Le mythe du chasseur
On continue à explorer le livre d’Angela Saini : Inferior.
Tu as probablement entendu parler des hommes des cavernes qui chassaient pendant que les femmes gardaient les enfants ?
Et bien en fait c’est aussi sérieux et pertinent qu’un épisode de la famille Pierrafeu :
Dans ce dessin animé, c’est exagéré volontairement : personne ne peut imaginer qu’il y avait réellement des voitures avec des roues en pierre. C’est pour nous faire rire.
Alors que, pourtant, croire que les hommes chassaient et les femmes gardaient les enfants c’est exactement pareil. C’est croire que les sociétés d’avant s’organisaient comme maintenant.
Et tout ça vient d’une conférence qui a fait beaucoup de mal.
Man the hunter
En 1966, pendant une conférence, on formule l’hypothèse selon laquelle c’est la chasse qui a fait de nous l’être intelligent que nous sommes.
Et je n’exagère pas. Voilà ce qui se disait :
D'une manière très concrète, notre intellect, nos intérêts, nos émotions et notre vie sociale de base sont tous des produits évolutifs du succès de l'adaptation à la chasse, ont écrit les anthropologues Sherwood Washburn et Chet Lancaster dans le chapitre d'un livre de 1968 sur le symposium, également intitulé Man the Hunter.
L'importance de la mise à mort, aussi dramatique soit-elle, sera plus tard popularisée auprès du grand public dans un livre publié en 1976 par Robert Ardrey, un scénariste hollywoodien reconverti à l'anthropologie.
C'est parce que nous avons été chasseurs, parce que nous avons tué pour vivre, parce que nous avons affronté l'ensemble du monde animal, que nous avons l'esprit de survivre, même dans un monde que nous avons créé nous-mêmes", écrit-il dans The Hunting Hypothesis.
Aujourd’hui encore on a les dégâts de cette représentation. L’idée est tenace. Elle est dans toutes les représentation de la préhistoire. On aurait eu des hommes qui chassent et des femmes qui s’occupent de la caverne.
Alors… vrai ou faux ?
Les bugs de la théorie
Sauf que, dès sa formulation, cette théorie va susciter des critiques. Bah oui ?
Que faisaient les femmes pendant que les hommes chassaient ?
Ça paraissait peu crédible qu’elles attendent passivement dans les cavernes une fois les tâches ménagères effectuées.
Et puis… pourquoi ce serait la chasse qui aurait stimulé nos capacité à communiquer et musclé notre intelligence ? Pourquoi pas justement le fait de s’occuper de nos enfants ? Parce que, oui, nous sommes la seule espèce où l’enfant sort vulnérable.
Pourquoi ? Parce que nos cerveaux sont trop gros (en rapport à notre corps) et que donc si on sortait plus tard (comme les éléphants par exemple), les têtes des bébés ne passeraient plus par le col de l’utérus.
Mais, par conséquent, s’occuper d’un bébé humain demande de l’intelligence. Même les parents du XXIème siècle le disent. Alors imagine à l’époque ? Quand on savait si peu de choses ? Quand le parent devait s’adapter et comprendre en temps réel un être qui ne peut pas parler.
Pourquoi ce serait pas ça qui aurait développé l’intelligence de notre espèce ?
Mais surtout… comme par hasard il y aurait eu une activité qui expliquerait notre intelligence et qui aurait été pratiquée que par les hommes ? Ça semble pratique pour légitimer notre société actuelle.
Pour certains anthropologues, cette façon de caractériser le passé sonnait faux. D'une part, elle minimise totalement le rôle des femmes. Ce n'était pas une époque où le sexisme pouvait facilement être passé sous silence. Les universités commençaient à proposer des cours sur les études féminines et les études de genre, et les femmes scientifiques et spécialistes des sciences sociales devenaient éminentes dans leur domaine.
La primatologie était en passe de devenir une discipline dominée par les femmes. Comment les anthropologues pouvaient-ils encore prétendre que les femmes n'étaient que des figurantes dans l'histoire de l'humanité ?
À la fin de la conférence, un nombre croissant de scientifiques - dont beaucoup de femmes, mais aussi quelques hommes - étaient outragé·es. Alors que les femmes étaient déjà marginalisées depuis des décennies, l'hypothèse de la chasse menaçait de les faire disparaître de l'histoire de l'évolution.
Les femmes fournissaient de la nourriture
Grâce à l’observation des quelques sociétés restantes de chasseurs-cueilleurs, on connaît l’importance des femmes dans la contribution en nourriture.
Son travail sur le terrain a montré que, bien qu'elles ne chassent pas souvent les gros animaux, les femmes sont responsables de l'obtention de toutes les autres sortes de nourriture, y compris les plantes, les racines et les tubercules, ainsi que les petits animaux et les poissons. Les hommes étaient les chasseurs, mais les femmes étaient les cueilleuses.
La cueillette était sans doute une source de calories plus importante que la chasse. En 1979, Lee a noté que chez les chasseurs-cueilleurs !Kung d'Afrique australe, la cueillette des femmes fournissait jusqu'à deux tiers de l'alimentation du groupe.
En plus de nourrir leur famille, les femmes étaient souvent responsables de la cuisine, de l'installation des abris et de l'aide à la chasse. Et elles faisaient tout cela en même temps qu'elles étaient enceintes et qu'elles élevaient leurs enfants.
En valorisant la chasse, Linton estime que les anthropologues ont volontairement ignoré les femmes. Selon elle, l'hypothèse de la chasse ne pouvait pas expliquer autant de choses sur l'évolution humaine qu'elle le prétendait. Si la chasse pratiquée par les hommes est à l'origine de la communication, de la coopération et du langage au sein de notre espèce, pourquoi y a-t-il si peu de différences psychologiques entre les hommes et les femmes ?
Note : c’est bien les !Kung. Ce point d’exclamation n’est pas une coquille.
Selon les communautés, la contribution des femmes à l’approvisionnement en nourriture varie entre 30 et 70% ! Parce que, forcément, tu auras remarqué qu’un humain mange quand même plus de légumes et de féculents que de viande.
Donc déjà, de base, cette hypothèse était étrange. Si on imagine que seuls les hommes chassent… bah forcément ça va être une partie minoritaire de l’alimentation. Sauf à imaginer nos ancêtres malades parce qu’ils mangeaient trop de viande rouge…
Mais surtout ce n’est pas crédible : sur 30 jours de chasse de gros animal on aura en moyenne un jour avec un succès. Sans compter les dangers.
C’est d’ailleurs ce danger qui, selon certain·es anthropologues expliquent pourquoi il y avait moins de femmes sur la chasse de gros animaux. Non pas qu’elles en soient incapables mais c’est trop dangereux pour la communauté de perdre une femme en âge de procréer.
Mais, on sait désormais que les femmes chassaient les petits animaux. C’est une source de nourriture beaucoup plus fiable. Donc, paradoxalement, les femmes en fournissant ces sources fiables (petits animaux et végétaux) ont été effacées de l’histoire car les outils utilisés (en matériau fragile) ne peuvent pas persister dans le temps. Là où les armes crées pour abattre les grands animaux étaient en pierre et on en retrouve des milliers d’années après.
Anecdote marrante : il y a des communautés actuelles de chasseurs-cueilleurs, où les femmes chassent à l’endurance. C’est-à-dire en courant derrière un petit animal jusqu’à ce qu’il soit trop épuisé pour s’échapper.
Les femmes, en particulier, ont perfectionné leur habileté à courir plus longtemps que les animaux.
Lorsque les femmes Martu chassent, l'une de leurs proies favorites est le chat sauvage. Ce n'est pas une activité très productive, mais c'est l'occasion pour les femmes de faire étalage des compétences qu'elles ont acquises. Les femmes acquièrent une grande notoriété en chassant ces chats", me dit Bliege Bird. La chasse se déroule dans la chaleur torride de l'été.
Les femmes poursuivent ces chats. Elles courent pour les fatiguer. La quantité d'efforts qu'elles déploient est tout simplement incroyable.
Le biais rétrospectif
C’est ce que j’ai appelé l’erreur Pierrafeu : on imagine le passé avec nos présupposés du présent.
On imagine des sociétés super genrées parce que nos sociétés sont super genrées.
Alors que non, en toute vraisemblance, les tâches n’étaient pas à ce point spécialisées.
Dans notre passé lointain, il y a des milliers d'années, il est tout à fait possible que les hommes se soient davantage occupés de l'éducation des enfants et de la cueillette, tandis que les femmes étaient des chasseuses.
Bonus : les femmes survivent mieux que les hommes
À l’origine je voulais en faire un email à part entière, mais j’ai choisi plutôt le thème que tu découvriras demain.
Je fais donc la petite parenthèse ici : les femmes survivent mieux.
Tu le sais, on te l’a appris à l’école : les femmes vivent plus longtemps. Mais pourquoi ?
Et bien dans le chapitre 2 d’Inferior : les femmes sont davantage malades mais les hommes meurent vite, la question est explorée.
En résumé : ce n’est pas qu’un problème de prise de risque exacerbée des hommes. Car, déjà à la naissance les petites filles survivent mieux que les garçons. Les bébé garçons ont 10% de chances de plus de mourir pendant le premier mois que les bébés filles.
Ce qui a fait dire à Ashley Montagu :
Les faits sont clairs : d'un point de vue constitutionnel, la femme est le sexe fort.
De même, quand on regarde les super centenaires on a une écrasante majorité de femmes. Mais on ne sait pas expliquer exactement pourquoi.
On sait juste que c’est un phénomène très ancré et pas uniquement un résultat de nos sociétés occidentales :
En examinant les données, des chercheurs comme elle, Joy Lawn et Steven Austad sont parvenus à comprendre l'ampleur de ces écarts. Je pensais que ces différences entre les sexes n'étaient qu'un produit de la société occidentale moderne, ou qu'elles étaient principalement dues aux différences dans les maladies cardiovasculaires", explique Steven Austad. Lorsque j'ai commencé à enquêter, j'ai découvert que les femmes résistaient à presque toutes les principales causes de décès.
L'un de ses articles montre qu'aux États-Unis, en 2010, les femmes mouraient moins souvent que les hommes de douze des quinze causes de décès les plus courantes, y compris le cancer et les maladies cardiaques, après ajustement en fonction de l'âge.
Parmi les trois exceptions, leur probabilité de mourir de la maladie de Parkinson ou d'un accident vasculaire cérébral était à peu près la même. Enfin, elles étaient plus susceptibles que les hommes de mourir de la maladie d'Alzheimer.
En d’autres termes, sur les 15 causes de décès les plus courantes, les femmes résistent mieux à tout, sauf à Alzheimer.
La source
On est toujours dans le livre Inferior que je t’invite vraiment à te procurer. Pour cet email j’ai particulièrement utilisé le chapitre 5 : l’oeuvre des femmes.