La lettre que j'aurais voulu écrire aux Charlie
En faisant mes recherches pour cette semaine d’emails, je suis tombé sur un texte de Danièle Obono. Je cherchais des déclarations islamophobes dans les médias et je suis tombé sur ça :
L’introduction de cet article est légendaire :
la députée de la France insoumise Danièle Obono, récemment prise pour cible dans une fiction raciste de l'hebdomadaire Valeurs actuelles, a été invitée sur BFMTV à expliquer pourquoi elle avait écrit dans un billet de blog , en janvier 2015, ne pas avoir "pleuré Charlie". L'occasion, pour la militante antiraciste radicale, d'adoucir son propos.
Donc on est juste après le moment où Danièle Obono a été représentée en esclave par Valeurs Actuelles mais c’est elle qui doit s’expliquer sur pourquoi elle était pas Charlie, 5 ans auparavant ?
C’est un cauchemar, sérieux.
Et donc j’ai été lire ce billet de blog.
Et… wow.
Ça m’a fait un choc.
Je sais que je suis pas fou, car j’en parlais à mes proches. Mais je crois que je n’avais jamais vu quelqu’un le dire en public.
Vraiment un énorme merci Danièle Obono (c’est pas la première fois que je le dis) d’avoir eu le courage de dire ce qu’on pensait.
Je te mets des extraits ci-dessous.
Pleurer. Organiser.
(…)
Au cours de ma déjà un peu longue vie militante, j’ai beaucoup ri (si, si) et un peu beaucoup pleuré (quand même).
(…)
J’ai pleuré les causes politiques, les nombreuses défaites, les quelques victoires.
La Palestine. Mandela. Obama.
Au cours des dernières 72 heures, j’ai pleuré, un peu, beaucoup, quand même.
J’ai pleuré, un peu, jeudi.
En pensant aux 12 personnes mortes. Aux centaines d’autres qui ne seront pas pleuré-e-s. Aux flambées d’amalgames, d’attaques, d’insultes, d’humiliations, de violences et aux difficiles batailles à venir.
En passant sans m’arrêter devant le rassemblement à la mairie de Montreuil où se trouvait peut-être ma chère Capucine. En faisant ma correspondance sans m’arrêter à République (note : l’arrêt de métro) où se trouvaient déjà certainement de nombreux autres camarades. En pensant que je ne pouvais tout simplement pas m’arrêter pour les rejoindre et partager avec eux ma peine et ma force. En pensant qu’il y a quelques années encore, je me serais arrêtée. Je les aurais rejoins. Comme ce 21 avril, il y a 13 ans.
Mais plus maintenant. Plus maintenant. Parce que, entre autres, Charlie, justement…
J’ai pleuré la solitude immense, le sentiment d’avoir perdu, encore un peu plus, peut-être définitivement, ma gauche.
En pensant à la personne que j’étais à 15 ans, il y a si longtemps maintenant, qui lisait Charlie et Le Canard les mercredis, à la bibliothèque municipale. Qui riait, un peu, ici et là. Qui organisait avec quelques autres, quelques temps plus tard, sa première manif, au lycée, contre la présence du Front national dans nos murs.
J’ai pleuré en écoutant pleurer ma Brune, qui a aimé Charlie, à 15 ans, il y a si longtemps maintenant.
Je n’ai pas pleuré Charlie.
J’ai pleuré, un peu, beaucoup, dans la nuit de samedi à dimanche.
Entourée des quelques ami-e-s et camarades avec qui nous formons désormais une nouvelle minorité : Pablo, Mandana, Félix…portant dans mes bras mon beau Nino.
En pensant aux ami-e-s et aux camarades qui sont devenu-e-s Charlie.
En ressentant l’insupportable violence politique, idéologique, symbolique de l’omniprésente et omnipotente injonction.
En lisant la liste interminable des terroristes venu-e-s des quatre coins de la planète et derrière lesquel-le-s allaient défiler ces Charlie.
(…)
J’ai pleuré en pensant à la signature de l’organisation à laquelle j’appartiens, dont je suis encore formellement une des dirigeantes, apposée à côté de celle de l’UMP pour appeler à cette manif en proclamant « Nous sommes Charlie : Défendons les valeurs de la République ! »
En pensant au si petit nombre de camarades signataires de la déclaration « Nous n’irons pas à la manif ce dimanche » et au si petit nombre d’autres qui l’ont inspirée et rendue possible. Merci Julien, Stathis, Nico, Antoine.
En lisant le tract du PCF/Front de gauche appelant noir sur blanc à l’unité nationale. En me rappelant l’émotion ressentie, aux côtés de Pierre et Jean-Luc, fendant la foule de plus de 6000 personnes pour rejoindre la tribune du meeting, ce mardi soir 7 février 2012 à Villeurbanne. En me rappelant les mots de Jean-Luc, à cette autre manif, incroyable, immense, magnifique, ce 18 mars 2012 : « On se cherchait, on s’espérait, on s’est retrouvé ! ». Et on s’est reperdu…
J’ai pleuré en pensant à tous les reculs, toutes les défaites, tous les choix et les décisions politiques des 10-15 dernières années qui nous ont amenés à ce point.
A toutes les jeunes filles exclues (ou poussées vers la sortie) de l’école, du parti, des manifs. Humiliées, insultées, sans recevoir notre soutien ni notre solidarité majoritaires. Voire avec l’assentiment ou à l’instigation de certain-e-s des nôtres.
A toutes les fois où ma gauche s’est refusée de parler d’islamophobie, de ne serait-ce que prononcer le mot. Toutes les fois où elle s’est refusée à se mobiliser contre les lois islamophobes.
Toutes les fois où des camarades ont défendu, mordicus, les caricatures racistes de Charlie Hebdo ou les propos de Caroline Fourest au nom de la « liberté d’expression » (des Blanc-he-s/dominant-e-s) ou de la laïcité « à la Française ».
(…)
J’ai pleuré en me rappelant le jour où je me suis devenue Noire. Et celui où je suis devenue « intersectionnelle ». La première fois que j’ai été face à face avec le racisme et les privilèges de Blanc-he-s de celles et ceux que je considérais dans leur majorité comme mes « camarades ».
L’instant où je me suis rendue compte qu’il y avait bien un « eux » et un « nous » et que j’étais aussi « eux », ces « Autres », et pas tout le temps « nous ». Le moment où je me suis fait dire que j’étais, à la rigueur, « légitime » pour m’occuper de tels sites, assemblées, thématiques et autres commissions mais certainement pas pour représenter ma sensibilité dans certaines instances de direction ou à la tribune de meetings ou de manifs.
J’ai pleuré le suicide de ma gauche. J’ai pleuré les prochaines luttes, encore plus dures, qu’il faudra mener, y compris contre cette gauche-là. J’ai pleuré le sentiment que, pour partie, je ne regrettais pas d’avoir perdu cette gauche-là.
Aujourd’hui, j’organise.
Mes commentaires
Note : on est deux ans après l’affaire Dieudonné et elle va faire une mise en parallèle beaucoup trop courante. Sous-entendant presque qu’on aurait dû le défendre, lui.
C’est d’ailleurs une discussion que j’ai beaucoup eue à l’époque. Les gens se scandalisaient que Dieudonné ait été censuré et que maintenant on érige la liberté d’expression. Je répondais que oui c’est hypocrite mais que la solution c’est pas de soutenir Charlie et Dieudonné. La solution c’est de condamner les deux.
Je ne t’ai pas recopié cette partie.
Pour le reste, vraiment j’aurais pu tout signer tel quel.
Dernier point… je suis quand même rempli d’espoir en lisant ça : certes, 10 ans après on ressent encore les dégâts immenses du mouvement Je suis Charlie. Mais, entre temps, La France Insoumise a purgé les membres les plus islamophobes (Kuzmanovic, Tatiana Ventose, etc). Puis Mélenchon lui-même a fait une cure de désintoxication.
Il faut se rappeler du Mélenchon islamophobe. On a trop vite oublié alors que c’était encore le cas en 2017. Il a fallu un vrai travail de l’intérieur, d’éducation, mené par des personnes racisées au sein de LFI.
J’espère d’ailleurs que ce travail aura lieu également pour l’antisémitisme…
Le texte original
Si tu veux le retrouver en entier c’est par ici :
https://camaradobono.wordpress.com/2015/01/11/pleurer-organiser/