Cette semaine je vais te parler du livre de Michaeleen Doucleff : Chasseur, cueilleur, parent.
Si tu étais là l’année dernière, tu vas reconnaître qu’il est une forme de troisième épisode de trilogie. À chaque fois avec l’idée d’aller enquêter sur les sociétés de “chasseurs-cueilleur”, c’est-à-dire les personnes qui vivent encore selon le premier mode de vie de l’humanité, avant l’agriculture.
D’ailleurs, il ne s’agit pas de quelques poignées d’individus, on estime qu’il y a encore 10 millions d’humains qui vivent ainsi.
Le premier livre qu’on a vu ensemble c’était Inferior. Un livre qui analysait les sociétés de chasseur-cueilleur pour démontrer que le patriarcat n’existait pas à cette époque. Que la domination masculine n’est absolument pas naturelle.
Le deuxième livre c’était Sex at Dawn. Un livre qui analysait ces mêmes sociétés pour démontrer que la monogamie n’y existe pas. Ni la jalousie.
Et quand on dit que la monogamie n’existe pas on parle bien de sociétés où les individus ont une liberté sexuelle. On ne parle pas du modèle de polygamie où seuls les hommes ont cette liberté.
Et donc ce troisième livre va faire pareil mais sur la parentalité. Que peut-on apprendre des sociétés premières sur le sujet ?
Nous avons perdu la tête
Une des constantes que l’autrice observe en allant vivre dans des sociétés de chasseurs-cueilleurs c’est le fait qu’il n’en existe aucune avec le modèle de la famille nucléaire. C’est-à-dire un papa et une maman qui s’occupe de leurs enfants.
Ça leur paraît dingue d’avoir aussi peu de personnes pour gérer un enfant.
Ne parlons même pas d’avoir un seul parent qui s’en occupe. L’autrice se balade avec Rosy, son enfant et :
Ce schéma se répète sans cesse à Kugaaruk. Les autres mères et pères ne jugent pas mes médiocres compétences parentales, du moins pas en face ni par des regards en coin et des commentaires comme à San Francisco. Ils cherchent plutôt à m’aider.
Et ils ne se dérobent pas quand il s’agit de me tendre la main. Plusieurs femmes, me voyant me promener en ville avec Rosy, n’en croient pas leurs yeux : « Vous êtes seule ? Vous vous occupez toute seule de votre fille ? Sans aucune aide ? » À l’épicerie, une autre m’interpelle devant les pommes. « Les enfants ne sont jamais censés être accompagnés d’une seule personne », me dit-elle, une note de compassion dans la voix.
À un moment une femme va carrément accourir :
Une autre femme, qui nous épie depuis la fenêtre de son salon, sort de chez elle en courant. Elle porte une veste de camouflage rose et me propose de prendre Rosy quelques heures pour que je puisse souffler. « Je vous vois tous les jours passer avec votre petite fille, toujours toutes seules, et j’ai vraiment envie de vous aider », me dit-elle.
C’est fou parce qu’en occident, y’a rien de plus normal que de voir un enfant géré par sa mère. Mais à quel prix ? Inégalités salariales, dépression post-partum …
D’ailleurs quand j’étais plus jeune je pensais que la dépression post-partum c’était un genre de grand vide… la mère vient de donner toutes ses forces à accoucher et donc ensuite c’est le vide…
Alors que… pas du tout. La dépression post-partum c’est la conséquence de l’isolement qui frappe la mère. On lui donne une tâche impossible (gérer un enfant) et après on s’étonne de la dépression :
« L’idée de deux personnes s’occupant seules d’un enfant est tout simplement absurde. Complètement absurde, ajoute John. Deux personnes assument tout le travail qui incombe à plusieurs personnes. » David Lancy compare cette approche de la parentalité à ce qui se produit lorsque le blizzard piège une mère et son enfant, seuls, dans une maison. L’isolement oblige la mère à être la seule camarade de l’enfant, sa seule source d’amour, son seul lien social, son seul divertissement et sa seule stimulation. Ces conditions entraînent tension et épuisement.
Voilà. En vrai on pourrait s’arrêter ici. Si y’a un seul truc à retenir c’est que ce n’est absolument pas normal de devoir s’occuper d’un enfant à un ou deux.
Mais ce n’est pas tout…
Pourquoi cette obsession du sommeil ?
Tu as dû t’en rendre compte : nous avons un rituel du sommeil avec les enfants. On leur dit d’aller se coucher, ils ne veulent pas… ça finit en larmes.
Mais la question c’est pourquoi on fait ça ?
On trouve ça bizarre que l’enfant soit réfractaire mais toi… tu aimerais qu’on t’impose une heure de sommeil ?
Qu’on te la conseille, d’accord, mais qu’on te l’impose. Ferme les yeux et imagine que ce soir t’as quelqu’un de plus fort physiquement que toi et dont tu dépends pour vivre qui commence à te dire ce soir tu vas te coucher à 23 heures 30.
Est-ce que vraiment ça se passerait bien ? Et en admettant que oui… est-ce que ça se passerait bien toute l’année, si tous les jours ça se passait ? Il y aurait immanquablement un jour où tu pèterais un câble.
Alors pourquoi avons nous cette obsession pour les heures fixes ?
La première partie de la réponse ne va pas t’étonner : nous avons standardisé le monde.
Depuis la révolution industrielle, nous ne pouvons plus choisir librement nos manières de dormir. D’ailleurs, avant ça, les gens dormaient très rarement d’une traite. La plupart des gens ont un rythme de sommeil “naturel” en deux phases d’environ 4 heures. Avec une grosse pause de 1 à 4 heures entre les deux.
Si, comme moi, il t’arrive de te réveiller au bout d’environ 4 heures de sommeil puis de ne plus pouvoir dormir… tu n’es pas victime d’insomnie, tu es simplement dans ton rythme naturel de sommeil. Sauf que… si tu as un job avec un horaire fixe… ça coince.
Idem pour l’école : il y a une heure de début pour tout le monde. Donc on l’impose aux enfants.
Mais il y a une deuxième partie de réponse plus étonnante : nous avons hérité nos conseils d’éducation de personnes qui gérait des enfants abandonnés.
Christina entreprit donc un projet considérable. Elle lut et analysa plus de 650 livres et manuels de puériculture, datant parfois du milieu du XVIIIe siècle ; autour de cette époque, les « experts » se mirent à écrire des manuels pour « parents intelligents » et le domaine de la pédiatrie émergea comme une discipline à part entière.
Le livre résultant de ses recherches, intitulé Dream Babies, retrace l’histoire de l’éducation des enfants, de John Locke au XVIIe siècle à l’émergence de William et Martha Sears dans les années 1990.
La conclusion du livre révèle un énorme mensonge : la plupart des conseils éducatifs aujourd’hui en circulation ne se fondent ni sur des « études scientifiques ou médicales » ni sur des savoirs traditionnels transmis de mère en mère au fil des siècles.
Au lieu de cela, une grande partie de ces informations proviennent de brochures vieilles de plusieurs siècles – souvent écrites par des médecins hommes – destinées aux hôpitaux pour enfants abandonnés, où des infirmières s’occupaient en même temps de dizaines, voire de centaines de bébés. À travers ces brochures, les médecins essayaient essentiellement d’industrialiser les soins apportés aux nourrissons.
Ces médecins devaient s’occuper de centaines de bébés en même temps et ils ont naturellement industrialisé leur gestion. Avec notamment l’importance d’avoir tout le monde qui dort à peu près en même temps.
On retrouve d’ailleurs la même obsession dans les anciens hôpitaux psychiatriques où on s’acharnaient pour faire dormir les “patient·es” en même temps.
Alors ça a créé d’horribles conseils :
“Il faut les nourrir à heures fixes”
Pourquoi on a cette obsession, au point d’utiliser des minuteurs parfois ?
Ce conseil remonte à l’année 1748, lorsque le Dr William Cadogan rédigea un essai à l’intention des infirmières du Foundling Hospital de Londres, une institution qui accueillait près de cent bébés chaque jour.
Il est évident que le personnel ne pouvait nourrir (ni câliner) un tel nombre de bébés chaque fois qu’ils pleuraient (ou « à la demande », comme on dit).
Le médecin recommanda ainsi qu’on les nourrisse quatre fois par jour, puis deux à trois fois par jour à partir du troisième mois. William, qui avait commencé sa carrière en tant que médecin militaire, s’était dirigé vers la pédiatrie après la naissance de sa fille en 1746.
Et il entra dans ce domaine avec une conception misogyne de la parentalité : « C’est avec grand plaisir que je vois enfin la Préservation des Enfants devenir la Préoccupation des Hommes de Raison. À mon avis, cette Affaire a été trop longtemps, et fatalement, laissée à la charge des Femmes, dont on ne peut supposer qu’elles aient les Connaissances appropriés pour s’acquitter de cette Tâche. »
Voilà. C’est tout. Ça ne vient ni d’une étude scientifique, ni même d’une tradition : c’est juste un mec qui a voulu industrialiser la gestion des bébés.
“ Il faut les laisser pleurer”
Heureusement, au moment où j’écris j’ai l’impression que cette idée perd de plus en plus de terrain. Mais là encore ça vient du même contexte :
Si on laisse les bébés « s’endormir dans leur berceau et qu’on leur permet de se rendre compte qu’ils n’obtiennent pas ce qu’ils veulent en pleurant, ils s’y font immédiatement et, au bout de quelque temps, ils s’endorment encore plus facilement dans leur lit que sur les genoux », écrivait Dr John Henry Walsh dans son manuel d’économie domestique (Manual of Domestic Economy) en 1857.
“Il ne faut pas les laisser dormir avec vous”
En 1848, au mépris de dizaines de milliers d’années d’histoire, le Dr John Ticker Conquest mit en garde les mères contre l’habitude de bercer les bébés pour les endormir de peur qu’ils en deviennent dépendants.
Les spécialistes se mirent aussi à conseiller de séparer physiquement les bébés de leur mère pendant la nuit, et même de cesser de s’en occuper. « Bien qu’on reconnaisse le besoin instinctif du bébé pour la présence d’un parent, il était plus important de lui inculquer l’habitude bien commode de dormir seul dans un lit d’enfant »
La révolution du management
Comme tu le sais, nous ne sommes plus à l’âge industriel où le taylorisme est érigé en but absolu. Entre temps a émergé un autre outil : le management.
Il s’agit d’obtenir la productivité des salarié·es par la persuasion et l’optimisation plutôt que par les punitions.
Et avec tout ce modèle est advenue l’idée qu’il fallait préparer les bébés au monde de l’entreprise.
Bien sûr, ce n’est pas dit comme ça. Mais presque :
Les experts en éducation commencèrent à préconiser « l’utilisation de blocs, à la maison et à l’école, pour inculquer des valeurs comme l’ordre et des compétences en construction » et l’usage de « jeux de société pour améliorer les facultés de planification et de leadership »,
La suite tu la connais : le marché des jouets explose. Avec plein de jouets qui préparent à la “vie”. Au final, cette révolution est ancrée au point qu’on ne se rend même plus compte de la quantité astronomique de jouets qu’on achète à nos enfants.
Mais il y a un truc encore plus insidieux qui est arrivé. Comme je te disais, le management infuse l’idée selon laquelle on doit motiver les gens par la carotte plutôt que le bâton.
Alors on a fait pareil avec les enfants. On a inventé le compliment permanent.
C’est fou parce que, pour le coup, c’est quelque chose qui me “choque” à chaque fois que je vois des parents. Ça me choquait avant de découvrir dans le livre que ce n’était pas normal.
Je me demandais pourquoi on passait notre temps à leur faire des compliments pour des trucs nuls, même à leur échelle.
Pourquoi j’agis de la sorte ? Parce que dans les années 1980 et 1990, les livres, les articles de magazine, les psychologues et les pédiatres se mirent à expliquer aux parents que s’ils ne complimentaient pas leurs enfants, ad nauseam, quelque chose de terrible allait se produire : nous blesserions leur estime de soi naissante.
Sauf que, contrairement à l’idée reçue : les compliments n’augmentent pas l’estime de soi, ils peuvent même la baisser.
Rappelle-toi la semaine dernière quand on a parlé de motivation extrinsèque et intrinsèque… et bien un compliment c’est une récompense externe. Ça peut donc démotiver au lieu de motiver.
Ou plutôt ça fonctionne comme de la drogue : pour que l’effet de motivation persiste il faut en faire toujours plus.
Attention… arrêter les compliments à foison ne signifie pas se mettre à les critiquer. Mais on va plutôt jouer sur les leviers qui sont épanouissants comme : la reconnaissance, la sensation d’appartenir au groupe et l’autonomie.
On en reparlera mais un enfant aura une plus grande estime de lui si vous lui montrez qu’il est un membre à part entière de la société plutôt qu’en le complimentant.
Que valent les compliments en permanence quand, en même temps, dès que l’enfant a une idée on la rejette, dès que l’enfant veut participer aux mêmes activités que nous on le rejette, etc.
Que valent les compliments en permanence si en même temps il subit la police permanente de tout ce qu’il fait ?
Pire encore… dans un tel contexte, est-ce que le compliment n’est pas une forme insidieuse de contrôle ? Comme nos managers qui nous font des feedback positifs juste pour nous pousser à faire ce qu’ils veulent ?
Attention, il ne s’agit pas non plus de ne jamais les féliciter… mais comme on le ferait avec nos ami·es adultes : pas toutes les 2 minutes.
Nous nous pensons la norme
Pourquoi c’est si choquant quand on découvre les parentalités des chasseurs-cueilleurs ? Pour la même raison que quand on découvre leur sexualité… parce que nous nous croyons comme la norme humaine.
Quand un occidental découvre qu’un truc qu’il fait n’est pas l’ordre naturel des choses il a un petit moment de choc. Encore pire quand il découvre que ce n’est pas du tout la manière optimale de faire.
L’occident est si narcissique qu’il va même jusqu’à prétendre que le racisme est universel. Alors qu’il n’existe nulle part dans le monde de racisme antiblanc pourtant.
Il n’existe pas non plus de pays non occidental qui ait colonisé la planète…
La culture occidentale est bizarre. Et une de ses plus grandes bizarreries c’est de refuser cette bizarrerie.
Mais c’est un autre sujet…
Jsais pas si tu vas en parler dans le reste de la semaine, mais j'intuite un truc : j'ai l'impression que pas mal de parents commencent à comprendre certaines de ces choses, MAIS n'ont pas trop le choix que d'élever leurs enfants à deux (avec un soutien très occasionnel).
Or évidemment, gérer ses enfants de manière moins industrielle c'est encore MOINS gérable à seulement deux.
Autrement dit tant qu'il y a le facteur limitant du monde réel (où on n'en est vraiment pas à avoir des horaires libres et élever des enfants en polycules de 12 personnes), se baser sur des méthodes plus rationnelles va faire des parents en burnout.
Je fais une hypothèse hein, mais c'est ce qu'il me semble constater.