Le vrai père de l'autisme est une femme
Comment on a invisibilisé les travaux de Grounia Soukhareva
1943, Baltimore, Leo Kanner publie son papier où il raconte sa découverte de l’autisme.
Il a quitté son Autriche natale 20 ans auparavant. Car Kanner est juif. Il va donc fuir le la montée du nazisme.
Il présente 8 garçons et 3 filles. Il pose les prémisses de plusieurs critères de l’autisme. Mais il manque plein de choses : pas de mention d’intérêts intenses, ni de sensorialité atypique. D’ailleurs contrairement au mythe qui a circulé ensuite, il ne fait pas le lien avec une petite intelligence. Au contraire, il note que certains des enfants ont une intelligence élevée.
19944, Vienne, Hans Asperger publie son papier où il raconte sa découverte de l’autisme.
Asperger n’a pas quitté l’Autriche. Lui, au contraire, il a rejoint la ligue nazie des médecins. Il collabore activement avec le régime nazi. Dans ce contexte de guerre et étant donné la proximité des dates, il est crédible quand il dira ensuite qu’il n’a pas eu connaissances des travaux de Kanner.
Il présente 4 garçons et 0 filles. Il aurait pu présenter 2 filles mais il les a directement envoyées à la mort. Il savait qu’elles étaient autistes (on a retrouvé des notes où il l’admet) mais il n’a juste pas voulu s’y intéresser.
Asperger décrivait cette condition comme étant avant tout marquée par l’isolement social.
Il décrivait ces patient·es comme des « petits professeurs », capables de parler de leurs centres d’intérêt pendant de très longues périodes, et il pensait que les individus qu’il décrivait seraient capables, plus tard dans leur vie, de réalisations exceptionnelles et d’une pensée originale.
Son article défendait la valeur des personnes autistes à haut niveau de fonctionnement. Il écrivait :
« Nous sommes convaincus que les personnes autistes ont leur place dans l’organisme de la communauté sociale. Elles remplissent leur rôle, peut-être mieux que quiconque, et nous parlons ici de personnes qui, enfants, ont connu les plus grandes difficultés et ont causé d’innombrables soucis à celles et ceux qui s’occupaient d’elles. »
Cependant, il écrivait aussi à propos d’autres cas :
« Malheureusement, dans la majorité des cas, les aspects positifs de l’autisme ne l’emportent pas sur les aspects négatifs… Dans de nombreux cas, les problèmes sociaux sont si profonds qu’ils éclipsent tout le reste… Dans certains cas, ces problèmes sont compensés par un haut niveau de pensée originale et d’expériences singulières. »
Bon déjà… tu vois qu’il est pas tendre, hein ? C’est fou qu’on ait cru que ce mec ait été un héros qui a sauvé des enfants autistes.
Mais bon on voit qu’il a compris le concept d’intérêts intenses, même s’il l’a mal compris. C’est la version intérêt restreint. Mais quand même, c’est un truc que Kanner avait pas décrit selon ce que j’en sais (j’ai lu en diagonale son article j’ai pu rater).
La guerre de paternité
S’en est suivi des décennies de guerre sur qui avait vraiment découvert l’autisme. Les travaux d’Asperger ont été redécouvert dans les années 80 par Lorna Wing et à l’époque ça avait plu parce que y’avait l’idée de les Asperger peuvent être des génies.
Aujourd’hui ça nous paraît ridicule. Mais dans un monde où le mot autiste était bien bien plus stigmatisant que maintenant, ça a permis de ramener un peu de fierté.
Sauf que cette histoire est mensongère.
Tu la retrouveras partout. Parfois on te rajoutera que y’avait Eugène Bleuler qui lui a inventé le mot autiste mais pour décrire un trait de la schizophrénie.
Donc on retrouve le quatuor : Bleuler - Kanner - Asperger - Wing
D’ailleurs quand j’ai demandé à ChatGPT qui a découvert l’autisme il a répondu ça :
J’ai dû l’embrouiller pour qu’il dise la vérité.
C’est Grounia Soukhareva qui a découvert ce qu’on appelle aujourd’hui l’autisme
Revenons en arrière. Revenons presque 20 ans avant nos zigotos
1925, Moscou, Grounia Soukhareva, publie son papier où elle raconte sa découverte de l’autisme.
Elle présente 6 garçons et 5 filles. Quasi parité.
Mais surtout : sa description couvre l’ensemble des critères de l’autisme tel que définit actuellement. Elle va notamment parler des sensorialités atypiques, ce que ne feront pas Kanner et Asperger.
Il a fallu attendre 2019 pour que ses travaux soient redécouverts.
2019 !
DEUX-MILLE-DIX-NEUF.
Presque 100 ans après.
Charlotte Simmonds, va faire une thèse où elle va montrer les apports de Grounia Soukhareva. Et surtout, très symboliquement, elle va nommer Soukhareva comme sa co-autrice.
Dans le monde scientifique c’est un geste extrêmement fort. On identifie un article par son auteur·ice, c’est vraiment LE truc important
Puis…
« C’est seulement en 2023 que les chercheur·euses David Sher et Jenny Gibson ont rassemblé toutes les pièces du travail de Sukhareva dans une synthèse portant non seulement sur l’autisme, mais aussi sur l’ensemble de sa contribution à la psychiatrie.
Dans un article au titre aussi enthousiaste qu’explicite :
« Pionnière, prodigieuse et perspicace : la vie de Grunya Efimovna Sukhareva et sa contribution à la conceptualisation de l’autisme et de la schizophrénie »ils désignent ses publications des années 1920 comme la toute première description clinique d’enfants autistes.
Et ils remarquent enfin — enfin ! — qu’elle était en avance sur son temps dans son attention portée aux filles, reconnaissant l’importance de ses observations sur les manifestations différenciées de l’autisme chez les filles.
Un autre scientifique s’exclame :
« elle a en réalité coiffé Kanner au poteau et a été potentiellement plagiée par Asperger ».
Pour rappel, la description de Soukhareva est proche de la dernière version de l’autisme dans le DSM 5 alors que celle d’Asperger est si fausse qu’elle a été retirée après le DSM 4. Idem pour Kanner.
Beaucoup de gens ont retenu que c’était parce qu’Asperger était un nazi, mais non, pas que. Son analyse était tout simplement fausse. Kanner n’était pas un nazi, bien au contraire, mais on a également retiré l’autisme de Kanner du DSM.
Y’a-t-il eu un vol ?
Peut-être pas stricto sensu. Mais ce que je trouve fou c’est pas uniquement d’avoir invisibilisé une femme qui découvre l’autisme et mentionne à quel point c’est important de ne pas rater les filles autistes.
Ce que je trouve fou c’est pas uniquement de ne pas l’avoir citée.
Ce que je trouve fou c’est qu’en plus ils ont dégueulassé son travail. Vraiment tu sais le plagieur du collège qui recopie sur la bonne élève mais essaie de changer des trucs pour pas que ça se voit. Sauf que comme il sait pas quoi changer il change des trucs trop importants.
Mais surtout… on a perdu un siècle à cause de cette escroquerie. La sensorialité comme critère de l’autisme est entrée dans le DSM en 2013 seulement alors qu’elle aurait pu être présente depuis le début.
Pour le vol en lui-même… on n’a pas la preuve définitive qu’Asperger a lu les travaux de Soukhareva. Ce qu’on sait c’est qu’elle a publié en allemand dans une revue qu’il lisait régulièrement. On trouve aussi des similitudes dans sa description qui ont fait dire à certains qu’il l’avait plagiée.
En ce qui concerne Kanner par contre on a retrouvé une correspondance entre eux. Ça veut dire que Kanner savait PERTINEMMENT qu’une femme avait découvert l’autisme avant lui. Mais il était tellement obsédé par le fait d’avoir la paternité de l’autisme qu’il a omis de nous en parler.
Cette histoire je l’ai découverte dans The Lost Girls of Autism, et ça m’avait mis une claque. J’étais vraiment scandalisé.
Il faut qu’on rende à Soukhareva ce qui appartient à Soukhareva.
J’ai appris récemment que ce phénomène avait un nom. Tu sais, comme la découverte de l’ADN qui a été faite par une femme qu’on a pour le coup vraiment volé puisque les deux mecs ont réussi à subtiliser une copie de son travail : Rosalind Franklin.
Ça s’appelle l’effet Matilda :
L’effet Matilda est le déni, la spoliation ou la minimisation récurrente et systémique de la contribution des femmes à la recherche scientifique, dont le travail est souvent attribué à leurs collègues masculins.
Ce phénomène a été décrit pour la première fois par la suffragette et abolitionniste Matilda Joslyn Gage (1826-1898) dans son essai Woman as Inventor
Mais ironiquement, dans la page Wikipédia qui répertorie les effets Matilda, y’a pas Soukhareva.
Heureusement que y’avait Gina Rippon pour me faire découvrir cette histoire dans son livre The Lost Girls of Autism.
Ce livre, je vais le résumer dans une conférence en ligne gratuite, jeudi 27 novembre à 12h30.
Voici le lien : https://event.webinarjam.com/9y032/register/5lqnysr
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