La déshumanisation des autistes dits profonds
On l’a vu : il n’y a pas de profondeur d’autisme. La seule chose qui existe ce sont des personnes plus ou moins handicapées relativement au contexte dans lequel elles sont immergées.
Mais pourquoi est-ce si important pour le validisme de maintenir cette idée ? Pourquoi, même après qu’on ait découvert qu’Asperger était un collaborateur nazi (membre de la ligue nazie des médecins) son idée phare est restée en place ?
L’idée d’Asperger est simple : selon votre niveau d’intelligence vous avez une valeur malgré votre autisme. Une intelligence trop basse et c’est la mort.
Notons au passage que comme il n’imaginait pas qu’une femme puisse être intelligente il n’a même pas essayé de mesurer l’intelligence des filles autistes, contrairement aux garçons, il les a directement envoyées à la mort.
La valeur d’un humain ne devrait pas se mesurer à son intelligence. En tout cas si valeur veut dire le droit d’exister et d’avoir accès à des droits.
Surtout que le concept d’intelligence est souvent teinté d’un gros biais culturel.
Mais, souvent, l’eugénisme moderne comprend que l’intelligence est un sujet délicat et donc va nous dire oui mais les gens ne sont pas heureux, on doit leur éviter cette vie de misère
La trisomie 21 et le bonheur
En 2011 on a étudié le bien-être des trisomiques 21. Le résultat a surpris tout le monde : les trisomiques expérimentent des pics de bonheur particulièrement intenses.
Mieux encore :
99% ont déclaré aimer leur vie
97% ont déclaré s’aimer soi-même
96% ont déclaré aimer leur apparence
Ce sont des chiffres bien supérieurs aux chiffres qu’on obtient en population générale ! Comme toujours, une seule étude ne permet pas de conclure définitivement, mais qui aurait parié sur un seul résultat comme ça ?
Cela conduit Chapman à proposer que leur bien-être pourrait aussi être conditionné par leur profil cognitif – et, dans ce cas, ce serait le handicap cognitif lui-même qui contribuerait positivement au bien-être.
Cela laisse donc place à une certaine nuance.
La diabolisation de certaines formes de neurodivergence, ainsi que les suppositions généralisées sur la valeur d’une vie associée à certains diagnostics, alimentent la discrimination, la stigmatisation et, comme Chapman le montre, influencent également le bien-être collectif.
On peut donc soutenir que la qualité de vie d’une personne neurodivergente dépend en grande partie d’autres facteurs que du diagnostic lui-même.
Et nous avons, en tant que société, le pouvoir de contrôler et d’améliorer ces facteurs.
Surtout que, l’arnaque de cette hiérarchie par le bonheur c’est que y’a des personnes sans aucun handicap qui sont profondément malheureuses. Et on propose pas pour autant de les hiérarchiser.
On ne jette pas sur elles un regard condescendant.
Les personnes muettes sont déshumanisées
En anglais le mot dumb veut dire idiot·e.
Mais ça n’a pas toujours été comme ça. À l’origine ça voulait dire muet·te.
Alors comment on passe de muet à idiot ?
Parce qu’on a longtemps associé l’intelligence à la parole. D’ailleurs, je ne devrais pas parler au passé : c’est toujours le cas.
Beaucoup d’autistes non-oralisant·es écrivent à quel point les gens partent du principe qu’iels sont moins intelligent·es.
Parce que la personne ne parle pas à l’oral alors on se dit qu’elle n’a tout simplement pas de pensée.
Résultat ? On ne se donne même pas la peine de démocratiser les outils de Communication Alternative et Améliorée (AAC en anglais).
Pire encore, on retrouve cet effet d’ignorance du curb-cut effect. Tu sais, le phénomène qui fait que souvent quand on améliore l’accessibilité pour un groupe de personnes on facilite la vie de tout le monde.
J’ai encore tiré contre mon camp.
Quand j’étais en école de commerce, y’a une Startup qui marchait super bien dans l’incubateur de startups : Auticiel. Elle proposait précisément des solutions de communication alternative améliorée. Que ça soit avec des applications ou même des tablettes dédiées.
Et moi… je me suis toujours demandé pourquoi c’était autant mis en avant dans l’incubateur. J’étais presque jaloux (moi aussi j’avais une boîte). Alors que bon…
Bien sûr que ça répond davantage à un besoin que ma boîte de recrutement de l’époque
Je ne me rendais pas compte que ça pouvait me servir à moi aussi
Parce qu’il se trouve que la plupart du temps je suis oralisant… mais pas quand je fais des shutdowns. Dans certaines périodes de ma vie, j’ai passé facilement 10 heures par semaine de mutisme situationnel… ça m’aurait servi d’avoir de telles applications.
Je te raconte ça pour souligner ce qu’on avait déjà montré hier : faire croire que l’accessibilité concerne un petit nombre de personnes conduit des personnes concernées (mais dans une ampleur moindre) à la mépriser au lieu de l’endosser.
Les thérapies de conversion
Le validisme, donc, est utilisé depuis un certain temps comme moyen de séparer celles et ceux jugé·es « déviant·es » du reste de la société.
En 1952, la première édition du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM) incluait l’homosexualité sous la catégorie de “trouble de la personnalité sociopathique”, ainsi qu’une sous-catégorie intitulée “déviant sexuel”, qui comprenait le travestisme et la transsexualité.
Bien que l’homosexualité ne soit plus officiellement considérée comme une condition psychiatrique, cette pathologisation de l’identité sexuelle illustre le pouvoir avec lequel le validisme est utilisé pour médicaliser et discriminer celles et ceux qui vivent d’une certaine manière, tout en soulignant la façon dont le traitement réservé à ces groupes peut fluctuer au fil du temps.
Ça ne s’arrête pas là. Tu as probablement entendu parler des thérapies de conversion ? Elles ont été interdites en 2022 en France. Ça consistait à essayer de guérir l’homosexualité grâce à une psychothérapie.
Et bien il se trouve qu’une des personnes qui a inventé ça dans les années 70 c’est Ole Ivar Løvaas.
Or, ce même Ole Ivar Løvaas est aussi la personne qui a inventé la thérapie ABA. La thérapie ABA est une “thérapie” consistant à torturer les enfants autistes, parfois avec des chocs électriques, mais parfois “juste” avec de la violence morale. L’idée c’est que le “thérapeute” va te punir quand tu te comportes de manière autistiques, jusqu’à ce que tu ne le fasses plus.
Beaucoup de parents adorent ça et disent que ça a guéri les enfants. Les mêmes enfants, à l’âge adulte racontent qu’ils ont désormais un syndrome de stress post traumatique (sans surprise) et que ça les a juste poussé à cacher leur autisme.
Mais alors… comment les parents en arrivent à torturer leurs enfants autistes et s’en réjouir au point de faire des livres :
L’optimisme cruel
Margaret Gibson et Patty Douglas expliquent la malveillance au cœur de ce projet en utilisant la théorie de l’“optimisme cruel” de Lauren Berlant.
L’idée c’est que le sentiment désespoir va faire passer la maltraitance pour de la bienveillance. C’est fondamental de garder ça en tête. Y’a notamment une maman noire qui m’a fend le coeur car elle explique qu’elle savait que la thérapie ABA était une violence pour son fils, qu’elle n’a jamais cru que c’était autre chose qu’une violence MAIS qu’elle l’y a envoyé pour pas qu’il ne se fasse assassiner par la police en ayant l’air autiste dans la rue.
Ole Ivar Løvaas a réussi à embarquer les parents dans son projet délirant par le biais du désespoir.
Or, ce désespoir il vient directement de la déshumanisation des autistes concerné·es.
On s’invente que l’autisme est un drame… puis on justifie des comportements violents pour protéger la personne.
Ces dernières années, cette recherche de la guérison a conduit des parents à administrer des substances comme le dioxyde de chlore (semblable à l’eau de Javel) par voie orale, dans des bains ou par lavements — un traitement connu dans certaines communautés sous le nom trompeur de « solution minérale miracle » (Miracle Mineral Solution).
(…)
Au début des années 2000, une autre proposition pour « guérir » l’autisme est apparue dans certaines églises.
En 2003, la presse a révélé qu’un enfant autiste avait été tué lors d’un “exorcisme”, mené dans le but de le sauver de ce que la communauté considérait comme une “possession démoniaque”.
Les meurtres d’enfants autistes sont acclamés
Dans We’re not broken : changing the autism conversation, Eric Garcia raconte :
De plus, si l’autisme est perçu comme une tragédie, certains parents se sentent alors entièrement justifiés de faire tout ce qui est possible pour “guérir” leur enfant de ce mal supposé — y compris leur faire boire de l’eau de Javel ou les soumettre à des régimes extrêmes, les blessant ou les tuant parfois dans le processus.
Tristement, des histoires aussi extrêmes sont bien trop courantes.
Et souvent, les parents qui tuent leur enfant autiste bénéficient d’une certaine clémence, à la fois devant la loi et dans l’opinion publique.En 2013, Alex Spourdalakis, un adolescent de 14 ans, a été drogué puis poignardé à plusieurs reprises par sa mère, Dorothy, et sa marraine, Agatha Skrodzka.
Mais en présentant un reportage sur ce meurtre dans l’émission CBS This Morning, Gayle King a déclaré :« Cette affaire est extrême, mais elle met en lumière les difficultés de centaines de milliers de familles confrontées à l’autisme. »
De même, Polly Tommey, qui a produit un documentaire sur le meurtre d’Alex Spourdalakis, a affirmé :
« Dorothy était comme n’importe quelle autre mère d’enfant autiste, désespérée d’obtenir de l’aide pour son fils » et que « sa mort n’aurait pas dû arriver. C’est arrivé parce qu’il n’y avait rien de prévu pour lui. »
La chaîne NBC locale a déclaré que les deux femmes avaient tué le garçon
« pour mettre fin à la souffrance de l’adolescent due à l’autisme ».
Trois ans après le meurtre, la mère et la marraine d’Alex Spourdalakis ont plaidé coupable d’homicide involontaire et ont été libérées de prison quelques jours plus tard.
Des cas comme ça y’en a eu aussi en France et, à chaque fois, le plus choquant c’est que l’opinion publique se range du côté du parent qui a tué. Comme si c’était un acte de compassion.
Lutter contre la déshumanisation et la dramatisation est une urgence
Voilà pourquoi c’est si important que les autistes vues comme valables se solidarisent des autres. Mais pas que. C’est aussi important qu’on ait des allié·es allistes, des personnes qui juste se solidarisent par humanité.
Des personnes qui disent non mais attendez, aucun enfant ne mérite d’être assassiné parce qu’on estime qu’il a une vie trop difficile.
Des personnes qui disent les autistes sont des humains qui ont la même valeur que les autres.
Il ne s’agit pas de nier que certaines personnes autistes sont lourdement handicapés dans le contexte de notre société. Il s’agit de refuser de surdramatiser et de profiter de cette dramatisation pour se permettre les comportements les plus inhumains. Car, même sans aller jusqu’à la mort, les autistes dits profonds se plaignent régulièrement d’être traité·es comme moins bien que des animaux dans les institutions.
Tout ça avec notre silence et donc notre autorisation.


