Aujourd’hui je te partage un extrait de :
Émanciper l’enfance : comprendre la domination adulte pour en finir avec la violence éducative
La notion d'éducation est une construction qui s'établit sur le postulat, indémontré donc, que les enfants sont incapables d'apprendre les savoirs et savoir-faire essentiels à leur survie et à leur épanouissement au sein de leurs communautés, qu'ils ont par conséquent besoin que ces apprentissages fondamentaux soient pris en charge et rationnalisés par la société, donc qu'ils ont besoin d'être éduqués et que, s'ils ne le sont pas, leur développement et leur intérêt sont gravement compromis.
En effet, l'enfance est conçue comme une défaillance, une incomplétude, une vulnérabilité, un handicap, qu'il s'agirait de pallier par des prothèses éducatives, garantes de son développement adéquat. L'éducation est ainsi toujours présentée comme un besoin de l'enfant et jamais comme un besoin des adultes, ce qu'elle est pourtant. L'intérêt de l'enfant étant posé comme l'horizon de tout effort éducatif, tout groupe humain a le devoir d'organiser l'éducation de ses jeunes.
La matrice de la relation adulte-enfant
Il va de soi que ce sont les adultes qui éduquent. La relation d'éducation est toujours une relation asymétrique qui institue une hiérarchie entre ses termes. L'éducateur domine et l'éduqué se soumet. Cette hiérarchie se traduit ontologiquement et juridiquement : l'être de l'enfant, son point de vue, ses désirs, sa sensibilité, sa volonté ont moins de valeur et la personne de l'enfant a moins de droits.
Cette relation hiérarchique implique, pour l'adulte, un devoir d'éduquer s'il est responsable d'un enfant, et pour l'enfant, une obligation de se conformer à l'éducation exercée par celui qui a autorité sur lui. Ce devoir d'éduquer se révèle d'ailleurs un piège pour les parents ou les enseignants qui font des choix éducatifs alternatifs; ils peuvent être accusés de manquer à leur devoir.
La relation d'éducation semble même épuiser toute relation qu'un adulte et un enfant peuvent avoir, elle en est la matrice, les adultes ayant tendance à adopter, par réflexe, face à tout enfant, une attitude d'éducateur. L'enfant est alors quasiment réduit à son prétendu besoin d'éducation; il n'est plus qu'un « éducable ».
Mais qu'est-ce donc qu'éduquer? Éduquer se manifeste principalement en interventions sur l'enfant dans le but d'obtenir certains comportements et aptitudes de sa part. Pour les parents, l'éducation se fait plutôt en mode pilotage automatique, ou en mode reproduction sociale. Parfois, elle s'improvise, tâtonne, avance et recule, mais jamais ne s'arrête.
Tous les adultes, parents ou pas, éduquent sans même y penser, par habitude, la présence d'enfants déclenchant en eux des automatismes éducatifs. L'important est qu'ils interviennent, peu importe comment, parce que c'est ce qui est attendu d'eux. On les surveille, même, pour s'assurer qu'ils sont bien en train de performer l'autorité auprès de l'enfant. D'autres éduquent avec l'aval de la science, ou la caution d'une autorité morale ou politique, Éducation nationale, collège de pédiatres ou de psychologues...
Pour les experts de l'éducation, on n'intervient pas n'importe comment, mais selon une règle, ou un programme, qu'idéalement on s'est fixé en amont, après mûre réflexion, débats d'idées et de valeurs, discussions d'experts, calculs des coûts et des profits, expéri-mentations, colloques universitaires, études scientifiques...
Le dénominateur commun de tous ces éducateurs, profanes ou experts, est essentiellement l'intervention dans tous les aspects de la vie d'un enfant, en vue de modeler tous ses comportements et son esprit.
Et quitte à intervenir, autant que ce soit efficace, d'où les sciences de l'éducation qui rationalisent et « taylorisent» la culture des enfants comme l'agronomie rationalise l'agriculture, la « scientification » de l'éducation naturalisant le « besoin » éducatif et participant à sa construction.
Un autre rapport aux enfants
Je soutiens qu'il est possible d'avoir avec un enfant des relations d'un autre type qu'éducatif et, même, que les enfants n'ont pas besoin d'éducation. Ce sont les adultes qui ont besoin d'éduquer. Pourquoi?
Essentiellement pour rejouer leur propre silencisation enfantine, pour perpétuer la domination adulte et des structures sociales hiérarchiques oppressives, fondées sur l'autorité, la domination, la violence.
Et pour légitimer ce besoin d'éduquer, ils élaborent toutes sortes de fantaisies sur la « nature » de l'enfant, ils construisent sa vulnérabilité et son incompétence sociale, alors même que la toute première compétence de l'enfant, dès l'implantation de l'embryon dans la matrice, est de créer des liens, car créer des liens est indispensable à sa survie.
Le geste éducatif contient un soupçon vis-à-vis de cette compétence relationnelle des enfants, compétence de l'existence de laquelle on doute profondément : le petit d'humain n'arriverait à rien si les adultes n'intervenaient pas de manière éducatrice assidûment, méthodiquement.
Ce soupçon est évidemment une croyance largement battue en brèche par diverses observations anthropologiques. Mais nous nous y accrochons férocement car elles sont l'ultime justification des oppressions que nous voulons continuer d'exercer à l'endroit des enfants.
Cette croyance ne peut se maintenir que par un aveuglement, une négation de la sensibilité et de la « conscience agissante» des enfants. Cette négation de leur sensibilité et de leur conscience est en même temps une négation de notre propre sensibilité et de notre propre conscience qui, depuis longtemps, sont mutilées.
C'est aussi pour cette raison que nous nous accrochons à la croyance de l'incompétence enfantine, voire à la croyance de la mauvaiseté des enfants; nous ne saurions, sinon, supporter la terrible trahison de nos propres parents, nous ne saurions supporter l'évidence que nous faisons du mal à nos enfants.
Nous disons alors que c'est « pour leur bien », un bien qui s'acquiert par un mal, qui n'en serait pas vraiment un puisqu'au bout du tunnel de l'enfance soumise aux rigueurs de léducation, il y aurait enfin l'accomplissement du destin humain.
Conclusion
Soupçonner, surveiller, contrôler, intervenir, corriger, inciter, menacer, punir sont la base du fait éducatif, et aussi celle d'une société autoritaire.
Plus les corps et les consciences sont opprimés et exploités, plus il faut de moyens matériels, humains, idéologiques pour les maintenir dans leur état. Le fait éducatif est un de ces moyens, sans doute le plus puissant, permettant d'intérioriser la domination et de réparti sur toute la population l'effort oppressif.
Les gouvernements du monde entier ont tous généreusement investi dans l'idéologie et les infrastructures matérielles qui leur permettent d'éduquer les populations qu'ils dirigent, de les « normaliser » et de maintenir ainsi une forme de soumission.
Une société hiérarchisée où des groupes privilégiés exercent une domination sur les autres ne peut se passer d'éduquer, car elle ne peut perpétuellement faire la guerre aux récalcitrants. Elle instille ainsi le poison de l'éducation, conditionnement a la soumission, dans le cœur des enfants; elle brise leur volonté, mutile leur sensibilité, viole leur conscience et leur fait croire que le bien, c'est cela.
On dit aux parents qu'il ne suffit pas d'aimer leur enfant et que leur devoir de parent est prioritairement de l'éduquer. On dit aux enfants que c'est par des efforts éducatifs que leurs parents leur témoignent le mieux amour et respect. Certes, Braunmühl a sans doute raison d'affirmer que l'amour est en plus et non « obligatoire ».
Le seul devoir de tous les adultes envers tous les enfants est de les respecter; car cela seul est un « droit opposable ». Mais quelle triste définition et construction de l'amour et du respect que la relation éducative ! Une définition que quelques-uns, peuple des insoumis et résistants au totalitarisme éducatif et à ses enjôlements, désobéissants à la « fausse loi d'amours» qu'est l'éducation, zadistes de l'enfance, rejettent avec la plus grande force.
Car ils savent par leur expérience singulière de non-éducation que les humains et leurs enfants n'ont pas besoin d'éduquer et d'être éduqués pour vivre et grandir ensemble, que la relation d'éducation est un appauvrissement des relations humaines et même une entrave, une source de malheur.