Tu as peut-être déjà entendu cette fameuse phrase : si c’est gratuit, c’est que tu es le produit. Ce n’est pas toujours vrai : les Restos du coeur sont gratuits, sans que les personnes qui en bénéficient soient le produit.
En fait, ce qu’on veut dire par là c’est qu’il existe un modèle économique qui consiste à proposer un produit gratuit que l’on finance par de la publicité. C’est ce modèle là dont on parle quand on dit “c’est gratuit parce que tu es le produit”.
Quelles sont les implications de la publicité ?
Si jamais je finance mon activité par de la publicité ça veut dire que mes intérêts ne s’alignent plus naturellement avec mes lecteurs. Il y a immédiatement une force de gravité qui va me pousser à faire d’abord plaisir aux publicitaires.
Je suis donc directement en conflit d’intérêt. Or, s’il est possible de gérer correctement un conflit d’intérêt, l’histoire nous apprend que ça finit mal en général. Ironiquement parce que la plupart des gens sous-estiment en toute bonne foi la puissance exercée par un conflit d’intérêt.
Ça a été étudié en long et en large par les sciences sociales : nous refusons d’accepter l’influence du conflit d’intérêt sur nous et c’est justement comme ça qu’il nous influence. On se dit “non mais c’est pas grave, j’accepte de l’argent de Coca mais je ne vais jamais changer ma ligne éditoriale pour autant”.
“Les participants qui pensaient qu’ils n’étaient pas sensibles ou vulnérables à la publicité mensongère était, en réalité, les plus vulnérables”
Deuxième conséquence : la publicité impose une guerre de l’attention. Les américains appellent ça “la guerre des 24h”. Voici comment en parle l’ex-patron de TF1 :
Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective business, soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. Or, pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible.
Le modèle publicitaire est résumé : on vend le temps de cerveau disponible de son audience.
Tu ne t’es jamais demandé pourquoi Google veut faire une voiture autonome ? Quel rapport entre une voiture autonome et un moteur de recherche ? Simple : Google est financé par la publicité. Or, dans la guerre des 24 heures, Google est contrarié de nous voir passer autant de temps dans nos voitures. Dans une voiture on ne peut pas aller sur Youtube, on ne peut donc pas consommer de la publicité qui finance Google. La radio a encore quasiment le monopole.
Si jamais la voiture conduit toute seule, ça va créer un nouveu temps de cerveau disponible. Google pourra nous y proposer ses services et donc ses pubs.
Problème : l’attention a été créé pour le monde préhistorique. L’attention est, à l’origine, un outil formidable : elle nous permet de ne pas être submergé par les informations. Elle nous permet de prioriser.
Mais notre attention se porte beaucoup plus spontanément sur le négatif.Imagine-toi à la préhistoire. Si tu vois devant toi un pommier mais qu’il y a un tigre qui tourne autour…il vaut mieux que ton attention soit concentrée sur quoi ? Le pommier ou le tigre ? Évidemment le tigre.
Ton attention sera donc toujours plus puissante sur les choses négatives.
Or, ça tombe bien, c’est la troisième conséquence de la publicité : elle fonctionne mieux quand tu as peur ou que tu es en colère. La peur te donne envie d’acheter. La peur déclenche ton réflexe d’aller chercher des choses pour survivre.
L’angoisse entrave l’esprit critique et crée un besoin de consommer : quand on se sent menacé on veut consommer. Plus nous sommes stressés, plus nous nous tournons vers le sucre et les féculents, le sucré et le gras.
Quatrième conséquence du modèle publicitaire : il faut énormément d’audience pour gagner de l’argent. Sur Youtube 1000 vues font environ 1€ de chiffre d’affaires. Donc pour gagner 1200€ nets par mois, il faut faire 2,4 Millions de vues (j’ai appliqué 50% de prélèvements obligatoires).
2400€ de revenus bruts pour 2,4 millions c’est nul. Car c’est super dur de faire des millions de vues. D’ailleurs, quand on compare les sites qui vendent de la publicité aux blogs qui vendent leur propre produit, il n’y a pas photo : on gagne la même chose avec dix fois moins de lecteurs et lectrices.
Enfin, la cinquième conséquence est la compatibilité du contenu avec les publicités. En effet, plus le contenu va attirer les lecteurs qui sont de grands consommateurs et plus les annonceurs vont payer cher. À l’inverse, quand le sujet attire des personnes qui ne consomment pas beaucoup, on a un souci.
C’est ce qu’a vécu le site Rue89. Ils voulaient à tout prix proposer un modèle gratuit d’information. Ils ont fini par faire faillite (camouflée par un rachat). Pourquoi ? Parce que leur audience n’était pas celle que les publicitaires recherchent.
Comment Facebook a aggravé les choses
J’adore Facebook. Là n’est pas la question. Mais il faut constater que son impact a été dramatique sur la presse. Je l’ignorais avant de faire mes recherches pour cet article mais nous avons déjà connu une époque où les actualités partaient en vrille. Au début du XXème siècle.
Pour lutter contre, les journalistes se sont réunis et ont défini des règles d’éthiques. C’est à ce moment qu’on a créé en France le concept de la carte de presse. Journaliste est devenu un métier réglementé.
Et ça fonctionnait plutôt bien : même s’il y avait de nombreuses dérives, il subsistait une part non négligeable de journalisme de qualité.
Mais avec Facebook tout s’est emballé. Ça se comprend. Le journalisme est un dilemme du prisonnier géant. Le dilemme du prisonnier est une situation où il est quasiment impossible d’arriver à la situation qui profite à tout le monde, car il est encore plus profitable de trahir.
Pour les entreprises de presse, il vaut mieux un monde où tout le monde paie son journal et y retrouve uniquement de l’information de qualité, plutôt qu’un monde où tout le monde recherche du gratuit et où l’information est médiocre.
Oui…sauf que…si tout le monde fait de la qualité chère, une entreprise a tout intérêt à trahir l’équilibre en faisant un truc nul mais gratuit.
Le journalisme résistait à cette tentation, grâce aux règles d’éthiques. Mais Facebook a tout ravagé. Pourquoi ? Parce que Facebook vend également de la publicité pour financer son site. Facebook est donc en concurrence directe avec la presse.
Les revenus de la presse se sont mis à chuter violemment. Les journaux ont dû licencier une grande partie de leurs équipes et notamment les moins rentables. Manque de pot, les moins rentables c’étaient les journalistes d’investigation, les vrais spécialistes, etc.
Facebook a donc été une concurrence violente pour la presse. Car si Facebook vend de la publicité… Facebook ne produit pas le contenu. C’est là son coup de génie. Le contenu est créé par les utilisateurs. Or, les utilisateurs n’ont pas de code éthique. Ils publient ce qu’ils veulent. C’est comme ça qu’on a vu le retour des contenus complotistes ou appelant à la haine.
En réaction, la presse a dû s’aligner: il a fallu briser les règles d’éthique et se mettre à faire du contenu gratuit et viral. Il a fallu vendre son âme au diable pour continuer à toucher des revenus publicitaires. Tout le monde aurait fait pareil. D’ailleurs ceux qui n’ont pas fait pareil ont simplement disparu.
Facebook a donc été une catastrophe. Par notre faute. Car qui a forcé Facebook à être Facebook ? Nous. Par notre refus de payer les services sur Internet.
Tu te rappelles de la rumeur la plus inquiétante des débuts de Facebook ? On disait que ça allait devenir payant. Tu te rends compte ? Notre plus grande peur c’était de payer pour un service qu’on utilisait tous les jours.
Car aux débuts du web, il y avait ce standard du gratuit. Personne ne s’imaginait payer un service web. Les choses ont changé maintenant. On paie Spotify, on paie Netflix. Mais au moment où Facebook se lance, il est dur d’imaginer un autre modèle que le modèle publicitaire. Remets-toi dans le contexte : nous sommes à peine quatre ans après le krach boursier de la bulle Internet. De nombreuses entreprises prometteuses du web viennent de s’effondrer.
Les drames sont rentables, le terrorisme et les médias sont des alliés objectifs
Les revenus diminuant à cause de Facebook (et Google) il a fallu chercher des contenus qui pouvaient compenser. Le modèle publicitaire impose d’avoir des contenus qui génèrent de l’attention. On donne de l’attention de notre audience à un publicitaire et il nous donne de l’argent en retour.
Or, comme tu le sais maintenant, la peur et la colère sont très rentables en attention. Si deux personnes se battent dans la rue, tu vas immédiatement avoir envie de t’arrêter pour regarder. Plus que si deux personnes s’embrassent. C’est un réflexe de survie.
Pour gagner le plus d’argent, le média doit donc proposer quelque chose qui fait peur ou qui met en colère. Par conséquent, tu sais ce qui est, de loin, le plus rentable en ce moment ?
Le terrorisme.
Oui. Le terrorisme est une excellente nouvelle pour un fournisseur d’actualités.
Pire encore…la présence des médias d’actualités est également une incroyable nouvelle pour le terrorisme. Les deux sont donc en symbiose. L’un a besoin de l’autre.
Selon l’économiste Bruno Frey, c’est surtout pour cette raison que les terroristes d’Amérique latine ont déplacé leurs activités depuis les zones rurales depuis les zones urbaines. Dans les villes, en particulier les capitales, ils peuvent compter sur la présence de reporters et de caméras de télévision.
Tuer une douzaine de personnes dans un village éloigné est rarement signalé dans les médias, tandis que la même violence est une grosse nouvelle dans une capitale.
Terrifiant, n’est-ce pas ? On l’a observé en France : les attentats de Mohamed Merah ont provoqué beaucoup moins de terreur que ceux de Charlie. Pourquoi ? Parce que ce n’était pas à Paris et que c’était en pleine campagne présidentielle.
Le problème c’est que les groupes terroristes s’en sont rendu compte. Ils s’adaptent.
“Le retentissement médiatique augmente la probabilité que d’autres actes soient commis, par un effet de contagion”
“Plusieurs biographies de terroristes ont mis en évidence que certains d’entre eux ont été motivés après avoir constaté les réussites de précurseurs”
Cet effet a été mesuré…il fait froid dans le dos :
“Michael Jetter, enseignant à l’Université d’Autralie-Occidentale, a fait une analyse statistique à partir des articles parus dans le New York Times sur des attaques terroristes dans 189 pays et en conclut que chaque article de ce journal augmente de 11 à 15% le risque d’une attaque ultérieure”
On l’a observé en France : il y a eu une suite de petites attaques qui ont suivi la première. Parce que le but du terrorisme n’est pas de tuer le plus de personnes mais bien de créer le plus de terreur (c’est dans le mot). Or, les chaînes d’information en continu ont créé un canal de distribution parfait de la terreur.
Ceci étant dit…comment réagir ? Comment se prémunir de tout ça ?
Les actualités sont l’équivalent du sucre dans la nourriture (partie 3)
La suite demain