Le cri des enfants - épisode 10
Suis-je l'enfant des coups ?
Facebook messenger, 02/08/2022
- J'ai commencé la saison 2 du cri des enfants : dans aucun monde un moment où t'es content que ton père ne te parle pas c'est une enfance heureuse. Clairement de la maltraitance ce que tu racontes.
- Ahah, il manque un peu de contexte. Quand j'étais adolescent j'étais enragé. Je disais des trucs d'une violence sans nom...
- Oui bah comme un chien qui mord, hein ? C'est le résultat d'un mauvais traitement. Moi, ado, je ne me comportais pas comme ça. Le pire que j'ai fait c'est déchirer un magazine.
- Je sais pas... j'arrêtais pas de vouloir fuguer aussi, j'étais pas facile...
- Mais non ? Là t'es en train de me dire qu'un gamin qui a connu la violence, au point d’avoir développé des techniques de fuite et tout, se transforme ensuite en ado difficile ? Incroyable !
- Ahaha, j'avoue...
- Spoiler : quand t'es dans un contexte sain t'as pas besoin de fuguer.
- J'avais jamais vu la causalité...
- Prends un chien. Tape-le tous les jours. Tu verras. Tes parents ont créé un rapport violent et conflictuel pour gérer les disputes. Et ado tu les insultes ? Tu vois pas le rapport ?
- À vrai dire, j'avais oublié que je voulais constamment fuguer après les coups quand j'étais ado. J'avais même oublié que c'était quand on me frappait que je voulais fuguer. Je me rappelais juste que je voulais fuguer quand j'étais ado, c'était mon grand projet.
- Étonnant dis donc. On dirait que ton éducation joue sur ta personnalité. La science devrait étudier ça.
- Ahah c'est bon, c'est bon, j'ai compris. Mais je te jure que ça m'était jamais venu à l'esprit.
- Mais pourquoi tu paies une psy ?
- J'avais oublié les envies de fugues avant d'écrire l'épisode 6 du cri des enfants, donc j'ai pas pu lui en parler...
Whatsapp, 01/08/2022
- J’imagine pas ce que ça veut dire “ne pas être musclé émotionnellement”. Donc j'arrive pas à comprendre les gens qui fuient les situations difficiles émotionnellement. Y'a rien de mortel.
- Oui et vu tes mails de la semaine dernière ton éducation ta particulièrement musclé émotionnellement.
- Ah ouais ? C'est la seconde fois cette semaine qu'on me fait ce lien.
- Oui, tu as développé de la résilience.
- Bah je sais pas si ça a un lien... moi c'était physique.
- Comment ça c'était physique ?
- Je veux dire que je ne vois pas en quoi recevoir des coups physiques aide à la résilience émotionnelle...
- Si, si, parce que ça a potentiellement eu des répercussions sur ton état émotionnel de l'époque.
- J'y avais jamais pensé...
- Je sais que tu t'identifies pas à ce terme, mais le concept est beaucoup étudié chez les enfants battus ou abandonné.
- Oh bah j'essaie d'intégrer ce terme. Ma psy l'utilise.
- On a aussi étudié les différences. Au sens où nous n'avons pas tous le même niveau de résilience de base.
- Oui voilà, moi je me disais plutôt ça. J'ai une grande résilience parce que je suis né avec un grand niveau de base.
- C'est possible mais les évènements difficile vont impacter ce niveau. Comme un muscle. Même si c'est pas automatique.
- Ah bah au moins ça donne un intérêt à frapper les enfants. J'arrête pas de demander à la psy à quoi ça sert. Quel sens ça a...
- Enfin... on va pas conseiller à tous les enfants de vivre des traumas pour être des adultes plus résilients.
- Certes, certes.
Canal Saint-Martin, fin juillet 2022
- Ma psy dit que t'es polytraumatisé et que c'est pour ça que tu as un tel détachement émotionnel sur les choses
- Je sais pas... c'est possible mais je pense pas que ça s'applique dans ce cas...
5 boulevard poissonnière, 21/07/2022
- Nicolas, c'est à ton tour, viens et partage-nous ton texte, sans bouger. Si tu bouges tu dois reprendre de zéro.
- Poker face. C’est comme ça qu’on appelle la technique consistant à dissimuler les émotions sur son visage pendant qu’on joue au poker.
J’ai découvert relativement récemment que j’avais…
… une poker face.
Enfin… c’est pas une poker face puisque je fais pas exprès. Les gens ne voient simplement pas les émotions sur mon visage.
Alors que …
En moi je vis des tornades.
Je peux passer par le pire que personne le verra. C’est une sensation permanente de solitude.
Le pire.
C’est que récemment je me suis rappelé que j’avais pas toujours été comme ça.
Au collège j’étais l’enfant qu’on martyrisait parce qu’il pleurait tout le temps.
Et … accessoirement j’étais une balance. Le genre qui dit jamais de gros mot et qui dénonce tous ses camarades pour la moindre incartade.
Je pleurais tout le temps. Je luttais contre la honte de pleurer.
À la maison aussi. Y’a un truc qu’on fait aux enfants antillais : on les frappe en leur disant que ça continue jusqu’à arrêter de pleurer.
Alors j’ai appris. À arrêter de pleurer.
Mais j’ai pas arrêté de ressentir. Enfin… je crois…
En tout cas aujourd’hui je ne vois plus ça comme un truc honteux ou interdit.
Les gens qui pleurent ne le savent pas. Mais c’est un cadeau.
Pleurez.
C’est un cadeau du ciel.
39 Quai de la Loire, Aujourd'hui
Je suis un peu perdu. J'ai l'impression qu'on surinterprète. Mais en même temps, avant ça, dans le déni je sous-interprétais...
Y'a un truc un peu facile à tout expliquer par les coups reçus. Non ? Si j'avais été angoissé on aurait dit "c'est à cause des coups", il se trouve qu’au contraire je suis relativement insensible au stress et on dit "c'est à cause des coups".
Ça ne peut pas tout expliquer.
Est-ce le déni qui parle ? Ou au contraire la lucidité ? Je ne sais plus.
J'avais envie d'écrire que j'étais mieux quand j'avais oublié tout ça. Mais une vague de paix m'envahit. Comme si quelque chose avait été débloqué. Certes, c'est un monde plus sombre, mais c'est un monde plus vrai.
Il me faut encore tirer la mélasse au clair. Mais ce sera toujours plus clair que quand c'était enfoui dans l'obscurité.
Je ne m'étais pas rendu compte d'à quel point j'avais peu parlé de cette histoire. Si bien que les gens autour de moi s'étonnent. En même temps, moi-même je ne m'étais plus beaucoup parlé de cette histoire.
J'ai envie de demander pardon à l'enfant que j'étais. Pardon d'avoir mis autant de temps à exister. J'aurais voulu pouvoir venir te sauver. Mais c'est trop tard. Tout ce que je peux faire maintenant, c'est te raconter. Mais ça va aller. Je vais m'occuper de nous, ne t'en fais plus. Je ne te quitterai plus des yeux.
Je serai ton papa et ta maman.