Comme de nombreux États ne parviennent pas à offrir une aide adéquate face aux difficultés rencontrées par les autistes, mettre en avant nos différences devient un bouc émissaire facile sur lequel ils peuvent se reposer.
En nous divisant davantage et en participant à ce que Mary Doherty appelle la « hétérogénéité instrumentalisée »(weaponized heterogeneity), nous risquons de nuire aux plus vulnérables d’entre nous.
Doherty explique que notre mise à l’écart mutuelle nous fait perdre l’accès aux connaissances issues des expériences que nous partageons en tant que groupe.
En cherchant à nous trier en sous-groupes, écrit-elle, les personnes ayant des besoins de soutien plus élevés risquent de perdre les bénéfices des recherches menées par des personnes autistes elles-mêmes — des recherches moins déshumanisantes, plus collaboratives et mieux à même de comprendre les difficultés rencontrées.
(…)
En faisant évoluer les récits partagés sur les personnes autistes vers des récits centrés sur le soin et l’acceptation, plutôt que sur la pathologisation et la ségrégation, nous trouverons peut-être un langage plus juste.
Quoi qu’il en soit, nous devrions agir de manière à soutenir ce que Doherty appelle « l’objectif commun d’une amélioration des conditions de vie pour toutes les personnes autistes ».
On continue cette semaine à résumer le livre Autism is not a disease de Jodie Hare. Cet extrait résume selon moi ce qui devrait être l’objectif principal du militantisme autistique.
Mais pour bien le comprendre, il faut revenir à l’origine du système validiste et psychophobe.
Sans surprise, ça va nous ramener aux débuts du capitalisme.
Le besoin de se débarrasser des membres non productifs
Quand on a basculé d’un modèle où les gens travaillaient de chez eux (dans une ferme) à un modèle de travail à l’usine on a rencontré un souci : que faire des gens dont les familles s’occupaient jusque-là et qui ne peuvent pas aller travailler à l’usine ?
En se penchant sur le passé, on peut voir à quel point cette pathologisation s’est mise au service du capitalisme. En explorant la politique de la santé mentale et la création des asiles, Micha Frazer-Carroll explique que la Révolution industrielle a forcé de nombreuses personnes dites “folles” ou “atteintes de troubles mentaux” ainsi que des personnes handicapées (et donc aussi des personnes neurodivergentes) à quitter leur foyer pour être placées dans des asiles.
Incapables de répondre aux exigences du travail en usine et ne pouvant plus être prises en charge par leurs proches, ces groupes de personnes ont été utilisés pour remplir les asiles psychiatriques financés par l’État, qui, au Royaume-Uni, ont été rendus obligatoires par le vote de deux lois sur les asiles.
Comme l’écrit Frazer-Carroll, cela est devenu “une manière de gérer les corps-esprits pauvres, handicapés et indisciplinés qui ne pouvaient être facilement exploités à des fins de profit”.
À mesure que l’État commençait à organiser la “prise en charge” de ces personnes, il lui fallait une catégorisation permettant de déterminer qui devait être enfermé et qui ne devait pas l’être, qui pouvait travailler et qui ne le pouvait pas.
Cette binarité forcée signifiait, comme le dit Frazer-Carroll, que “la frontière entre folie et raison est devenue dépendante du mode de production capitaliste et gérée par l’État.”
C’est crucial de prendre conscience que ça n’est pas une fatalité humaine mais bien un choix collectif. De la même manière qu’on est passés d’une organisation où nos grands-parents habitaient à côté de chez nous à un modèle où on les envoie dans des maisons de retraites.
Tout ça n’est possible que parce qu’on jauge la valeur des humains à l’aune de leur productivité capitaliste.
Cette régulation de la population a ouvert la voie à un complexe médico-industriel destiné à positionner la neurodivergence comme une déviance par rapport à la norme, tout en continuant à catégoriser la population selon sa capacité à effectuer un travail productif.
La non-conformité, dans le cadre de l’ordre social, révèle comment le non-conformiste est perçu comme un problème à gérer. Et malgré la fermeture massive des asiles et des hôpitaux psychiatriques aux États-Unis et au Royaume-Uni à la fin du XXᵉ siècle, les personnes folles, handicapées et neurodivergentes continuent d’être enfermées et mises à l’écart, bien que par d’autres moyens.
Adaptez-vous ou pourrissez dans des asiles
Ce n’est pas pour rien si les gens sont réticents à s’occuper de leur santé mentale. Inconsciemment ils ont en tête la séparation nette entre les fous et les autres.
Parce qu’on sait que le sort réservés aux fous est impitoyable. On sait les conditions des hôpitaux psychiatriques.
Disparaissez avant de naître
Le stade ultime c’est d’empêcher les personnes non productives de se reproduire. Ça s’appelle l’eugénisme et ça teinte encore nos visions actuelles de l’autisme.
Quand quelqu’un te dit non mais t’as pas l’air autiste, ce qu’iel veut dire c’est non mais t’es pas un boulet pour l’humanité.
Cette idée de l’autiste boulet est très fortement ancrée dans l’histoire même de ce diagnostic.
Ayant reçu au fil des années de nombreux autres noms, notamment « schizophrénie infantile » ou « débilité mentale », ce handicap a finalement acquis le nom d’«autisme», dans un paysage politique en constante évolution.
Cette histoire chaotique contribue à la confusion actuelle autour des définitions de l’autisme, alimentée par les évolutions du rôle de la génétique et de la psychiatrie, ainsi que par la montée de mouvements politiques.
Alors que la plupart des gens attribuent le terme autisme au travail du psychiatre autrichien Leo Kanner, à la suite d’un article qu’il rédigea en 1943, c’est en réalité Eugen Bleuler qui en a planté les premières graines en 1911, dans le cadre de ses recherches sur la schizophrénie.
Il pensait que la pensée autistique était une méthode d’évitement des “réalités insatisfaisantes”, permettant aux patient·es de se détourner du réel en le remplaçant par des fantasmes ou des hallucinations.
Quelques décennies plus tard, Kanner fut le premier à introduire le concept d’autisme dans le monde scientifique. Son travail établissait une distinction plus claire entre le comportement des enfants qu’il considérait comme autiste set celui des enfants atteints de schizophrénie.
Cette focalisation sur l’enfance dans les premières recherches est notable, non seulement parce qu’elle reflète le travail de Kanner sur le premier livre mondial de psychiatrie de l’enfant, mais aussi parce qu’elle continue d’influencer la recherche actuelle, encore principalement centrée sur les enfants autistes, au détriment des adultes autistes.
Travaillant à Vienne à la même époque, dans les années 1940, se trouvait le Dr Hans Asperger. (…) Décrivant les enfants autistes comme “opposés aux valeurs du Parti nazi”, Asperger a orienté de nombreux enfants malades ou handicapés vers la clinique Am Spiegelgrund, à Vienne, où ils furent tués à l’aide de produits chimiques.
Il semble donc qu’une partie de l’histoire de l’autisme soit intimement liée à l’eugénisme nazi, Asperger décrivant les enfants autistes comme extérieurs au “grand organisme” de l’idéal nazi. Cette vision des personnes autistes comme défectueuses a probablement contribué à entretenir la discrimination, avant même que le concept d’autisme ne soit pleinement compris.
Au Royaume-Uni, le Mental Deficiency Act de 1913 avait déjà été adopté pour traiter les “défectueux moraux” — une catégorie qui incluait les personnes désignées comme « idiots », « imbéciles », « faibles d’esprit » ou « imbéciles moraux ».
Cette loi servait à séparer ces groupes du reste de la société, forçant beaucoup d’entre eux à être internés dans des asiles.
On estime aujourd’hui qu’un grand nombre de ces personnes seraient décrites comme ayant des troubles du développement intellectuel ou de l’apprentissage.
Et compte tenu du fait que de nombreuses études montrent qu’une part importante des personnes autistes ont aussi des difficultés d’apprentissage (même si les chiffres varient selon les sources), il n’est pas difficile de supposer que plusieurs de ces “défectueux mentaux” de l’époque étaient en réalité autistes.
Nous sommes tellement attachés au monde capitaliste, nous l’avons tellement intégré comme une norme indépassable qu’on se retrouve à vouloir faire disparaître une variation de l’humanité plutôt que d’essayer d’aménager la société.
Et ça a des conséquences désastreuses : au lieu de se concentrer sur des politiques d’aménagement on va mettre tout l’argent dans la recherche sur un “remède”.
C’est dans ce contexte plus global qu’il faut replacer l’intervention de Trump de cette année. Pourquoi cette obsession de prouver que l’autisme provient du Doliprane ? Parce qu’il y a cette obsession de trouver une cause et donc un remède.
On se retrouve à avoir des budgets entiers engloutis par cette recherche de remède au lieu d’investir ces sommes dans l’amélioration de la vie des autistes en créant les aménagements nécessaires.

J'adore la série de cette semaine, vraiment super cool !!
Ça m'étonne que l'autrice de Autism is not a disease ne parle pas de *la* pionnière de l'autisme en revanche !
https://leblogdepetiteloutre.com/2024/03/26/soukhareva-premiere-personne-definition-autisme-femme/