bien au dessus de tout le monde, mais peut on comparer Baudelaire a Brassens ?)