Dans son clip Lemon Incest, interprété en 1983, Serge Gainsbourg est étendu sur un grand lit, penché sur sa fille de 12 ans, Charlotte, allongée à ses côtés, en chemise et culotte, les bras nonchalamment repliés au-dessus de la tête. La voix éraillée et à peine audible de Charlotte, son visage enfantin, contrastent avec son attitude alanguie.
Elle susurre : « L’amour que nous ne ferons jamais ensemble est le plus beau, le plus pur, le plus violent, le plus enivrant ». Comme transporté, Gainsbourg secoue la tête avec morgue, lui jette des regards possessifs et psalmodie : « Exquise esquisse, délicieuse enfant, ma chair et mon sang… »
Non content du scandale provoqué par Lemon Incest, Gainsbourg récidive en 1986 avec Charlotte forever, qu’il interprète avec Charlotte, alors âgé de 15 ans. L’atmosphère romantico-érotique y est encore plus insalubre : le père regarde sa fille allongée à moitié nue sur un lit, il se balade sur la plage avec elle, la soulève dans la mer, lui touche le visage avec un gant en cuir noir… La voix de Charlotte s’étrangle : « Papa, j’ai peur de goûter ta saveur… »1
La même année, Charlotte Gainsbourg remporte le César du meilleur espoir féminin. Elle a 15 ans. À l’annonce de sa victoire, son père l’embrasse deux fois, sur la bouche.
Avant de lire Ce que Cécile sait, je n’avais aucune connaissance de cette histoire.
Moi, ce que je savais c’est que Gainsbourg avait manipulé France Gall, en lui faisant chanter un texte avec un double sens sucette/fellation :
— France Gall : Je l’ai enregistrée très, très, très innocemment. Contrairement à ce qu’on a pu dire. Je suis partie au Japon pendant que le disque sortait à Paris. Les programmateurs de radio ont hurlé : « Elle est complètement folle, elle va se ridiculiser ». Moi, je n’en savais rien. Et quand je suis revenue, je n’osais plus sortir de chez moi. Je n’osais plus faire de radio, plus de télé.
— Philippe Constantin : Vous voulez dire que vous n’aviez aucune idée du contenu réel de cette chanson ?
— France Gall : Absolument, oui. Mon imprésario, le coquin, le savait très bien. Mais il n’en a jamais rien dit.
Tout se passe devant nous et nous donnons notre bénédiction
Pour humilier une France Gall de 18 ans alors qu’il en avait bientôt 40, il fallait que Serge Gainsbourg trouve des complices en chacun·e de nous. Personne ne l’a dénoncé alors que France Gall avant sa mort dira c’était horrible, ça a changé mon rapport avec les garçons.
Tout ça procède d’un mécanisme qu’on appelle l’exhibé-caché.
L’hyperparadoxe c’est que c’est par cet exhibition que l’inceste parvient à se cacher. Parce que, Serge Gainsbourg, nous insensibilise progressivement. Comme un anesthésiant. Au début c’est une chanson Lemon Incest puis c’est tout un album Charlotte Forever, puis c’est l’embrasser en public, etc.
Au final on se dit non mais c’est Serge Gainsbourg, il est comme ça.
Un peu comme on fait avec Trump. Même les gens les plus opposés à lui s’habituent.
Comme le dit Cécile Cée
L’inceste n’existe pas, même quand il se déroule sous nos yeux2
Si nous ne voyons pas l’inceste chez Serge Gainsbourg alors nous ne le voyons nulle part.
Et ce n’est pas juste parce que c’était y’a quarante ans.
Aujourd’hui encore des gens (ex: Pascal Praud et ses chroniqueurs sur un plateau) défendent la chanson Lemon Incest comme étant magnifique et géniale. Le génie de Gainsbourg est là : sa capacité à commettre ses atrocités en public, en créant de la sidération. C’est à la fois trop gros et trop petit pour nous faire réagir. Alors on choisit la gêne ou le rire (ou les deux à la fois).
L'aveuglement sur le cas Gainsbourg est affolant. Il est symptomatique de la virtuosité des incesteurs et incesteuses à se faire passer pour ce qu'iels ne sont pas. Et symptomatique de la méconnaissance totale des mécanismes incestueux dans la société, incapable de repérer les signaux faibles comme forts qui s'accumulent autour de ce cas.
(…)
« Ensuite, il faut comprendre que l'inceste n'est pas seulement le passage à l'acte génital mais aussi le vécu d'une cellule familiale dysfonctionnelle et pervertie dans son ensemble par l'agresseur: ce dernier fait de la cellule familiale un système agresseur qui permet le passage à l'acte.»
Gainsbourg, en parvenant à devenir le symbole d'un certain esprit français, «irrévérencieux», «subversif», etc. a réussi le tour de force de faire de la France entière ce système familial incestueux et dysfonctionnel qui empêche la victime de parler, et même de conscientiser.
Il a fait de nous les affidés de ses passages à l'acte, intimant à ces intervieweurs l'ordre de se taire et de cesser les questions. Et la France continue de s'endormir avec la ritournelle de la famille parfaite encore et toujours chantée par Charlotte lors de l'ouverture de la Maison Gainsbourg - financée à coup de deniers publics par la Région Île-de-France, et labellisée « maison des illustres» par le ministère de la Culture en 2024.3
L’image de l’inceste heureux
Le pire c’est que quand, nous, on reçoit la chanson de Gainsbourg avec déni, les incesteurs, eux, la comprennent très bien.
Voici ce que raconte Betty Mannechez, victime de viols régulier par son père : Dennis Mannechez :
Pour tout le monde, il s’agit d’un morceau d’anthologie de la chanson française, pas pour moi ! La raison en est simple, c’était la chanson préférée de mon père qui la chantait en duo avec Virginie.
« L’amour que nous n’f’rons jamais ensemble
Est le plus rare, le plus troublant
Le plus pur, le plus enivrant… »
Dans la bouche de Serge Gainsbourg et de sa fille, c’est une provocation. Dans la tête de mon père, c’était une validation de son modèle.
Puisque même les meilleurs le chantent, c’est que l’inceste est « la plus belle chose du monde ». Sauf que Gainsbourg précisait bien : « l’amour que nous n’f’rons jamais ensemble ». Denis Mannechez ne devait pas entendre ce passage. Totalement décomplexé, le « pacha », qui dispose de trois « femmes » à son service !
Ce qui est fou c’est que même la victime donne le free pass à Gainsbourg : lui n’était pas un père incestueux, c’est son père qui comprendrait mal Gainsbourg. Alors que son père comprend au contraire très bien.
Mais le plus sordide n’est pas là. Betty avait une soeur : Virginie. C’était la préférée du père. Si bien qu’il a fini par vivre en concubinage avec elle. Les deux auront un enfant (qui a donc le même père et grand-père à la fois).
Lors du procès Virginie va défendre son père. On va alors avancer la théorie de l’inceste heureux et consenti.
Sous prétexte qu’à 30 ans elle veuille continuer la relation, on oublie que tout ça a commencé à un âge où elle ne pouvait consentir :
Les avocats de Denis Mannechez, dont Éric Dupond-Moretti, avaient plaidé un « inceste heureux » et demandé à la cour de laisser le couple Denis-Virginie vivre en paix leur amour hors norme, soutenus par Virginie et les membres de sa famille.
Il sort libre du procès d'Amiens et retourne vivre auprès de Virginie et leur fils. Cette dernière affiche pendant le procès un soutien indéfectible à son père et affirme « Je l'aime, je ne l'ai jamais considéré comme mon père ».4
Trois ans après… Denis assassine sa fille et son employeur qui l’avait hébergée. Virginie avait essayé de fuir, après avoir annoncé à son fils que son père était aussi son grand-père.
Cette histoire… Cecile Cée la raconte pour montrer le continuum entre ces imageries de l’inceste heureux des chansons de Gainsbourg et l’inceste sordide. Mais surtout parce qu’elle se déroule… entre 2011 et 2014 (le procès et l’assassinat, j’entends, parce que sinon l’inceste se déroule entre 1995 et 2014).
Ce n’était pas y’a 40 ans.
Ça se passe juste avant #metoo. C’était presque hier.
Ce que Cécile Sait
Ce que Cécile Sait - Cécile Cée