Le cri des enfants - ép 3
Qui va payer pour les enfants qu’on a frappés ?
Tu as été un enfant battu !
Je raconte une scène de mon enfance à une camarade d'école de commerce. Elle est outrée.
Je la regarde amusée. Mais qu'est-ce qu'elle raconte ? Je n'ai pas été un enfant battu. Je me dis que c'est vraiment une réaction de blanche. Fragile.
Je lui explique qu'en Guadeloupe mon histoire n'est pas anormale. Je me sentais anormal quand je vivais dans l'hexagone, jusqu'à mes 9 ans. Mais une fois arrivé en Guadeloupe je me rappelle mon "soulagement" de voir d'autres enfants se faire fouetter en public, utiliser les mêmes stratégies que moi pour s’échapper...
Et surtout j’en ai vu qui subissaient pire.
C'est pas ça un enfant battu. C’est pas moi.
Je lui explique. Elle n'en démord pas. Je me dis qu'elle est vraiment sensible.
Quatorze ans après, je suis assis dans un fauteuil Ikea gris. Je le sais parce que j'ai beaucoup hésité à acheter la version vert émeraude de ce fauteuil.
Je raconte mon enfance. Je suis un peu agacé parce qu'on ne me donne pas de direction. Qu'est-ce que je fous là ? En plus, elle ne dit rien. Enfin... pas grand chose. Si ce n'est me relancer avec des questions.
Encore un truc de blanc fragile… d’aller voir un psy…
Et là elle me relance en disant "donc vos parents vous battait".
Je pense : hein ? Mais non.
Je la corrige. Elle se corrige. Mais elle a dit ça avec tellement de légèreté que ça me secoue.
Qu’est-ce que je fous là ?
Au cours de la séance, la psy a pesé ses mots à plusieurs reprises, quasiment tout le temps. Mais pas là. Elle a dit ça comme on dirait "le ciel est bleu". D'une évidence.
La séance d'après, elle le redit. Je pense : mais je lui ai déjà dit que non. Mais je la laisse dire. Et, peu à peu, l'idée s'installe en moi.
Six mois plus tard. Je suis dans la rue. Je vais à la boulangerie. Je me dis "j'ai vécu une enfance heureuse". C'est quelque chose que je me dis souvent. Je me dis que j'ai eu de la chance de pas avoir vécu d'horreurs.
Quand je compare autour de moi, déjà. Mais au-delà de ça… je me rappelle d’avoir eu une enfance où je me sentais heureux.
Puis d'un coup je manque de tomber en arrière.
J'ai été un enfant battu.
Comment j'ai fait pour ne pas le voir ?
J'ai l'impression que mon monde mental s'écroule. Mais en même temps, je suis à l'abri. Je suis deux décennies plus tard. J'ai envie de faire un câlin à l'enfant que j'étais, lui dire que tout ceci va s'arrêter.
Mais qui va faire un câlin à l'adulte que je suis ?
Et surtout, qui va payer ?
Qui va venger les enfants que l'on frappe ?