La victoire de Wikipédia sur Encarta est un miracle
Nous sommes en 1995. Vous êtes en train de discuter avec un éminent professeur d’économie titulaire d’un doctorat. Vous lui dites que vous êtes en possession d’une boule de cristal qui vous permet de vous projeter quinze ans dans le futur et que vous aimeriez tester sa capacité de prévoir l’avenir.
Sceptique, il décide cependant de jouer le jeu.
“Je vais décrire deux encyclopédies : une qui vient juste d’être publiée, et l’autre qui sera commercialisée dans quelques années. À vous de prédire laquelle aura le plus de succès en 2010.
La première encyclopédie est publiée par Microsoft. Comme vous le savez, Microsoft est déjà une grande entreprise très prospère. Avec la sortie de Windows 95 cette année, elle va devenir littéralement colossale. Microsoft financera la production de cette encyclopédie et paiera des auteurs et des universitaires pour rédiger des articles sur des milliers de sujets.
Des responsables de projet grassement rémunérés veilleront au respect du budget et des délais. Enfin, Microsoft commercialisera cette encyclopédie sur CD-ROM, et plus tard en ligne
La seconde encyclopédie ne sera pas produite par une entreprise. Elle sera créée par des dizaines de milliers de gens qui écriront des articles pour le plaisir. Pour pouvoir participer à ce projet, ils n’auront besoin d’aucune qualification particulière, et personne ne touchera le moindre centime.
Chaque participant·e y travaillera – dans certains cas, jusqu’à vingt ou trente heures par semaine – bénévolement. L’encyclopédie sera mise en ligne, et elle sera elle-même gratuite d’accès pour tous.
À présent, essayez d’imaginer quelle sera la situation dans quinze ans. D’après ma boule de cristal, en 2010, une de ces deux encyclopédies sera la plus vaste et la plus populaire au monde, tandis que l’autre aura disparu. Laquelle, selon vous ?”
Ce que tu viens de lire c’est le début du livre La vérité sur ce qui nous motive de Daniel Pink. On va se fonder dessus pour le reste de la semaine car il est un parfait résumé de l’état des connaissances scientifiques sur la motivation humaine.
Et… c’est une excellente question. Comment expliquer que Wikipédia ait gagné ?
Petite nostalgie en écrivant ces lignes… J’ai découvert tellement de choses avec Encarta 97 (notamment tous les couplets de la Marseillaise ce qui impressionne encore les gens aujourd’hui).
Au final, Microsoft avait les leviers de motivation : l’argent en premier lieu. Mais aussi le fait de s’engager sur des horaires.
Wikipédia ne peut pas exister si on applique notre compréhension classique de la motivation
Pendant un moment on a postulé que les humains étaient motivé·es par le besoin de survie. On peut appeler cette vision de la motivation : Motivation OS 1.
Puis, on s’est rendu compte qu’en fait on pouvait motiver des gens même une fois que leurs besoins de survie sont accomplis. Grâce à un duo que tu connais bien : la carotte et le bâton.
Des récompenses et des punitions.
On peut appeler cette vision de la motivation : Motivation OS 2.
Motivation OS 2 est au coeur de la révolution industrielle. Quand on parle de Taylorisme et de maximisation de la productivité, c’est Motivation OS 2 qui est à l’oeuvre.
C’est d’ailleurs une vision tellement ancrée que c’est probablement la tienne aussi.
Mais tu dois en observer régulièrement les incohérences. Par exemple, comment expliquer avec Motivation OS 2 que le taux de criminalité ne diminue pas quand on introduit la peine de mort ?
Comment expliquer que Wikipédia réussisse ?
En revanche, on ne peut pas nier que ce modèle fonctionne dans certains cas. En réalité, il est très efficace dans une économie de produits. Beaucoup moins dans une économie de la créativité.
Des chercheurs comme Teresa Amabile, de la Harvard Business School, ont constaté que les récompenses et les sanctions externes – la carotte et le bâton – pouvaient être très efficaces dans le cas des tâches routinières, mais catastrophiques dans le cas des tâches créatives.
Motivation OS 2 par du principe que, comme le travail est désagréable, la seule manière de le stimuler est d’utiliser la carotte et le bâton. Surtout le bâton d’ailleurs.
Récompenser des enfants les démotive
Une des premières études de Lepper et Greene (réalisée avec un troisième chercheur, Robert Nisbett) est devenue un classique et un des articles les plus cités parmi les travaux consacrés à la motivation.
Ces trois chercheurs ont étudié pendant plusieurs jours une classe d’école maternelle et se sont intéressés plus particulièrement aux enfants qui choisissaient de consacrer au dessin le « temps libre » dont ils disposaient pour jouer.
Ils ont conçu une expérience pour voir ce qui se produirait si l’on récompensait une activité à laquelle il était évident que ces enfants s’adonnaient spontanément par plaisir. Les chercheurs ont divisé les enfants en trois groupes.
Le premier groupe était celui des enfants auxquels on faisait miroiter une récompense. On leur montrait une décoration garnie d’un ruban bleu et sur laquelle le nom de chacun serait inscrit, la condition pour l’obtenir étant de dessiner.
Le deuxième groupe était constitué des enfants qui recevraient une récompense mais sans qu’on leur ait dit avant. On leur proposait simplement de dessiner. À la fin de la séance, ceux qui avaient fait des dessins recevaient une distinction.
Le troisième groupe comprenait les enfants qui ne recevraient aucune récompense. On leur proposait de dessiner, mais sans leur faire miroiter quoi que ce soit et sans les récompenser à la fin.
Deux semaines plus tard, les chercheurs sont revenus observer les enfants sans être vus pendant que du matériel de dessin était mis à leur disposition. Les enfants qui avaient fait partie du deuxième et du troisième groupes ont alors montré le même entrain pour dessiner qu’avant l’expérience, mais ceux du premier groupe, ceux qui s’étaient attendus à recevoir une récompense et qui l’avaient reçue, ont manifesté un intérêt nettement moins marqué pour cette activité et ont dessiné bien moins longtemps.
À la fois c’est surprenant, à la fois tu le sais au fond de toi (vous avez été 43% à répondre correctement hier) : tu n’as plus de bon point à gagner mais tu sais qu’introduire l’équivalent adulte (l’argent) dans un loisir peut le gâcher.
En réalité la récompense détruit la sensation d’autonomie. Sans la récompense je fais la tâche parce que je suis libre et cette liberté est une composante de mon plaisir. Une fois qu’on introduit une récompense alors la tâche devient quelque chose d’imposé. On la fait, au moins en partie, pour la récompense.
L’expérience de la bougie
On demande aux gens de résoudre une énigme manuelle impliquant une bougie. Je te l’épargne car ce n’est pas important mais retiens que les gens y arrivent après un certain temps, une fois qu’ils utilisent leur créativité.
On prend un groupe à qui on promet de l’argent en cas de résolution et un groupe à qui on ne promet rien. Que se passe-t-il ?
Les 25 % les plus rapides recevraient chacun cinq dollars (soit presque quatre euros), et le plus rapide de tous recevrait vingt dollars (presque quinze euros). Si l’on tient compte de l’inflation, ces sommes étaient appréciables à l’époque, pour seulement quelques minutes d’efforts. C’était donc une réelle motivation.
Les membres du groupe récompensé avaient-ils résolu le problème bien plus vite que ceux de l’autre groupe ?
Non. En moyenne, il leur avait fallu trois minutes et demie de plus. Oui, 3 minutes et demie de plus (chaque fois que je fais état de ces résultats devant un groupe de cadres d’entreprise, mes auditeurs poussent un soupir involontaire).
En contradiction directe avec les principes sur lesquels repose Motivation 2.0, une incitation conçue pour clarifier la pensée et stimuler la créativité produit finalement le résultat inverse.
Pourquoi cela ? Les récompenses, par leur nature même, réduisent notre champ de réflexion. Elles sont utiles quand il existe une façon évidente de résoudre un problème, car cela nous aide à rester concentré et à aller vite.
Cependant, ces motivateurs ne sont pas adaptés du tout dans le cas de difficultés comme le problème de la bougie. Comme le montre cette expérience, les récompenses promises ont obscurci la pensée des participants et les ont empêchés de concevoir une nouvelle façon de se servir d’un objet connu.
L’amende à la crèche
Autre expérience : on a des parents qui arrivent en retard pour récupérer leurs enfants à la crèche. On introduit donc une amende : tout parent arrivant plus de 10 minutes en retard reçoit une amende de 30€.
L’idée c’était de réduire le nombre de retard. Et c’est bien ce que nous prédit Motivation OS 2.
Sauf que c’est l’inverse qui a eu lieu :
Après l’introduction de l’amende, nous avons observé un accroissement régulier du nombre de parents arrivant en retard. Ce nombre s’est finalement stabilisé à un niveau presque double du niveau initial.
Ce résultat a été une grande surprise à l’époque. Et encore aujourd’hui puisque hier vous avez été 66% à répondre que ça diminuerait les retards ou que ça n’aurait pas d’impact.
Une raison pour laquelle la plupart des parents arrivaient à l’heure est qu’ils connaissaient les puéricultrices – c’était tout de même elles qui s’occupaient de leur précieuse progéniture – et ne voulaient pas être injustes envers elles. Les parents avaient un désir intrinsèque d’être ponctuels, mais la perspective d’une amende – tout comme la promesse monétaire dans l’expérience avec les donneuses de sang – neutralisait ce troisième type de motivation.
Avec l’amende, la décision des parents ne relevait plus d’une obligation morale (ne pas être injuste envers la personne qui s’occupe de mon enfant) mais d’une pure transaction (payer un temps supplémentaire). L’une et l’autre s’excluaient. Au lieu de promouvoir une bonne conduite, la sanction l’empêchait.
Les 7 bugs de Motivation OS 2
Au final, on a identifié 7 effets secondaires négatifs à l’utilisation de récompenses/punitions.
Les sept défauts fatals de la carotte et du bâton
Ils peuvent annihiler la motivation intrinsèque.
Ils peuvent réduire la performance.
Ils peuvent empêcher la créativité.
Ils peuvent décourager une bonne conduite.
Ils peuvent inciter à tricher, à simplifier et à agir contrairement à la morale.
Ils peuvent engendrer une accoutumance.
Ils peuvent favoriser un raisonnement à court terme.
Source
Toutes les citations viennent de l’excellent livre La vérité sur ce qui nous motive (Drive, en VO).