L'école n'est pas en panne
Contrairement à ce que l’on peut croire, je pense que l’école n’est pas du tout en panne.
Je vais t’expliquer pourquoi mais avant ça voici deux réactions opposées que vous m’avez laissées hier quand j’ai demandé ce qu’il fallait changer à l’école :
Alors par où commencer ? Par le problème central, je pense : l'école actuelle forme des futurs entrants sur le marché du travail, pas des humains
Versus :
Faire intervenir plus souvent des gens extérieurs qu'ils présentent leurs métiers
L’un d’entre vous m’a même envoyé sur un post LinkedIn qui disait ça :
J’accuse l’Education Nationale de ne pas préparer les élèves à la vie active :
Comment on paye nos impôts ? Comment on loue un appartement ? Ça ressemble à quoi la vie active ?
Les 3 fonctions de l’école
Il me semble qu’une école équilibrée doit accomplir trois fonctions : instruire, éduquer et préparer à la vie professionnelle. Sans qu’aucune fonction ne prenne le pas sur les autres.
Tout le monde n’est pas d’accord avec ça. D’ailleurs, durant les débats de la Révolution il y a eu un affrontement entre les tenants de l’instruction publique et ceux de l’éducation nationale.
Je me suis demandé pourquoi le ministère s’appelait aujourd’hui Education Nationale alors qu’on m’avait dit que c’était le plan Instruction Publique qui avait gagné. Je viens de voir dans Wikipédia que le ministère s’est bien appelé Ministère de l’Instruction Publique pendant un siècle. Dont acte.
Le débat de l’instruction versus l’éducation est fondamental. L’instruction consistant à la dispense des savoirs fondamentaux. L’éducation étant la transmission de valeurs.
Les partisans de l’éducation
L’idée d’une école qui éduque paraît naturelle aujourd’hui mais ça a été une idée choquante. C’était une idée de la gauche radicale. Les autres pensaient que l’éducation était l’affaire des parents et que l’école n’avait pas à s’immiscer là-dedans.
Aujourd’hui on m’a envoyé une vidéo d’un “prof avec Zemmour” qui déplorait que désormais on apprenne aux enfants le réchauffement climatique et les droits LGBT (je cite).
On l’a déjà vu ici : l’extrême-droite est le camp politique qui était déjà à droite pendant la Révolution. Il est donc logique qu’on y retrouve les résurgences de ce refus de l’école qui éduque.
L’école devant alors se contenter d’instruire.
Les partisans de l’instruction
Voilà probablement l’idée la plus naturelle : l’école permet d’instruire. Elle dispense les savoirs fondamentaux, ceux qui permettent ensuite d’acquérir les autres savoirs : la lecture, le calcul, l’écriture…
Mais… comme ces savoirs sont des savoirs basiques on a tendance à les mépriser et à oublier qu’on ne peut pas avancer sans eux.
L’idée de l’instruction étant de donner un socle général suffisamment fort pour que les individus puissent ensuite s’orienter dans une spécialité.
Les partisans de la vie professionnelle
Cette catégorie n’existait pas à la Révolution (ou du moins je n’en trouve pas la trace), mais c’est probablement celle qu’on entend le plus dans les médias.
Ou plutôt c’est celle que j’entends le plus dans ma classe sociale. J’ai fait une école de commerce, je suis entouré de plein d’autres bourgeois·e·s. Du coup j’entends souvent l’idée selon laquelle l’école ne forme pas assez à la vie professionnelle.
Je ne peux pas le cacher : cette idée m’horrifie.
S’il est vrai que l’instruction doit s’adapter suffisamment pour être un socle qui permettra d’apprendre un métier… je me demande ce qu’on reproche actuellement à l’école sur ce point précis.
Je comprends quand on me dit que l’école n’éduque plus suffisamment, ou que l’instruction est en échec parce que le niveau en orthographe s’effondre (ce qui est, soit dit en passant un autre cliché mais au moins je le comprends). En revanche, j’ai la plus grande difficulté à imaginer ce que l’école fait mal pour la vie professionnelle ?
On voudrait quoi ?
Des cours au lycée pour apprendre à faire des emails ? Des tableaux Excel ? Des powerpoint ?
Quelle horreur !
On a toute une vie professionnelle pour apprendre ça. Alors qu’on n’a plus jamais l’occasion d’avoir du temps pour apprendre : l’histoire, les maths, la philosophie, la littérature…
Sans compter que quand l’entreprise met ses pattes sales dans l’école, elle a tendance à demander des choses périssables. D’ailleurs dans le post LinkedIn en question il y avait écrit :
J’accuse l’Education Nationale de ne pas former et éduquer les élèves à la technologie, à internet, aux réseaux sociaux
Entre le temps où on enseignerait un réseau social et le temps de sortie de l’école… réseau social aurait largement le temps de mourir.
Ou alors elle a tendance à demander des choses super pratiques comme apprendre à devenir serveur. Or, le problème d’apprendre un savoir totalement pratique c’est qu’on est démuni·e si jamais on veut changer de métier ensuite.
Pire encore, parfois elle fait les deux à la fois. Voilà comment on a fait des écoles qui enseignaient le langage Flash parce que développeur Flash était un métier en pénurie et bien payé… jusqu’au jour où Steve Jobs s’est levé un matin et a tué Flash en ne l’intégrant pas dans l’iPhone.
Au final, ce n’est pas pour rien si l’élite de ce pays passe son temps à nous dire que le travail manuel c’est super mais met ses propres enfants dans des écoles comme HEC ou Science Po qui sont des écoles super généralistes.
C’est parce qu’elle comprend que plus tôt on forme à un métier et plus on prend de risque d’être coincé·e ensuite.
Au passage, il y a une filière qui forme à la vie professionnelle. On appelle ça le bac pro. Sauf que :
La surqualification de la main d’oeuvre
“Jusque dans la génération née en 1967, le bac offrait environ une chance sur deux de s’insérer comme cadre ou profession intermédiaire” alors que pour les diplômés de 2003, c’est le bac+4 qui offre grosso modo la même probabilité. En d’autres termes, le bac de 1985 offrait les mêmes débouchés que le bac+4 de 2003.
De la même manière, avoir son bac en 1970 garantissait 70% de chances de devenir cadre ou intermédiaire. Et une licence vous le garantissait à 100%.
Oui : 100%.
Comment faisaient les entreprises alors ? Simple : elles formaient leurs recrues. C’est pour ça que tu connais quelqu’un qui connaît quelqu’un qui a commencé garagiste et a fini patron de l’entreprise de garages. Avant, il allait de soit que c’était le boulot de l’entreprise de former les gens. Elles prenaient des gens qui avaient le bac et elle en faisait des ingénieurs.
Aujourd’hui, nous sommes tous et toutes surqualifié·e·s pour le marché du travail. Regarde autour de toi… qui utilise vraiment tout ce qu’il a appris ?
L’école a avancé plus vite que les entreprises. Qui, du coup, se sont permises de devenir fainéantes et de se plaindre de l’école.
L’école ne peut rien au chômage
Il y a une réalité mathématique : les entreprises proposent X places et il y a Y personnes qui en veulent. Si Y est plus grand que X alors on a du chômage.
C’est tout.
Former les gens ne change absolument rien à cette équation.
Dans certaines régions le taux de chômage est de 25% et il y a des personnes qui ont un bac+5 qui travaillent en caisse à Carrefour.
On a donc une main d’oeuvre totalement surqualifiée.
À une époque on avait bel et bien une main d’oeuvre sous-qualifiée qui freinait le développement des entreprises. Mais ça fait belle lurette que ça n’existe plus.
L’entreprise n’a pas besoin d’autant de personnes qui savent lire, écrire, compter et parler anglais. Un des retours les plus fréquents que les recruteurs donnent en entretien est “on ne vous prend pas car vous êtes surqualifié pour le poste”.
Pourquoi j’ai dit que l’école n’était pas en panne ?
J’ai commencé par te dire ce que devrait être l’école selon moi : un lieu où on éduque, instruit et prépare à un métier. Le dernier point étant, tu l’as compris, le moins important à mes yeux. En ce sens, il est flagrant que l’école est en panne.
Mais je ne t’ai pas dit ce que l’école était selon moi.
Je crois que le but premier de notre école est de légitimer les classes sociales. Tout le reste passe au second plan.
La constante macabre
Admettons que l’école serve à instruire et éduquer. Dans ce cas, comment expliquer qu’un professeur qui mettrait 18 de moyenne à tout le monde serait mal vu ?
C’est ce qu’on appelle la constante macabre.
Si on donne une classe de premiers de la classe à un·e prof il va se passer la chose suivante : au début toute la classe aura de superbes notes, mais après un temps d’adaptation on retombera sur un tiers supérieur, un tiers moyen et un tiers inférieur d’élèves. Les bons, les moyens, les mauvais.
On aura ainsi artificiellement recréé de la hiérarchie.
Pareil, si on réunissait que des derniers de la classe de toutes les classes d’une région et qu’on les confiait à un·e prof… au début toute la classe aurait des notes affreuses puis, après un temps d’adaptation on aurait de nouveau un tiers supérieur, un tiers moyen et un tiers inférieur d’élèves. Les bons, les moyens, les mauvais.
Ça a l’air bête, non ? Mais c’est ce qu’on demande en tant que société aux profs.
La preuve, chaque fois qu’un·e prof essaie de faire autrement il ou elle se fait lyncher par les parents. Parfois même par ses collègues.
Sois honnête avec toi-même : tu réagirais comment si un enfant de ta famille te disait que toute la classe avait eu 18, 19 ou 20/20 ? Tout au long de l’année.
Il faut légitimer les classes sociales
Pourquoi sommes nous à ce point obsédés par ce tri ? Pourquoi tenons-nous à ce point au baccalauréat ?
Alors qu’on pourrait considérer, comme dans plein d’autres pays, que la dernière année du lycée est une année comme les autres et qu’on a donc pas besoin d’empêcher des gens d’accéder à l’université ensuite ?
On pourrait laisser les élèves faire leur année de Terminale, puis décider quoi faire en fonction de leur résultat. Pourquoi donc conditionner l’accès aux études supérieures à un examen ?
Un examen qui, oh magie, ne laisse passer que 40% des enfants d’ouvriers non qualifiés
91 % des enfants d’enseignants entrés en sixième en 1995 ont obtenu le bac, contre 41 % des enfants d’ouvriers non qualifiés, selon le ministère de l’Éducation nationale. Les écarts sont encore plus importants pour les filières dites « d’excellence ». 41 % des enfants de cadres supérieurs obtiennent un bac S, contre moins de 5 % des enfants d’ouvriers non qualifiés.
Concrètement ça veut dire, que ce sont majoritairement les enfants pauvres qu’on empêche d’aller dans le supérieur.
L’école accomplit donc ce que la société lui demande.
En effet, on ne peut pas dire tu viens d’une famille pauvre donc tu seras pauvre. L’école sert d’intermédiaire pour dire tu n’as pas réussi à l’école donc tu seras pauvre.
Voilà pourquoi nous sommes obsédés par ce tri. Nous confions à l’école le rôle de trier et de dire qui pourra occuper les meilleurs métiers et qui occupera les métiers subalternes. D’ailleurs, nous nous gargarisons du fait qu’il y ait une petite partie des enfants de pauvres qui arrivent à s’élever. Ils permette de dire vous voyez ! C’est possible ! Donc si vous y arrivez pas c’est vraiment que vous êtes nuls à l’école.
Alors que… on l’a dit : il doit y avoir 10% de chômage. Parce que les entreprises n’ont pas d’autres postes à proposer. Une partie de la population doit donc accepter le chômage et une autre doit accepter les métiers sous-payés. Il n’y a pas le choix : c’est ce que les entreprise proposent.
L’école remplit la mission qu’on lui donne
Voilà pourquoi je t’ai dit au début que je pensais que l’école n’était pas en panne. Elle est comme ça par conception. Ce n’est pas un bug mais bien son but.
De la même manière que je ne pense pas que les gouvernements français soient en panne depuis 40 ans : ils accomplissent la mission de la classe qui les fait élire.
Si on demande à l’école de trier, on peut pas en même temps lui demander d’être bienveillante ou de se focaliser sur la pédagogie la plus efficace. Elle va produire la pédagogie qui crée le plus de tri. Elle va créer des pièges.
Avant de blâmer l’école il faut donc réfléchir à ce qu’on lui demande
La prochaine fois, je te présenterai ce que je pense qu’on peut faire pour améliorer l’école. Mais je tenais à commencer par ça pour qu’on arrête notre mauvaise foi. On charge l’école d’une mission impossible : lutter contre le chômage. Alors que ce qu’on pense c’est plutôt trier pour décider qui va aller au chômage ou pas.
Plus on demande à l’école de se mêler de l’avenir en entreprise, plus on accentue le problème.
L’école ne peut rien contre le chômage : ce n’est pas sa faute. Le chômage est de la responsabilité des entreprises. Ce sont elles qui proposent ou non les postes.
Former les gens ne change plus rien. C’est fait. Nous ne sommes plus en 1850. Ni même en 1950. L’école a rempli cette mission d’instruire les savoirs fondamentaux à toutes les classes sociales. Tu remarques d’ailleurs que la plupart des métiers où les entreprises se plaignent de ne pas avoir de candidatures sont des métiers qu’on peut apprendre sans l’école.
Les postes ne sont pas vacants parce que les gens ne sont pas formés, les postes sont vacants parce que les gens ne veulent pas les faire.
Je m’égare. Ce que je veux dire c’est qu’avant de blâmer l’école il faut qu’on réfléchisse bien à ce qu’on lui demande.
Où ai-je volé ça
J’ai eu le déclic de tout ce que je viens de te dire en regardant une conférence de Frank Lepage qui s’appelle : Inculture(s) 1 : L'Éducation Populaire, monsieur, ils n'en ont pas voulu.