Les obstacles au diagnostic des femmes autistes
On continue notre série sur le livre The lost girls of Autism.
On a longtemps cru que l’autisme était un truc de garçon. On a même été jusqu’à affirmer un moment qu’il y avait quinze fois plus d’autistes hommes que d’autistes femmes. Aujourd’hui tu trouveras encore sur des sites officiels qu’il y a 3 hommes autistes pour une femme autiste.
Sauf que… des voix se sont fait entendre dans la communauté scientifique pour questionner ce chiffre, affirmer qu’il est encore trop biaisé.
Beaucoup pensent qu’on est plus proche de 1,5 pour 1, voire de 1 pour 1.
On aura davantage d’éléments de réponse dans les années qui suivent. Mais la tendance ne fait aucun doute : nous sous-diagnostiquons les femmes autistes.
L’histoire macabre d’Asperger
Tu as peut-être déjà entendu parler de syndrome d’Asperger. Tu as peut-être également entendu qu’on ne l’utilisait plus dans les nomenclatures officielles. Y’a deux raisons à ça : la première c’est que la division entre Asperger et les autres ne correspond pas à la réalité, la deuxième c’est qu’on a découvert entre temps qu’Asperger avait collaboré avec les nazis. Il nous avait fait croire qu’il était un genre de Schindler des psys, un sauveur qui avait évité à des autistes de se faire tuer. Mais c’est totalement faux. On le sait depuis qu’on a eu accès à ses archives.
Asperger a contribué à l’idée de l’autisme comme étant masculin puisqu’il a déclaré je n’ai jamais rencontré une fille qui remplissait pleinement les critères de l’autisme.
Dans son papier original, il a présenté les cas de 4 garçons.
Sauf que… les archives sont bavardes. On a donc découvert qu’il avait bien rencontré des filles autistes. Notamment 2, à une période proche des 4 garçons. Il dit lui même dans ses notes que l’une d’entre elle est “sévèrement autiste”.
Edith Sheffer souligne les similitudes frappantes entre le profil comportemental des quatre garçons décrits par Asperger et celui de deux filles en particulier, Elfriede et Margarete, également évaluées par Asperger. Une référence est faite à l’incapacité des garçons à établir de véritables relations humaines. Il note une incapacité équivalente chez Elfriede et Margarete à participer à la communauté des enfants et à mal interpréter les signaux sociaux. Asperger semblait interpréter différemment ces mêmes singularités selon qu’il s’agissait d’un garçon ou d’une fille.
Rappelle-toi : Asperger commentait l’usage “avancé” du langage par Harro, l’un des quatre garçons décrits dans son article de 1944. Les phrases étranges et les néologismes bizarres de Harro étaient qualifiés “d’introspections autistiques”, signe d’une intelligence supérieure, tandis que les longs monologues de Margarete étaient rejetés comme “maniérés et maladroits”. Asperger fit de grands efforts pour obtenir une mesure de l’intelligence des garçons ; il n’existe aucune trace d’une telle évaluation pour les filles.
En d’autres termes : Asperger a vu les mêmes choses chez des filles mais n’a pas décidé qu’elles étaient autistes.
Pire encore, les 4 garçons autistes qu’il a présenté dans son article fondateur ont été considéré par Asperger comme rattrapables alors qu’il a immédiatement envoyé les filles, Elfriede et Margarete, à Am Spiegelgrund, c’est-à-dire le centre pour les enfants inadaptés donc une des solutions était l’euthanasie de ces enfants.
D’ailleurs, les défenseurs d’Asperger ont longtemps essayé de nous faire croire qu’il ignorait qu’il y avait un programme de mise à mort à Am Spiegelgrund. C’est démenti par les témoignages de l’époque mais aussi simplement par une des enfants en question.
Elfriede a écrit un courrier à ses parents dans lequel elle dit :
C’est peut-être la toute dernière lettre puisque je ne sais pas si on se reverra un jour. Parce qu’il m’est impossible d’affirmer que je ne vais pas mourir là-bas
Ça me fait tellement mal de lire ça. Surtout que la formulation est si autistique… je ne sais pas si je ne ne vais pas mourir.
Et tu sais comment on a connaissance de cette lettre ? Parce qu’Asperger ne l’a jamais envoyée. On l’a donc retrouvé dans ses archives.
Il n’as pas envoyé, la dernière lettre d’une enfant à ses parents. Dernière lettre que l’enfant écrit car il est en train de la condamner à mort.
C’est fou que cet homme ait pu mener sa vie ensuite en ayant une bonne réputation et qu’il soit mort avant qu’on découvre les archives. Je me console en me disant qu’on peut cracher sur sa mémoire et que son nom a été révoqué (le syndrome d’Asperger n’est plus).
En ce qui concerne Margarete, on ne sait pas si elle est morte à Am Spiegelgrund. Ce qu’on sait avec certitude c’est qu’elle a été stérilisée de force puis qu’elle a été évaluée comme “possiblement rattrapable”. On ne sait pas ce qu’elle est devenue ensuite.
Savoir ça, rend encore plus scandaleux de voir Asperger déclarer dans une de ses phrases les plus connues :
C’est fascinant de noter que les enfants autistes que l’on a vus étaient quasiment exclusivement des garçons.
Bah oui c’est sûr que si tu tues les filles, tu les vois plus.
Alors pourquoi Asperger a fait ça ? L’hypothèse qui me paraît la plus crédible c’est ça :
Dans les attentes extrêmement genrées du Troisième Reich concernant le comportement des garçons et des filles, ce qui comptait, c’était la compétence des filles dans la vie privée, dans les tâches domestiques et les relations personnelles – et la compétence des garçons dans la vie publique, dans la discipline, la réussite et l’intégration avec leurs pairs.
En d’autres termes, dans la logique nazie d’Asperger, un garçon autiste on peut en faire quelque chose. Si on le rééduque bien ça peut donner un bon soldat, un scientifique, etc.
Alors qu’une fille autiste… on ne pourra pas enfaite une bonne épouse et une bonne mère.
Mais Asperger n’est pas le seul coupable de la vision de l’autisme comme étant masculine.
Aujourd’hui, c’est tout un système qui va renforcer cette idée.
Le système qui se met en travers
Il y a d’autres raisons qui font que les femmes autistes sont moins souvent diagnostiquées : on les a listées hier. Par exemple le masking : les femmes dissimulent davantage leur autisme.
Mais aujourd’hui je voulais me concentrer sur le système diagnostic. Y’a plusieurs obstacles, plusieurs filtres mis en travers du chemin.
Filtre #1 : les garçons sont plus envoyés en diagnostic que les filles
Imaginons qu’il y ait autant d’hommes autistes que de femmes autistes mais qu’on envoie se faire diagnostiquer 3 fois plus de petits garçons que de petites filles… bon bah t’as des chances d’avoir à la fin 3 fois plus d’autistes garçons que d’autistes filles.
Il existe des preuves claires qu’il est bien plus difficile pour les filles que pour les garçons d’être orientées vers une évaluation de l’autisme. En 2021, une équipe de l’Institute of Psychiatry et du Birkbeck College de Londres a étudié les différents obstacles qui empêchent ou retardent les filles d’obtenir un diagnostic.
Ils ont constaté que les garçons étaient orientés vers une évaluation diagnostique dix fois plus souvent que les filles. De plus, lorsqu’une demande d’évaluation était faite, il fallait beaucoup plus de temps aux filles pour obtenir un rendez-vous — parfois jusqu’à deux ans de plus.
On pourrait penser qu’il ne s’agit que d’un reflet des chiffres montrant que les garçons autistes sont plus nombreux que les filles autistes. Mais en 2012, la professeure Ginny Russell, de l’Université d’Exeter, dans le cadre d’une étude longitudinale en cours, a examiné des enfants qui, bien qu’ils présentent des signes marqués de traits autistiques, n’avaient pas été orientés pour un diagnostic, et les a comparés à des enfants qui avaient été diagnostiqués.
Il s’est avéré qu’il y avait significativement plus de filles dans le groupe non diagnostiqué, parmi lesquelles certaines montraient des traits tout aussi marqués que ceux observés chez des garçons qui, eux, avaient reçu un diagnostic.
On a la même chose avec les parents :
Une autre étude a montré que les croyances parentales concernant l’autisme pouvaient également constituer un obstacle à un diagnostic rapide : les parents étaient presque deux fois plus susceptibles d’exprimer des inquiétudes concernant l’autisme pour un garçon que pour une fille
Filtre #2 : on minimise les traits des filles
Dans d’autres études, plus qualitatives, les parents de filles autistes ont rapporté les difficultés rencontrées pour obtenir une évaluation, ainsi que le fait d’avoir été ignorés par des professionnel·les de santé, qui utilisaient des expressions comme “elle va s’épanouir plus tard” ou “juste timide” pour décrire leurs filles.
Page Pelphrey, l’épouse du chercheur en autisme Kevin Pelphrey mentionné plus tôt, dont la fille Frances est autiste (ainsi que son fils Lowell), raconte à quel point il a été difficile d’obtenir un diagnostic pour leur fille. Elle rapporte qu’ils “sont allés de médecin en médecin et qu’on leur a simplement dit d’attendre et de voir… Nous avons reçu plein de petits diagnostics aléatoires”, se souvient-elle. “Ils n’arrêtaient pas de dire : Oh, vous avez une fille. Ce n’est pas de l’autisme.”
Et ça c’est face aux mêmes traits.
L’étude qui m’a le plus choqué date de 2020 :
Ils ont présenté à 289 enseignant·es et assistant·es pédagogiques des vignettes écrites décrivant des filles et des garçons présentant divers comportements inhabituels. Cela pouvait inclure, par exemple, des descriptions telles que : “Essaie de se joindre aux autres enfants mais a tendance à être ignoré·e”, ou “S’il y a du temps libre en classe, … le passe à jouer avec des cartes Harry Potter”.
Les enseignant·es devaient ensuite évaluer la probabilité que l’enfant – appelé soit “Jack” soit “Chloe” – décrit dans le scénario soit autiste, ainsi que la probabilité qu’ils sollicitent une aide pour cet enfant. Comme les chercheur·euses l’avaient prédit, Jack avait beaucoup plus de chances d’être identifié comme autiste et ayant besoin d’aide, contrairement à Chloe, même lorsque les descriptions de leurs difficultés étaient identiques.
Tu as bien lu, même sans voir l’enfant, juste en lisant une description avec un prénom les profs vont voir le garçon comme autiste mais pas la fille.
Filtre #3 : une fois arrivées au diagnostic ça reste compliqué pour les filles
Y’a plein d’obstacles supplémentaires mais le plus scandaleux c’est le design même des test. Le test diagnostic qui est considéré comme LA référence (gold standard) s’appelle l’ADOS-2. Sauf que…
Des tests d’évaluation ADOS ont été appliqués rétrospectivement à 145 adultes dont l’autisme avait été identifié par un diagnostic communautaire. Après l’administration de l’ADOS, la moitié des femmes diagnostiquées par une communauté autistique ont été exclues, contre seulement 19 % des hommes.
En d’autres termes, l’ADOS-2 filtre 2,5 fois plus sévèrement les femmes par rapport aux hommes.
La source
Toutes les citations viennent du livre de Gina Rippon : The lost girls of autism.