Les grands plans sont inutiles. Ils sont même la marque des personnes les moins douées en stratégie.
Quand je dis la stratégie n’existe pas. Je veux te dire que la plupart des gens ont l’image scolaire et fausse de la stratégie.
Déjà parce qu’ils sont victimes de leur besoin de contrôle. Notre cerveau préfère choisir une mauvaise option plutôt que d’accepter la douleur de l’incertitude.
Ensuite parce qu’ils sont dans ce que j’appelle le syndrome du jeu d’échecs.
Enfin, à cause de comment on nous raconte l’Histoire à l’école. On a l’impression que tout est logique et des gens expliquent après coup que limite la révolution de 1789 était inéluctable.
La capacité à rebondir écrasera toujours la capacité à planifier
Dans son manuel de stratégie politique Saul Alinksy explique que quand il essaie de former des personnes qui vont organiser l’action militante, il se heure toujours au même obstacle : on le croit pas sur la réalité de la tactique.
une tactique n’est pas le produit d’un raisonnement à froid et bien calculé pas plus qu’elle ne suit un plan d’organisation ou d’attaque. Le hasard, les réactions imprévisibles de l’adversaire, les nécessités, l’improvisation dictent la direction et la nature de la tactique. (…) je ne le dirai jamais assez, la tactique elle-même découle du jeu libre de l’action et de la réaction et exige que le militant accepte sans réticence une apparente désorganisation.
La personne militante suit l’action. Elle doit être libre dans son approche : être ouverte à tout dénouement, faire jouer son imagination , être prêt à saisir toutes les occasions qui se présentent, même si les problèmes qu’elles font ressortir ne sont pas exactement celles qu’elle avait initialement à l’esprit.
Le militant ne devrait jamais se sentir perdu, sous prétexte qu’il n’a ni plan, ni calendrier fixe, ni points définis de référence.
Amen.
Comme Saul Alinsky, je galère tellement à expliquer ça. Personne ne me croit jamais. On me parle de plan et de coups de billards à 50 bandes.
Alors que Lincoln lui même, au début de la guerre civile, déclare à son secrétaire : “Ma politique est de ne pas avoir de politique”. Il dira également trois ans plus tard : “j’ai été dirigé par les événements”.
Maintenant tu as plein de gens qui viendront t’expliquer que Lincoln a fait tel mouvement parce qu’il avait anticipé que tel truc, etc.
Alors que les gens qui gagnent sont ceux qui ont le sens du rebond, pas ceux qui ont le sens de la planification.
D’ailleurs, Macron est un exemple incroyable en 2017. Il comprend très vite qu’il peut faire un coup et passer par un trou de souris. Bien évidemment qu’il n’a pas pu planifier que Fillon allait être mis en examen, que Hollande allait renoncer à se présenter, que Hamon allait s’effondrer, etc. Mais il a juste senti à chaque marche, quelle est la prochaine. Au lieu d’essayer de dessiner à l’avance le chemin.
Le syndrome du jeu d’échecs
À cause de la télévision, de la manière dont on raconte l’Histoire et du fantasme du contrôle, beaucoup de gens envisagent les luttes comme des parties d’échecs :
J’ai une vision parfaite du terrain, au début j’ai exactement les mêmes chances que mon adversaire et si j’ai suffisamment de puissance de calcul je peux prédire toute la partie à l’avance. Si je ne joue que des bons coups, je ne peux pas perdre.
Sauf que la vie c’est pas le jeu d’échecs, la vie c’est le poker :
tu peux perdre en prenant la meilleure décision possible
tu ne peux pas compter sur la rationalité des autres acteurs
tu n’as pas toutes les informations
des événements inattendus viennent secouer le cours du jeu
tu t’adaptes au fur et à mesure des nouvelles informations que tu comprends. Par exemple, si tu te rends compte qu’un des membres de la table est un débutant total, tu vas devoir renoncer à ce qui est normalement la meilleure stratégie, pour t’y adapter
D’ailleurs, ce dernier point est un peu compris par les gens qui représentent les échecs dans les dessins animés car tu as souvent des scènes où quelqu’un joue n’importe quoi et ça déstabilise l’ordinateur au point qu’il gagne.
Bon… je t’arrête, dans la vraie vie ça marche pas. Parce qu’aux échecs, il suffit vraiment de jouer les meilleurs coups. Un ordinateur te pulvérisera.
Revenons au syndrome du jeu d’échecs. Les gens qui l’ont sont obsédés par des plans sur le long terme, des trucs super rationnels où chaque coup peut s’anticiper.
Je vais te donner un exemple concret.
Quand EELV se croit aux échecs
Il y a un an, Marine Tondelier la dirigeante du parti a annoncé qu’EELV aurait une liste séparée aux européennes. Elle a immédiatement rajouté qu’elle ne désavouait pas la gauche unie pour autant. Que c’était juste temporaire, le temps des élections européennes.
Plusieurs points motivaient son raisonnement :
L’élection européenne est une élection… européenne. Donc ses résultats ne doivent pas influer sur les équilibres nationaux
L’élection européenne est une proportionnelle à un tour. Donc ça ne change rien de faire 30% à 4, ou 7,5% chacun. À la fin c’est exactement le même nombre de sièges gagnés.
Lors des deux élections précédentes EELV a fait un énorme score, à deux chiffres. Donc c’est l’occasion de refaire le coup.
On aura jusqu’en 2027 pour s’unir correctement avec le reste de la Gauche, ça n’est qu’une pause.
À l’époque nous étions plusieurs à trouver ça stratégiquement stupide. On lui a expliqué :
Certes c’est une élection européennes, mais les gens ne sont pas froids et rationnels au point de pas mélanger avec les enjeux locaux, surtout en France (dans d’autres pays les résultats représentent vraiment des oppositions sur les directions européennes, chez nous ça a juste été un référendum contre Macron).
Certes d’un point de vue froid, 4 listes à 7,5% c’est pareil qu’une liste à 30% mais pas psychologiquement. Voir le RN à 30% et des gauches à 7,5% ça va créer un énorme effet de souffle dans l’opinion. Ça va être désastreux.
Là encore ça se tient d’un point de vue robotique. Mais concrètement… la campagne va nous amener à des tensions, y’aura pas le choix : c’est une campagne. Bien sûr que les gauches vont se disputer. Et ensuite, comment calmer les esprits qu’on aura de la sorte échauffés ?
Bien entendu… personne n’aurait pu prédire qu’en plus il y aurait une dissolution. Mais je trouve que c’est vraiment symptomatique des gens qui croient en la planification, au grand jeu de la stratégie : EELV raisonne vraiment comme si chaque coup était totalement en contrôle.
C’était déjà totalement foireux sans la dissolution… parce que c’est vraiment ce syndrome où on sacrifie des choses au lieu d’essayer de gagner à chaque marche.
La plupart des guerres se gagnent ainsi : en remportant le plus de batailles possibles. Oui, ça arrive que rarement y’a des coups de billard à 3 bandes. Mais généralement non : à chaque étape tu essaies de gagner la bataille qui est devant toi. Basta.
Ça me rappelle les autres enfants quand j’ai commencé l’escrime. J’avais 6-7 ans et j’arrive au premier cours. Et là le prof nous fait faire des premiers “combats”.
J’ai gagné quasiment tous mes combats en quelques secondes.
Pourquoi ? Parce que quasiment tous les autres enfants essayaient de taper leur lame contre la lame de leur adversaire. Bah oui… ils ont vu les trois mousquetaires, ils ont vu les matchs d’escrime avec les lames qui s’entrechoquent.
Mais ce qu’ils ne comprenaient pas c’est que les lames s’entrechoquent uniquement parce que quelqu’un échoue à atteindre le corps de l’opposant.
Le but c’est d’atteindre le corps. Donc vraiment, chaque match, je commençais et juste je tendais le bras avec mon fleuret et bim je gagnais.
Je trouve que y’a beaucoup de situations où les gens ressemblent à ça.
Le besoin d’une explication rationnelle
Quelqu’un m’a dit un jour les meilleures stratégies sont celles qu’on racontent après.
Y’a rien de plus vrai.
Une des raisons pour lesquelles les gens sont prisonniers du mythe de la planification c’est que les gens qui expliquent leur tactique sont sommés d’expliquer.
Alors on se retrouve à expliquer et les gens se disent waaaaouh, il avait tout prévu.
Au lieu de se dire waouh, il a super bien réagi.
Les 13 règles de la tactique de Saul Alinksy
Hier je t’en ai partagé quelques unes. Voici l’intégralité :
N’oubliez jamais la première règle de la tactique du pouvoir : le pouvoir n'est pas seulement ce que vous avez, mais également ce que l'ennemi croit que vous avez.
Deuxième règle: ne sortez jamais au champ d'expérience des gens de votre groupe. Quand, en effet, une action ou une tactique est complètement étrangère à leur expérience, vous provoquez chez eux confusion, crainte et désir de s'en aller. Cela signifie aussi qu'il y a eu échec de la communication.
Troisième règle: sortez du champ d'expérience de l'ennemi chaque fois que c'est possible. Car chez lui, c'est la confusion, la crainte et l'abandon que vous voulez provoquer.
Quatrième règle: forcer l'ennemi à suivre à la lettre son propre code de conduite. Par là vous pouvez le tenir, car il ne pourra pas davantage appliquer ses propres règles que l'Église ne peut appliquer son christianisme.
La cinquième règle recoupe la quatrième : le ridicule est l'arme la plus puissante dont l'homme dispose. Il est pratiquement impossible de riposter au ridicule. Il a également le don de rendre l'opposition furieuse, et sa façon de réagir ne peut que vous profiter.
Sixième règle: une tactique n'est bonne que si vos militants ont du plaisir à l'appliquer. S'ils ne sont pas emballés, c'est que dans cette tactique quelque chose n'est pas au point.
Septième règle : une tactique qui traîne trop en longueur devient pesante
La huitième règle consiste à maintenir la pression, par différentes tactiques ou opérations, et à utiliser à votre profit tous les événements du moment
La neuvième règle est que la menace effraie généralement davantage que l'action elle-même.
La dixième règle: le principe fondamental d'une tactique, c'est de faire en sorte que les événements évoluent de façon à maintenir sur l'opposition une pression permanente qui provoquera ses réactions.
Onzième règle: en poussant suffisamment loin un handicap, on en fait finalement un atout. Cette affirmation s'appuie sur le principe que tout côté négatif comporte une contrepartie positive.
Douzième règle : une attaque ne peut réussir que si vous avez une solution de rechange toute prête et constructive. Vous ne pouvez pas vous permettre de vous laisser prendre au piège par l’ennemi qui brusquement virerait de bord.
Treizième règle : il faut choisir sa cible, la figer, la personnaliser et polariser l’attention sur elle au maximum.
Petit bonus sur les échecs
Tu sais qu’en réalité même aux échecs y’a le syndrome du jeu d’échecs ? Car la réalité c’est que les ordinateurs n’ont pas de grands plans long terme. Ils nous écrasent parce qu’ils sont bon en tactiques justement, pas en stratégie. Ils savent vraiment calculer à tond des enchaînements de quelques coups et ils ont un sens de la position bien plus aiguisé que nous. Ils savent si une position est plutôt gagnante, plutôt perdante, plutôt équilibrée.
Dernier bonus
Je n’ai volontairement pas fait d’introduction sur la différence entre stratégie et tactique. Je sais que dans le langage courant on utilise les deux indifféremment. Mais justement, on oppose la stratégie à la tactique. La stratégie c’est tes inclinaisons long terme, ton grand plan. La tactique c’est ta capacité à faire des coups, à gagner des petites batailles.
Et donc quand je te dis que la stratégie n’existe pas, ce que je veux te dire c’est qu’une personne très forte en tactique battra toujours une personne très forte en stratégie.
Passionnant ! Merci beaucoup, ça me rappelle quand j'avais appris la différence entre persuader et convaincre 😊